Messages de LXDRZVRV

Thucydide[26] représente le gouvernement de Périclès comme une sorte d’aristocratie, à laquelle on donnait le nom de démocratie, mais qui était, dans le fait, une principauté régie par le premier homme de l’État. Suivant plusieurs autres, c’est Périclès qui introduisit la coutume de faire participer le peuple aux distributions des terres conquises, et de lui donner de l’argent pour assister aux spectacles et pour s’acquitter de ses devoirs civiques[27] ; ce qui le gâta, lui inspira le goût de la dépense, le poussa à l’insubordination, et lui fît perdre l’amour de la sagesse et du travail. La cause de ce changement ressort des faits mêmes. On a vu que Périclès, afin de placer son nom sans désavantage en regard de celui de Cimon, commença par s’insinuer dans les bonnes grâces du peuple. Mais Cimon, possesseur de grands biens et de revenus de toute espèce, les employait au soulagement des pauvres, tenait table ouverte à tous venants, habillait les vieillards ; et il avait même fait enlever les haies de ses propriétés, pour que tous ceux qui le voudraient pussent en aller cueillir les fruits. Périclès, moins riche, et qui se voyait inférieur en popularité pour ce motif même, eut recours à des largesses faites avec les deniers publics : ce fut par les conseils de Démonide d’Œa[28], suivant Aristote. Il distribua à la multitude de l’argent pour assister aux spectacles, pour siéger dans les tribunaux, et d’autres salaires divers ; et bientôt le peuple fut séduit. Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; et il fit bannir Cimon, par la voie de l’ostracisme, comme partisan des Lacédémoniens, et comme opposé de cœur aux intérêts du peuple ; Cimon, c’est-à-dire un des hommes les plus nobles par la naissance, un des plus riches citoyens d’Athènes, un général qui avait remporté sur les barbares les victoires les plus brillantes, et qui avait rempli la ville des trésors et des dépouilles des vaincus, comme je l’ai écrit dans sa Vie[29]. Tant était grande sur la multitude l’influence de Périclès !
Cependant Périclès ne parlait qu’avec une extrême circonspection. Chaque fois qu’il montait à la tribune, il priait les dieux de ne pas permettre qu’il laissât échapper une parole contraire au but qu’il se proposait. Il n’a rien laissé d’écrit que des décrets ; et on ne cite même de lui qu’un bien petit nombre de mots remarquables. Ainsi, parlant de l’île d’Égine : « Il faudrait, dit-il, enlever cette tache de l’œil du Pirée[24]. » Et, sur un autre sujet : « Je vois la guerre accourir du Péloponnèse. » Sophocle[25], son collègue dans le commandement de la flotte, et qui naviguait avec lui, lui faisait un jour l’éloge de la beauté d’un jeune garçon. « Sophocle, lui dit-il, un général doit avoir les mains pures, mais les yeux aussi. » Stésimbrote écrit que, dans l’oraison funèbre qu’il prononça à la tribune, en l’honneur des guerriers morts à Samos, Périclès disait : « Ils sont devenus immortels comme les dieux. Car nous ne voyons pas les dieux ; mais les honneurs que nous leurs rendons, et les bienfaits que nous recevons d’eux, nous font sentir qu’ils sont immortels. Il en est de même des citoyens qui meurent pour leur patrie. »
Pour se former un style digne de sa personne, et comme un instrument à l’unisson de ses pensées, Périclès eut sans cesse recours aux leçons d’Anaxagore, et il trempa, pour ainsi dire, son éloquence dans la physique[21]. Heureusement doué par la nature, à la sublimité de ses sentiments, et à cette persévérante et efficace volonté, comme parle le divin Platon[22], qu’il avait puisées dans l’étude de la philosophie naturelle, il joignait l’art de tirer parti de tout dans l’argumentation : aussi l’emporta-t-il de beaucoup sur tous les orateurs de son temps. C’est de là sans doute que lui vint le surnom d’Olympien. Toutefois, plusieurs pensent que ce surnom lui fut donné à cause des monuments dont il enrichit la ville ; et d’autres, à cause de son habileté dans la science du gouvernement et dans celle des armes ; et rien ne s’oppose à ce qu’on en attribue l’origine à la réunion de tant de rares qualités. Quoi qu’il en soit, les poëtes comiques de l’époque n’ont pas manqué de lancer contre lui une foule de traits, tantôt sérieux, tantôt plaisants ; et tous témoignent que ce fut pour son éloquence principalement qu’on lui donna ce surnom ; car ils disent qu’il tonnait à la tribune, et qu’il lançait des éclairs, et que sa voix était la foudre[23]. On rapporte aussi un mot assez plaisant de Thucydide, fils de Milésias, sur la puissance oratoire de Périclès. Thucydide était un des citoyens les plus recommandables d’Athènes ; et presque toujours il s’était trouvé en opposition avec Périclès. Archidamus, roi de Lacédémone, lui demanda un jour lequel, de Périclès ou de lui, était le plus habile lutteur ; et Thucydide répondit : « Lorsque, dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est pas tombé ; tous voient ce qui en est, et pourtant ils finissent par le croire, et par le proclamer vainqueur. »
Dès ce moment, il embrassa une manière de vivre toute nouvelle. On ne le voyait plus passer dans les rues de la ville, que pour se rendre aux assemblées du peuple ou au sénat ; et il renonça aux banquets, aux sociétés, aux causeries. Tant qu’il fut à la tête des affaires, et il y demeura longtemps, il n’alla souper chez aucun de ses amis : un jour seulement, il assista au festin de noces d’Euryptolème, son cousin ; et encore se leva-t-il de table, aussitôt après les libations[17]. C’est qu’en effet, il n’est rien de plus dangereux, pour la grandeur, que la familiarité ; et quiconque vise à une haute considération ne se doit point prodiguer. Ce qui, dans la véritable vertu, paraît toujours le plus beau, c’est ce qui est le plus en vue ; et, si la vie extérieure des vrais grands hommes excite l’admiration du public, leurs familiers n’admirent pas moins leur vie intérieure. Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine[18], suivant le mot de Critolaüs[19]. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon[20], versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles.
Périclès avait, pour le peuple, une extrême répugnance dans sa jeunesse. On lui trouvait une certaine ressemblance de visage avec le tyran Pisistrate : les plus anciens de la cité remarquaient en lui la même douceur de voix, la même facilité de parole et d’élocution ; et ils s’en effrayaient. Riche, issu d’une grande maison, et lié avec des personnages puissants dans l’État, Périclès craignait de se voir bannir par l’ostracisme : il ne se mêlait donc point de politique ; mais, dans les guerres, il recherchait les périls, et il n’épargnait point sa personne. Aristide était mort, Thémistocle exilé, Cimon presque toujours occupé à des expéditions lointaines, quand Périclès commença à toucher aux affaires. Il se dévoua au parti du peuple, préférant, à l’aristocratie faible en nombre, la multitude pauvre, mais nombreuse. Ce n’est pas qu’il fût naturellement populaire, tant s’en faut ; mais sans doute il voulait éviter le soupçon d’aspirer au pouvoir suprême ; et puis il voyait que Cimon, tout dévoué à l’aristocratie, était l’idole des classes élevées et de tous les hommes bien nés : il se jeta donc dans les bras du peuple, pour y trouver sa propre sûreté, et pour s’en faire un appui et un instrument contre Cimon.
Un jour, à ce que l’on conte, on avait apporté de la campagne à Périclès une tête de bélier, qui n’avait qu’une corne. Le devin Lampon observa que cette corne partait du milieu du front, et qu’elle était forte et pleine : « Deux hommes, Thucydide[16] et Périclès mènent aujourd’hui, dit-il, les affaires de l’État ; mais tout le pouvoir se trouvera bientôt réuni entre les mains de celui chez lequel est né ce prodige. » Pour Anaxagore, il ouvrit cette tête ; et il fit voir que la cervelle ne remplissait pas la cavité destinée à la contenir, mais que, détachée de toutes les parois du crâne, elle s’était resserrée et allongée en forme d’œuf, vers le point où s’enfonçait la racine de la corne. Tous ceux qui étaient présents à cette démonstration admirèrent d’abord Anaxagore ; mais, peu de temps après, leur admiration se tourna aussi vers Lampon, car le parti de Thucydide fut renversé, et le gouvernement passa tout entier aux mains de Périclès. Au reste, il a fort bien pu se faire que, sur un même sujet, le physicien et le devin rencontrassent juste, l’un en expliquant la cause du phénomène, l’autre en en donnant la signification prophétique. Le premier devait, en effet, rechercher par quel principe et de quelle manière ce phénomène s’était produit ; et le second, dans quel but, et ce qu’il annonçait. Or, ceux qui prétendent qu’en découvrant la cause, on fait disparaître le prodige, ne s’aperçoivent pas que, par ce raisonnement, ils anéantissent, tout à la fois, et les signes qui nous sont envoyés du ciel, et les signes de convention créés par la main des hommes, comme le son des disques, la lumière des fanaux, l’ombre des gnomons : toutes choses imaginées dans un but, et préparées pour ce but, qui est un signe de convention. Mais ces réflexions trouveraient peut-être mieux leur place dans un autre ouvrage.
Ce ne sont pas là les seuls fruits que Périclès ait recueillis du commerce d’Anaxagore : il y apprit encore à se mettre au-dessus des craintes superstitieuses qu’inspire la vue des phénomènes célestes à ceux qui en ignorent les causes, et qui vivent, par l’effet de cette ignorance même, dans une agitation continuelle, et comme possédés d’une terreur sans raison ; tandis que l’homme éclairé par l’étude des lois de la nature éprouve, pour la divinité, une vénération pleine de sécurité et d’espérance, au lieu d’une dévotion superstitieuse et toujours alarmée.
Le poète Ion[14] dit pourtant que Périclès était plein de hauteur et de fierté dans ses manières ; qu’il se donnait de grands airs, et que l’on apercevait en lui une sorte de dédain et de mépris pour tout le monde ; tandis que Cimon était, dans le commerce habituel de la vie, un homme doux, affable, et qui savait s’accommoder de tout et à tous. Mais laissons là le poëte Ion, qui voulait que la vertu, de même qu’une représentation de tragédies, eût une partie satyrique[15]. Zénon, au contraire, quand il entendait des personnes dire que cette majesté dont s’enveloppait Périclès n’était qu’arrogance et que faste, les engageait à se donner une arrogance de la même nature ; parce que, disait-il, tout en affectant de grands airs, nous nous laissons aller à l’émulation de la grandeur réelle, et nous en contractons à notre insu l’habitude.
Périclès avait donc pour Anaxagore une considération toute particulière : il puisa, dans ses conversations, la connaissance des phénomènes de l’air et de toute la nature ; et c’est de là que lui vinrent l’élévation et la gravité de son esprit, son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche, le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, et de son habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent ; enfin, toutes les qualités qui faisaient de Périclès l’objet de l’admiration universelle. Un jeune homme débauché et sans éducation l’insulta et l’accabla d’outrages pendant toute une journée, sur la place publique : Périclès n’en continua pas moins d’expédier des affaires urgentes, sans répondre à ses injures. Quand le soir fut venu, il s’en alla tranquillement chez lui, toujours suivi des mêmes cris et des mêmes insultes ; puis, arrivé à la porte de sa maison, il ordonna à un de ses gens de prendre un flambeau, pour éclairer le jeune homme, et de le reconduire jusqu’à sa demeure[13].
Mais le philosophe dont Périclès fréquenta le plus la société, celui qui lui donna cette hauteur de ton et de sentiments un peu trop fière pour un État démocratique, cette noblesse, cette dignité dans les manières, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains nommaient l’Esprit, soit par admiration pour sa pénétration surhumaine et pour sa profonde intelligence de la nature, soit parce que c’est lui qui le premier attribua la formation et l’ordre du monde, non plus au hasard ni à la nécessité, mais à une intelligence pure et sans mélange, laquelle tira du sein du chaos et réunit entre elles toutes les substances homogènes[12].

Périclès assista aussi aux leçons de Zénon d’Élée, physicien de l’école de Parménide. Zénon portait, dans la controverse, une force de raisonnement, ou plutôt une subtilité d’arguties, qui embarrassait tous ses adversaires ; et c’est pourquoi Timon le Phliasien[11]) a dit de lui :

L’homme aux deux langues, puissance infaillible,
Zénon, vainqueur dans toute dispute.

La plupart des auteurs donnent à Périclès, pour maître de musique, Damon, dont le nom a, selon eux, la première syllabe brève ; mais, suivant Aristote, c’est à l’école de Pythoclide qu’il apprit la musique. Il paraît que ce Damon était un sophiste fort habile, qui se couvrait du titre de musicien, pour cacher au vulgaire son véritable talent. Il s’attacha à Périclès comme les maîtres d’escrime et les frotteurs d’huile s’attachent à l’athlète ; mais c’était pour le former à l’escrime politique. On s’aperçut, au reste, que la lyre de Damon n’était qu’un prétexte imposteur, sous lequel il cachait ses machinations sourdes et son dévouement à la tyrannie ; et, banni par l’ostracisme, Damon devint l’objet des sarcasmes des poëtes comiques. Platon[10], dans une de ses pièces, lui fait adresser cette question, par un de ses interlocuteurs :

Dis-moi d’abord, je t’en prie, n’est-ce pas toi,
Ô Chiron ! qui as fait, comme on le dit, l’éducation de Périclès ?

Périclès était de la tribu Acamantide, du dème de Cholarge ; et il descendait, par son père et par sa mère, des maisons les plus distinguées et des plus anciennes races. Xanthippe, celui qui vainquit à Mycale les généraux du roi de Perse[3], avait épousé Agariste, issue de ce Clisthène qui chassa les Pisistratides, et qui, après avoir courageusement détruit la tyrannie, institua des lois, et rendit à Athènes la concorde et la sécurité, par de sages réformes dans le gouvernement. Agariste songea qu’elle avait accouché d’un lion ; et, quelques jours après, elle mit Périclès au monde. Bien conformé dans tous ses membres, l’enfant avait seulement la tête un peu oblongue et mal proportionnée. C’est pour cela sans doute que presque toutes les statues de Périclès ont le casque en tête : les sculpteurs auront craint de faire ressortir ce défaut. Mais les poëtes athéniens l’appelaient publiquement Schinocéphale ; car le mot schinos est aussi employé pour skilla, oignon marin[4]. Un poëte comique, Cratinus[5], fait allusion à Périclès, dans ce passage de sa pièce des Chirons : « De l’union de la Sédition et du vieux Saturne, naquit un immense tyran, que les dieux appelèrent Cephalégérétas[6] ; » et dans celui-ci, de sa Némésis : « Viens, Jupiter hospitalier, tête fortunée[7]. » - « Périclès, dit Téléclide[8] ne sait plus que devenir : tantôt il demeure assis dans la ville, soutenant de ses mains son crâne pesant ; et tantôt, de son énorme tête, il fait jaillir un bruit de tonnerre. » Eupolis[9], dans ses Dèmes, suppose que tous les démagogues reviennent sur la terre, et il demande tour à tour leur nom à celui qui les ramène ; et, comme c’est le nom de Périclès qui arrive le dernier, il dit :

Enfin, la tête sort donc des enfers !

Tout œuvre de métier prouve une chose, c’est que l’homme qui s’est livré à une occupation inutile était parfaitement insouciant du vrai beau. Il n’y a pas un jeune homme bien né, qui, pour avoir vu le Jupiter de Pise, ou la Junon d’Argos, se soit pris du désir d’être Phidias ou Polyclète ; ou qui voulût devenir Anacréon, Philémon ou Archiloque, pour avoir lu avec délices leurs poésies. Car, encore qu’un ouvrage nous plaise à cause de ses grâces et de son élégance, ce n’est pas une raison pour que nous accordions nécessairement notre estime à l’auteur. Inutiles sont donc à ceux qui les voient les objets qui n’excitent aucune émulation, nul désir, nulle envie de les prendre pour modèles. La vertu, au contraire, fait sur nous, et instantanément, une tout autre impression : nous en admirons les exemples ; et nous nous sentons portés à imiter ceux qui les ont donnés. Ce qu’on aime, dans les biens de la fortune, c’est la possession, c’est la jouissance ; mais, dans la vertu, c’est l’exercice de la vertu même. Nous consentons, il est vrai, à recevoir les biens de la fortune des mains des autres ; mais les biens de la vertu, nous aimons mieux que les autres les tiennent de nous. Le vrai beau nous attire avec une force irrésistible ; il met tout d’abord en nous une énergie qui veut s’épancher ; et ce n’est pas là un pur instinct d’imitation : c’est l’adhésion de l’intelligence à l’entraînement qu’exerce sur nous la contemplation des actions vertueuses. Et voilà ce qui m’a engagé à continuer d’écrire ces Vies, et à composer ce dixième livre[2], qui contient la Vie de Périclès et la Vie de Fabius Maximus, celui qui soutint la guerre contre Annibal : deux hommes qui eurent mêmes vertus, et surtout même douceur, même justice, même patience à supporter les folies du peuple et de leurs collègues, et qui, tous les deux, ont également rendu à leur patrie les plus grands services. Avons-nous raison de les rapprocher ainsi ? c’est ce que fera voir le récit même.

PÉRICLÈS. (Né en l’an 494 environ et mort en l’an 429 avant J.-C.)

César voyant, à Rome, de riches étrangers qui allaient partout portant dans leur giron de petits chiens et de petits singes, et les caressant avec tendresse, s’enquit, dit-on, si, dans leur pays, les femmes ne faisaient pas d’enfants. C’était une façon tout impériale de reprendre ceux qui dépensent, sur des bêtes, ce sentiment d’amour et d’affection que la nature a mis dans nos cœurs, et dont les hommes doivent être l’objet. Puisque notre âme est naturellement curieuse et avide d’apprendre, n’est-il pas raisonnable aussi de blâmer ceux qui abusent de cette disposition, et qui la tournent vers des choses indignes de notre attention et de nos soins, insouciants de ce qui est vraiment beau et utile ? Les sens reçoivent une impression du contact des choses extérieures : c’est donc peut-être une nécessité que les sens s’arrêtent à considérer tout ce qui les frappe, utile ou non. Quant à l’entendement, il nous est aisé, si nous en voulons faire usage, de le tourner vers le but qui nous plaît, ou de l’en détourner à l’instant. Notre devoir est donc de poursuivre ce qu’il y a de meilleur ; et il s’agit, non-seulement de contempler le but, mais de trouver un aliment dans cette contemplation même. Les couleurs qui flattent le plus nos yeux, et qui sont comme l’aliment de la vue, se forment d’un agréable mélange de douceur et de vivacité : choisissons de même, pour notre esprit, des spectacles qui le charment, tout en le conduisant au bien qui lui est propre. Telles sont les actions vertueuses, dont le récit excite en nous une vive émulation et un désir de les imiter. Au reste, parce que nous admirons une chose, ce n’est pas toujours pour nous un motif de la faire ; et souvent même, en prenant plaisir à l’œuvre, nous méprisons l’ouvrier : ainsi, l’odeur des parfums et la vue de la pourpre nous causent du plaisir ; et pourtant nous mettons l’art du parfumeur et celui du teinturier au rang des professions mécaniques et des métiers. Aussi le mot d’Antisthène[1] est-il plein de sens. On lui vantait le talent du joueur de flûte Isménias : « Fort bien, dit-il ; mais c’est un homme de rien, sinon ce ne serait pas un excellent joueur de flûte. » Alexandre, dans un festin, avait touché du luth agréablement, et en homme qui s’y entendait : « N’es-tu pas honteux de jouer si bien ? » lui dit Philippe. C’est assez, en effet, pour un roi, qu’il fasse aux chanteurs l’honneur de les écouter, s’il en a le loisir ; et il accorde beaucoup aux Muses, lorsque seulement il veut bien assister comme spectateur à de tels exercices.

Le parallèle de Thémistocle et de Camille n’existe plus.
Camille présida ensuite à l’élection des consuls, qui furent, Marcus Émilius[65] pour les patriciens, et, pour les plébéiens, Lucius Sextius, le premier consul qui ait été pris dans le peuple. Ce fut la dernière action publique de la vie de Camille. L’année suivante, Rome fut affligée d’une peste, qui enleva une multitude de plébéiens et presque tous les magistrats de la cité. Camille en mourut aussi ; et, quoiqu’il fût dans un âge très-avancé[66], et bien que sa vie eût été pleine, autant que celle de pas un homme au monde, cette perte causa plus de regrets aux Romains que celle de tous les autres citoyens qu’avait emportés le même fléau.
Ce fut là le dernier exploit militaire de Camille ; car il n’eut qu’à se montrer en passant, pour prendre Vélitres[63], qui se rendit sans coup férir. Mais les affaires politiques lui réservaient encore une lutte violente entre toutes, et pleine de périls. Le peuple, devenu plus fort par ses succès, persistait à exiger, contre les dispositions de la loi en vigueur, que l’un des deux consuls fût pris parmi les plébéiens. Le sénat résistait avec fermeté ; et c’est lui qui empêchait Camille de se démettre de la dictature, espérant, à l’aide de cette autorité suprême, combattre avec plus d’avantage, pour les privilèges de l’aristocratie. Mais un jour que Camille, assis sur son tribunal, rendait la justice dans le Forum, un licteur, envoyé par les tribuns du peuple, lui ordonna de le suivre, et mit la main sur lui, comme pour l’emmener de force. Alors ce fut, dans toute la place, un bruit et un tumulte dont on n’avait pas encore vu d’exemple. Ceux qui environnaient Camille repoussaient le licteur arrière du tribunal, tandis que la multitude criait d’en bas qu’il en arrachât le dictateur. Camille ne savait à quoi se résoudre, dans cette conjoncture. Il ne se démit pourtant pas de sa charge ; mais, accompagné des sénateurs qui étaient avec lui, il se rendit au sénat. Avant d’y entrer, il se tourna vers le Capitole, et il pria les dieux d’amener à une fin heureuse ces divisions funestes, faisant vœu, si les troubles s’apaisaient, de bâtir un temple à la Concorde. La différence des opinions fit naître, dans le sénat, des débats très-animés ; mais, à la fin, le sentiment le plus modéré l’emporta : on céda au peuple ; on lui laissa prendre un des consuls parmi les plébéiens. Le dictateur proclama, dans l’assemblée du peuple, ce décret du sénat. La joie fut grande, comme on pense, chez les plébéiens : ils se réconcilièrent sur-le-champ avec le sénat, et ils reconduisirent Camille dans sa maison, en faisant retentir les cris de joie et les applaudissements. Le lendemain, ils se rassemblèrent de nouveau ; et ils arrêtèrent qu’un temple serait élevé à la Concorde, dans un emplacement qui avait vue sur le Forum et le Comice, pour accomplir le vœu de Camille, et pour perpétuer le souvenir de la réconciliation ; qu’il serait ajouté un jour aux féries Latines, lesquelles se célébreraient, à l’avenir, pendant quatre jours[64] ; et qu’à l’heure même, on irait offrir des sacrifices aux dieux, où assisteraient tous les Romains, portant des couronnes de fleurs sur la tête.
À cette attaque, les Celtes rabattirent d’abord de leur confiance orgueilleuse : ils sentirent bien qu’on ne les redoutait pas. D’ailleurs, les troupes légères, qui tombaient sur eux avant qu’ils pussent prendre leur ordre accoutumé et se diviser par bataillons, mettaient la confusion dans leurs rangs, et les forçaient de combattre en désordre, chacun dans la place que lui assignait le hasard. Enfin, Camille fait avancer son corps d’armée, et les barbares se jettent sur les Romains l’épée haute ; mais ceux-ci opposent leurs longues piques, et ils présentent aux coups des corps couverts de fer ; et les épées des barbares, qui étaient de fer non trempé, et qui avaient les lames minces et aplaties, pliaient aisément et se courbaient en deux[61]. Leurs boucliers étaient hérissés des longues piques qui s’y étaient enfoncées ; et c’était là un poids insupportable : aussi abandonnaient-ils leurs propres armes, se jetant sur les piques des Romains, pour les leur arracher. Les Romains, qui les voient s’offrir ainsi à découvert, mettent l’épée à la main, et font un grand carnage des premiers rangs. Les autres prennent la fuite çà et là par la plaine ; car les collines et les hauteurs, Camille s’en était saisi d’avance, et les barbares savaient que l’ennemi se rendrait aisément maître de leur camp. Cette bataille se donna, dit-on, la treizième année après la prise de Rome[62]. Les Romains y apprirent à envisager résolument les Celtes ; car, telle était la terreur que leur inspiraient ces barbares, qu’ils attribuaient la première défaite de l’ennemi moins à leur propre valeur qu’aux maladies et aux accidents imprévus qui l’avaient affaibli. On jugera par un fait de l’excès de leurs craintes : ils avaient porté une loi qui exemptait les prêtres du service militaire, hormis le cas de guerre contre les Gaulois.
Les Celtes s’étaient arrêtés près de Rome, sur le bord de l’Anio[60] ; et leur camp était embarrassé, gorgé, de l’immense butin qu’ils avaient fait. Camille sort avec son armée, et il va se poster sur une colline dont la pente était douce et coupée de ravins. Il cacha dans les creux la plus grande partie de ses troupes, afin que celles qui étaient en vue eussent l’air d’avoir cédé à la crainte, en se ramassant sur les hauteurs. Pour confirmer les ennemis dans cette opinion, Camille ne les empêcha pas de venir piller jusqu’au pied de la colline, et il demeura coi dans ses retranchements, qu’il avait bien fortifiés. Enfin, ayant vu les ennemis se disperser pour aller au fourrage, et ceux qui restaient dans le camp passer la journée entière à faire bonne chère et à s’enivrer, il saisit l’occasion, et il envoie, dès la nuit même, ses troupes légères harceler les barbares, et les charger à mesure qu’ils sortaient, pour les empêcher de se mettre en bataille. À la pointe du jour, il fait descendre dans la plaine et met en ordre son infanterie, nombreuse et pleine d’ardeur, et non point, comme le croyaient les barbares, réduite à un petit nombre et découragée.