Messages de LXDRZVRV
Cet échec découragea les Celtes. D’ailleurs ils commençaient à manquer de vivres ; et la peur qu’ils avaient de Camille les empêchait d’aller fourrager. La maladie s’était mise parmi eux, campés qu’ils étaient au milieu des monceaux de morts, et sur les ruines de maisons brûlées. Les amas de cendres, échauffés par le soleil et remués par les vents, laissaient échapper au loin des vapeurs dont la sécheresse et l’âcreté corrompaient l’air, et qui remplissaient les poumons de poisons mortels. Ce qui augmenta encore la contagion, ce fut le changement dans leur manière de vivre. Accoutumés à des pays couverts et ombragés, où ils trouvaient partout des retraites agréables contre les ardeurs de l’été, ils étaient venus dans des lieux bas et malsains, surtout en automne. Ajoutez à toutes ces causes la longueur du siège, qui, depuis plus de six mois, les tenait presque immobiles au pied du Capitole. Aussi le camp fut-il en proie à une si violente épidémie, que le grand nombre des morts ne permettait plus de les enterrer. Pourtant la situation des assiégés n’en était pas moins critique. La famine les pressait de plus en plus ; et l’ignorance où ils étaient des mouvements de Camille les jetait dans le découragement. Personne ne pouvait leur apporter des nouvelles de Camille et des siens, parce que les barbares gardaient trop étroitement la ville.
Animés par le discours du roi, les Gaulois promirent de monter hardiment. Vers le milieu de la nuit, ils se mettent à grimper en silence, plusieurs à la file, en s’accrochant aux rochers. La montée était difficile à gravir ; mais pourtant ils la trouvèrent plus douce et plus accessible qu’ils ne l’avaient imaginé. Les premiers avaient déjà gagné le sommet de la montagne ; et déjà ils étaient tout préparés pour se rendre maîtres des retranchements et surprendre les gardes endormis, car aucun homme ni aucun chien ne les avait entendus. Mais il y avait des oies sacrées, que l’on nourrissait autour du temple de Junon : elles recevaient, en temps ordinaire, une nourriture abondante ; mais, depuis qu’on avait à peine assez de vivres pour les hommes, on les avait négligées, et elles souffraient de la faim. Cet animal a l’ouïe très-fine, et il s’effraye au moindre bruit. Celles-ci, que la faim tenait éveillées et rendait plus susceptibles d’effroi, sentirent bientôt l’approche des Gaulois ; et, courant de ce côté avec de grands cris, elles réveillèrent tous les Romains. Alors les barbares, se voyant découverts, ne craignirent plus de faire du bruit, et ils chargèrent sans ménagement. Les assiégés saisissent à la hâte les premières armes qu’ils trouvent sous la main, et ils se portent au-devant de l’ennemi. Le premier qui fit tête aux assaillants fut Manlius, homme consulaire, d’une grande force de corps et d’un courage plus grand encore. Il eut affaire à deux ennemis à la fois : l’un levait déjà la hache pour le frapper, mais Manlius le prévient, et lui abat la main d’un coup d’épée ; en même temps il heurte l’autre si rudement au visage, avec son bouclier, qu’il le renverse dans le précipice. Puis, se présentant sur la muraille, lui et ceux qui étaient accourus, il repousse les autres barbares, qui n’étaient pas en grand nombre, et dont les actions ne répondirent point à l’audace de leur entreprise. Le lendemain, à la pointe du jour, les Romains, échappés ainsi au péril, jetèrent aux ennemis, du haut du rocher, le capitaine qui avait commandé la garde de nuit, et ils décernèrent à Manlius, pour prix de sa victoire, une récompense plus grande pour l’honneur que pour le profit : ils lui donnèrent chacun ce qu’ils recevaient de vivres pour un jour, à savoir, une demi-livre de froment indigène, comme on l’appelle, et le quart d’une cotyle grecque de vin[36].
Cependant, à Rome, quelques-uns des barbares, ayant passé par hasard près du chemin que Pontius avait pris pour monter au Capitole, remarquèrent, en plusieurs endroits, des traces de pieds et de mains ; car Pontius, en grimpant, s’était accroché à tout ce qu’il avait pu saisir : les broussailles étaient froissées le long des rochers, et des mottes de terre avaient roulé jusqu’au bas. Ils informèrent le roi de ce qu’ils avaient vu ; et le roi se transporta sur les lieux, et en fit une exacte reconnaissance. Il ne dit rien pour le moment ; mais, le soir, il assembla ceux d’entre les Celtes qui étaient les plus agiles, et qui savaient le mieux gravir les montagnes : « Les ennemis, leur dit-il, nous montrent eux-mêmes le chemin qui mène jusqu’à eux, et qui nous était inconnu ; ils nous font voir qu’il n’est ni impraticable ni inaccessible. Quelle honte pour nous, quand nous tenons le commencement, si nous faiblissions avant d’atteindre la fin ! si nous abandonnions la place comme imprenable, tandis que les ennemis nous enseignent par où l’on peut la prendre ! Là où un homme seul a passé facilement, ce n’est pas chose malaisée d’y monter plusieurs l’un après l’autre, attendu qu’on s’aidera, qu’on se soutiendra mutuellement. Au reste, des dons et des honneurs récompenseront chacun de vous, en proportion de son courage. »
Il y avait, parmi les jeunes Romains, un certain Pontius Cominius, citoyen de condition médiocre, mais passionné pour la gloire : il s’offrit pour cette mission périlleuse. Il ne se chargea point de lettres pour ceux qui étaient dans le Capitole, craignant, s’il était pris, que les ennemis ne découvrissent les desseins de Camille. Il part, vêtu d’une méchante robe, sous laquelle il cachait des écorces de liège ; et, pendant tout le jour, il voyage sans encombre. Arrivé près de Rome à l’entrée de la nuit, et ne pouvant passer le pont du Tibre, qui était gardé par les barbares, il entortille autour de sa tête son vêtement, qui n’était ni fort embarrassant ni fort lourd, et il se met à la nage, soutenu par le liège dont il s’était muni. Il traversa ainsi le Tibre, jusqu’au pied des murailles ; et, évitant toujours les endroits où les feux et le bruit l’avertissaient qu’on faisait bonne garde, il gagna la porte Carmentale, où régnait un profond silence. À cet endroit, la colline du Capitole s’élève presque à pic, et elle présente à l’œil un roc immense et d’un difficile accès : il le gravit sans être aperçu, et il arrive, par cette montée abrupte, à grand’peine et avec bien des efforts, jusqu’aux premières gardes. Il les salue, et il se nomme. On le fait avancer ; on le conduit aux magistrats. Les sénateurs s’assemblent sur-le-champ. Pontius leur annonce la victoire de Camille, qu’ils ignoraient, et il leur apprend le choix qu’ont fait les soldats. Il les exhorte à confirmer l’élection de Camille, puisque Camille est le seul à qui les Romains du dehors veulent obéir. Le sénat, après en avoir délibéré, nomme Camille dictateur ; et on renvoie Pontius par le même chemin. Pontius ne fut pas moins heureux à son retour qu’à son premier voyage : il trompe encore la vigilance des ennemis, et il rapporte aux Romains du dehors le décret du sénat. Camille vint prendre le commandement, à la satisfaction universelle. Il y avait déjà vingt mille hommes en armes : il rassemble, en outre, un plus grand nombre d’alliés, et il se dispose à marcher contre les barbares. Voilà comment Camille fut élu dictateur pour la seconde fois, comment il se rendit à Véies, s’y mit à la tête des soldats romains, renforcés du corps plus nombreux des alliés, et s’apprêta à attaquer les ennemis.
La renommée porta rapidement le bruit de cette victoire dans toutes les villes voisines ; et Camille vit accourir près de lui une foule d’hommes, qui ne demandaient qu’à combattre sous ses ordres. Il y vint notamment tous les Romains qui étaient à Véies, où ils avaient trouvé un asile après le désastre d’Allia. « Quel général la Fortune a enlevé à Rome ! s’étaient-ils dit entre eux avec une expression de regret. Camille illustre par ses exploits la ville d’Ardée ; et la ville qui vit naître et qui a nourri ce grand homme est perdue sans ressource. Et nous, faute d’un chef qui nous conduise, renfermés dans des murailles étrangères, nous restons là sans bouger, et nous trahissons l’Italie ! Pourquoi n’envoyons-nous pas demander aux Ardéates notre général ? ou plutôt, pourquoi ne pas prendre les armes, et aller nous-mêmes nous joindre à lui ? Camille n’est plus un banni, et nous ne sommes plus des citoyens, puisqu’il n’y a plus de patrie, et que Rome est au pouvoir des ennemis. » Ils s’arrêtèrent à cette pensée, et ils députèrent vers Camille, pour le prier de prendre le commandement. Camille répondit qu’il n’accepterait qu’autant que leur choix serait ratifié, conformément aux lois, par les citoyens renfermés dans le Capitole : que, tant qu’ils y existeraient, il verrait en eux la patrie : qu’il était tout disposé à exécuter leurs ordres, mais qu’il n’agirait point contre leur volonté. On admira la modestie et la loyauté de Camille : mais l’embarras était de trouver quelqu’un qui portât cette nouvelle au Capitole : il semblait même impossible, tant que les ennemis seraient maîtres de la ville, qu’un messager pût pénétrer dans la citadelle.
Les jeunes gens accueillirent favorablement ces discours ; et Camille alla trouver les magistrats et les sénateurs d’Ardée, qui agréèrent aussi son projet. Alors il fit prendre les armes à tous ceux qui étaient en âge de combattre, et il les tint enfermés dans la ville, de peur que les ennemis, qui n’étaient pas loin, ne se doutassent de quelque chose. Les Gaulois, après avoir couru tout le pays, s’en retournaient chargés de butin : ils étaient campés dans la plaine, sans précautions, sans ordre, et buvant à s’enivrer. La nuit survint : et bientôt régna dans leur camp un profond silence. Camille, averti par les éclaireurs, sort à la tête des Ardéates, traverse sans bruit tout l’intervalle qui le séparait des Gaulois, et arrive devant leur retranchement vers le milieu de la nuit. Là, il ordonne à ses troupes de jeter de grands cris, et aux trompettes de sonner de tous côtés, afin d’effrayer les barbares, que ce tumulte put à peine tirer du sommeil et de l’ivresse. Quelques-uns seulement, réveillés en sursaut, prirent les armes, se jetèrent au-devant de Camille, et périrent en combattant. Les autres, appesantis par le sommeil et le vin, furent presque tous égorgés avant d’avoir pu s’armer. Le petit nombre de ceux qui s’étaient échappés du camp à la faveur de la nuit, et qui s’étaient dispersés dans la campagne, furent enveloppés, le lendemain matin, par la cavalerie, et taillés en pièces.
Le siège traînait en longueur ; et les Gaulois commençaient à manquer de vivres. Ils partagèrent donc leur armée : les uns restèrent, pour continuer le blocus du Capitole ; les autres se répandirent de tous côtés, fourrageant par la campagne, et pillant les bourgs des environs. Ils n’allaient pas tous ensemble : ils marchaient dispersés çà et là, par compagnies et par bandes, enhardis qu’ils étaient par leurs succès, et se croyant dans une parfaite sécurité. La troupe la plus nombreuse et la mieux disciplinée se porta du côté de la ville d’Ardée[35], où s’était retiré Camille. Il y vivait étranger aux affaires, et dans une condition privée ; mais, à ce moment, il conçut un grand projet, dont le succès ne lui paraissait pas impossible. Ce qui occupait sa pensée, ce n’était pas le soin de sa sûreté personnelle : il voulait, non point dérober sa tête aux ennemis, mais tâcher de les surprendre et de les repousser. Il voyait que les Ardéates, assez forts quant au nombre, étaient découragés par l’inexpérience et la lâcheté de leurs généraux. Ce fut aux jeunes gens qu’il s’adressa d’abord : « Il ne faut pas, disait-il, attribuer à la valeur des Celtes la défaite des Romains : des hommes qui n’ont eu rien à faire pour vaincre ne peuvent tirer vanité des malheurs amenés par de mauvais conseils. C’est la Fortune seule qui a tout fait. Quelle gloire pour vous, d’aller, même au prix des plus grands dangers, repousser les barbares ; de vous délivrer d’un ennemi qui ne met d’autre but à la victoire que de dévaster, comme le feu, tout ce qu’il peut conquérir ! Hé bien ! si vous êtes des hommes de cœur, et si vous êtes prêts à faire quelque effort, je veux vous ménager une occasion de vaincre sans péril. »
Brennus, maître de Rome, fit environner le Capitole par un corps de troupes, et il descendit vers le Forum. Là, il fut saisi d’admiration, à l’aspect de ces vieillards magnifiquement vêtus, assis dans un profond silence, et qui restèrent immobiles à l’approche des ennemis, sans changer de visage ni de couleur, sans donner le moindre signe de crainte, et se regardant les uns les autres, tranquillement appuyés sur leurs bâtons. Ce spectacle extraordinaire frappa tellement les Gaulois, qu’ils n’osèrent, pendant longtemps, ni les approcher ni les toucher, les prenant pour des êtres divins. Enfin, l’un d’eux se hasarda d’approcher de Manius Papirius, lui passa doucement la main sous le menton, et lui prit la barbe, qui était fort longue. Papirius frappe le Gaulois d’un coup de bâton à la tête, et le blesse : le barbare tire son épée, et tue Papirius. Alors les Gaulois se jettent sur les autres vieillards, et les massacrent tous ; puis ils font main basse sur tout ce qui s’offrait à eux. Ils passèrent plusieurs jours à piller, à saccager la ville, et ils finirent par y mettre le feu et la renverser de fond en comble, furieux de voir ceux qui étaient dans le Capitole résister aux sommations qui leur étaient faites. En effet, ceux-ci défendaient avec vigueur leurs retranchements ; ils avaient même blessé plusieurs ennemis. Aussi les Gaulois minèrent-ils la ville, et égorgèrent tout ce qui tomba sous leurs mains, hommes et femmes, vieillards et enfants.
Trois jours après la bataille, Brennus arriva devant Rome, avec son armée. Quand il vit les portes et les murailles sans gardes, il soupçonna d’abord quelque ruse, et il craignit une embuscade, ne pouvant croire que les Romains eussent pris le parti désespéré d’abandonner leur ville. Il s’assura bientôt que rien n’était plus vrai ; et il poussa son cheval par la porte Colline[33]. Il avait pris Rome un peu plus de trois cent soixante années après sa fondation, si toutefois on peut croire qu’il se soit conservé une connaissance exacte de ces temps anciens, lorsque l’on considère cette confusion chronologique qui laisse dans une complète incertitude la date d’autres événements plus récents. Il semble, au reste, qu’il se répandit aussitôt dans la Grèce un bruit sourd du malheur des Romains, et de la prise de leur ville. Héraclide de Pont, qui n’est pas beaucoup postérieur à cette époque[34], dit, dans son traité de l’Âme, qu’on reçut d’Occident la nouvelle qu’une armée, venue des pays hyperboréens, avait pris une ville grecque, nommée Rome, située dans les contrées occidentales, non loin de la grande mer. Mais je ne serais pas étonné que ce fût Héraclide lui-même, cet écrivain fabuleux et menteur, qui eût imaginé d’embellir le fait véritable de la prise de Rome, à l’aide de ces mots imposants d’hyperboréens et de grande mer. Pour Aristote le philosophe, il s’exprime en termes précis, et il manifeste qu’il avait entendu parler de la prise de Rome par les Celtes ; mais il dit que celui qui la sauva s’appelait Lucius : or, Camille avait le prénom de Marcus, et non pas celui de Lucius. Mais les Grecs, sur ce sujet, n’ont parlé que par conjecture.
Mais les prêtres des autres dieux, et les vieillards qui avaient été consuls, ou qui avaient obtenu le triomphe, ne purent se résoudre à quitter Rome. Ils se revêtirent chacun de ses habits sacrés et tout resplendissants, et ils se vouèrent en sacrifice pour leur patrie, par une prière dont ils répétaient les termes, après le grand-pontife Fabius ; et ensuite ils s’assirent, dans le Forum, sur leurs sièges d’ivoire, attendant le sort que les dieux leur réservaient.
Suivant d’autres, qui se prétendent mieux informés, il y a, dans le temple, deux tonneaux de médiocre grandeur : l’un est ouvert et vide, l’autre plein et fermé ; et ces deux tonneaux, les vierges consacrées ont seules la liberté de les voir. D’autres, enfin, taxent d’erreur ces derniers : seulement, à les en croire, les Vestales, en ce jour de terreur, auraient enfermé dans deux tonneaux la plupart des choses sacrées, et elles auraient enterré les deux tonneaux sous le temple de Quirinus, dans l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui les Barils[31] ; puis après, elles auraient pris avec elles ce qu’il y avait de plus saint et de plus révéré, dans les choses de la religion, et elles se seraient enfuies le long du Tibre. À ce moment, un plébéien, nommé Lucius Albinus, s’éloignait de Rome avec les autres fugitifs, emmenant sur un chariot ses enfants en bas âge, sa femme, et les ustensiles nécessaires. Dès qu’il aperçut ces vierges, portant dans leurs bras les choses saintes, marcher seules et sans aide, et déjà accablées par la fatigue, il fit descendre sa femme et ses enfants, ôta du chariot tous les ustensiles, et y fit monter les Vestales, afin qu’elles pussent gagner quelqu’une des villes grecques[32]. Cette piété d’Albinus, et l’hommage qu’il rendit à la divinité, dans une circonstance si périlleuse, ne m’ont point semblé indignes d’être transmis au souvenir des hommes.
Les Vestales, en s’enfuyant de la ville, avaient emporté le feu de Vesta, et les choses sacrées dont la garde leur était confiée. Toutefois, quelques-uns prétendent qu’elles n’ont d’autre soin que de veiller sur le feu perpétuel. Numa avait établi ce culte, parce qu’il regardait le feu comme le principe de toutes choses. De tous les éléments, en effet, celui-ci est, de sa nature, le plus en mouvement. Toute génération est un mouvement, ou du moins se fait avec mouvement : les autres substances matérielles tombent, quand elles perdent leur chaleur, dans un état d’inertie peu différent de la mort : elles désirent l’action puissante du feu, comme leur âme et leur vie ; et, dès qu’elles en ont éprouvé l’impression, elles se reprennent à agir, comme à subir l’action des autres êtres. Voilà pourquoi Numa, ce grand homme, et si sage qu’on s’imagina qu’il avait des entretiens avec les Muses, consacra le feu, et ordonna qu’on l’entretînt perpétuellement, comme une image de cette puissance éternelle qui gouverne l’univers. D’autres disent que les Romains, à l’exemple des Grecs, conservent toujours le feu devant les choses saintes, comme un symbole de pureté ; mais qu’il y a, dans l’intérieur du temple, d’autres choses sacrées, sur lesquelles nul n’a le droit de jeter les yeux, sinon les vierges qu’on appelle Vestales. C’est même un bruit commun que ce temple renferme le fameux Palladium, qu’Énée aurait transporté de Troie en Italie. D’autres disent que ce sont les dieux de Samothrace : ils content que Dardanus, fondateur de Troie, les avait apportés dans sa ville : qu’il y avait établi leurs cérémonies et leur culte, et qu’à la prise de Troie, Énée les enleva secrètement, et qu’il les emporta en Italie.
Si les Gaulois, aussitôt après le combat, s’étaient mis à la poursuite des fuyards, rien ne pouvait sauver Rome d’une ruine entière, ni ses habitants d’un massacre général ; car les fuyards, en s’y précipitant, remplirent tous les esprits d’une frayeur extrême, et répandirent, par toute la ville, le trouble et l’épouvante. Mais les barbares, à ce moment, ne pouvaient croire que leur victoire fût si complète : et d’ailleurs, dans les premiers transports de leur joie, ils ne pensèrent qu’à faire bonne chère et à partager les dépouilles du camp des Romains, laissant ainsi à la populace, qui s’enfuyait de la ville, la facilité de se retirer, et à ceux qui restèrent le temps de reprendre courage et de pourvoir à leur défense. Ceux-ci n’entreprirent point de sauver toute la ville : ils se bornèrent à remplir le Capitole de toutes sortes d’armes, et à le fortifier de retranchements. Leur premier soin fut d’y transporter les objets consacrés au culte.
J’ai examiné ailleurs s’il y a des jours néfastes, ou si Héraclite a blâmé avec raison Hésiode d’avoir admis des jours heureux et des jours malheureux, comme s’il eût ignoré que tous les jours de l’année sont d’une seule et même nature. Mais peut-être ne sera-t-il pas étranger à mon sujet, de rapporter quelques faits relatifs à ce propos. Par exemple, les Béotiens mettent au nombre de leurs jours heureux le 5 du mois Hippodromion, appelé par les Athéniens Hécatombéon[23]. Ils ont remporté, ce jour-là, deux victoires célèbres, qui donnèrent la liberté à la Grèce : celle de Leuctres, et, plus de deux cents ans auparavant, celle de Géraste, où ils défirent Lattamyas et les Thessaliens. Au contraire, les Perses ont été battus à Marathon le 6 de Boédromion[24], le 3 à Platées et à Mycale, et le 26 à Arbelles. C’est à la pleine lune de Boédromion que les Athéniens, commandés par Chabrias, remportèrent la victoire navale de Naxos : c’est le 20 du même mois, comme je l’ai dit dans mon traité des Jours[25], qu’ils gagnèrent la bataille de Salamine. Le mois Thargélion[26] a fait subir aux barbares de notables échecs. C’est dans le mois Thargélion qu’Alexandre vainquit, près du Granique, les généraux du roi de Perse : c’est le 24 de ce mois que Troie fut prise, s’il en faut croire Éphore, Callisthène[27], Damaste[28] et Phylarque ; et c’est le même jour aussi que Timoléon battit les Carthaginois en Sicile. D’un autre côté, le mois Métagitnion[29], que les Béotiens appellent Panémus, n’a pas été favorable aux Grecs : le 7, ils furent défaits en bataille rangée et taillés en pièces, à Cranon, par Antipater, et, plus anciennement, vaincus à Chéronée par Philippe. Le même jour du même mois et de la même année, les troupes grecques qu’Archidamus avait menées en Italie furent taillées en pièces, par les barbares de ce pays. Les Carthaginois se tiennent en garde contre le 22 de ce mois, parce qu’il leur apporte presque toujours de grandes calamités. Mais je n’ignore pas que ce fut vers le temps de la célébration des mystères, qu’Alexandre ruina la ville de Thèbes : et que, le 20 de Boédromion, le jour de la procession mystique de Bacchus, les Athéniens reçurent garnison macédonienne. Les Romains ont aussi des jours à la fois heureux et malheureux : ainsi, le jour où leur armée, commandée par Cépion, fut forcée dans son camp par les Cimbres, et où, peu de temps après, sous la conduite de Lucullus, ils défirent les Arméniens et Tigrane. Le roi Attalus et Pompée moururent le même jour où ils étaient nés. Il serait facile de rapporter nombre d’exemples de jours alternativement heureux et malheureux pour les mêmes personnes. Mais le jour de la défaite d’Allia est, dans chaque mois, compté par les Romains comme un jour néfaste, celui-là, et deux autres encore à cause de celui-là ; tant de désastre, comme c’est l’ordinaire, avait augmenté la crainte et la superstition ! Mais j’ai traité ce sujet plus à fond dans mes Questions romaines[30].
Les Romains s’avancèrent jusqu’à quatre-vingt-dix stades de la ville[20], et ils campèrent sur les bords de la rivière d’Allia[21], non loin de son confluent avec le Tibre. Les barbares se montrèrent bientôt ; mais les Romains luttèrent lâchement : le désordre était dans l’armée, et leur déroute fut complète. Les Gaulois, au premier choc, culbutèrent l’aile gauche dans la rivière. L’aile droite, pour éviter la première impétuosité des barbares, avait gagné les hauteurs : elle fut moins maltraitée ; et quelques-uns de ceux-ci purent se réfugier dans Rome. Ceux de l’aile gauche qui échappèrent au massacre, quand les Gaulois furent las de tuer, s’enfuirent à Véies pendant la nuit, ne doutant pas que Rome ne fût perdue, et que tous ses habitants n’eussent péri. Cette bataille fut donnée vers le solstice d’été, et dans la pleine lune, le même jour que trois cents Romains, tous de la famille des Fabius, avaient été défaits jadis et tués par les Étrusques. Mais c’est le dernier désastre qui a laissé son nom à ce jour de l’année[22] : on l’appelle, encore aujourd’hui, le Jour d’Allia, du nom de la rivière.
Pendant que les barbares s’avançaient avec cette impétuosité, les tribuns militaires sortirent de Rome à leur rencontre. L’armée qu’ils conduisaient n’était pas inférieure en nombre à celle des Gaulois : elle montait à quarante mille hommes de pied : mais c’étaient, pour la plupart, des troupes nouvelles, qui n’avaient jamais été exercées, et qui maniaient les armes pour la première fois. D’ailleurs, les généraux négligèrent de s’assurer l’aide des dieux : ils ne leur offrirent point les victimes propitiatoires ; ils ne s’enquirent pas, auprès des devins, de ce qu’il importait de connaître, dans cette conjoncture critique, au moment où l’on s’apprêtait à livrer bataille. Ce qui ne mit pas moins de confusion dans les opérations militaires, ce fut la multitude des chefs. Auparavant, et pour des guerres bien moins importantes, les Romains avaient souvent nommé un magistrat unique, qu’ils appelaient dictateur. Ils savaient de quelle conséquence il est, dans les conjonctures périlleuses, que tous soient animés d’un même esprit, et qu’un seul chef commande, ayant en main un pouvoir absolu et le droit de juger sans appel. Mais rien ne fit plus de tort à leurs affaires que l’indigne traitement que subissait Camille : il n’y avait pas un général qui osât braver le mécontentement du peuple, ni résister à ses caprices.
À cette nouvelle, les Gaulois, saisis d’indignation, partent sans délai, et ils s’avancent à marches forcées. Leur multitude, l’éclat de leur appareil militaire, leur force, leur fureur, jetaient l’épouvante partout où ils passaient. Les campagnes s’attendaient au plus affreux dégât, et les villes à une ruine totale. Mais, contre l’attente générale, ils ne commirent aucune violence, ne pillèrent rien dans les campagnes ; et, lorsqu’ils passaient près des villes, ils criaient, à haute voix : « C’est sur Rome que nous marchons ; nous n’avons d’ennemis que les Romains : tous les autres peuples sont nos amis ! »
À Rome, dans l’assemblée du sénat, on blâma généralement la conduite de Fabius. Les prêtres appelés Féciaux soutinrent vivement l’accusation : ils remontrèrent au sénat que cet attentat intéressait les dieux eux-mêmes, et qu’en faisant retomber sur un seul coupable l’expiation du crime, on détournerait de dessus tout le peuple la vengeance céleste. Ces Féciaux avaient été institués par Numa Pompilius[19], le plus doux et le plus juste des rois, pour être les gardiens de la paix, les juges et les arbitres des motifs qui légitiment la prise des armes. Le sénat renvoya l’affaire au peuple, et les prêtres renouvelèrent, devant le peuple, leurs accusations contre Fabius ; mais le peuple porta si loin le mépris et la dérision pour les droits sacrés de la religion, qu’il nomma Fabius tribun militaire avec ses frères.
Cette réponse fit juger aux députés de Rome qu’il n’y avait pas d’accommodement possible avec Brennus : ils entrèrent donc dans Clusium, relevèrent le courage des assiégés, et les animèrent à faire une sortie, s’offrant de combattre avec eux, soit qu’ils voulussent connaître le courage des barbares, ou leur faire éprouver leur valeur ; et les Clusiens suivirent ce conseil. Or, dans le combat qui se livra près des murs de la ville, Quintus Ambustus, un des trois Fabius, poussa son cheval contre un Gaulois de haute taille et d’une mine avantageuse, qui paradait sur le sien, loin en avant du rang de bataille. Il ne fut pas reconnu d’abord, parce que la mêlée était fort vive, et que les yeux étaient éblouis par l’éclat des armes ; mais, après qu’il eut vaincu et tué son ennemi, Brennus le reconnut, comme il dépouillait le cadavre. Brennus prit les dieux à témoin de cette violation du droit des gens, et des lois les plus sacrées parmi les hommes : « Fabius, disait-il, est venu à titre de député ; et c’est en ennemi qu’il a osé agir ! » Il fit sur-le-champ cesser le combat ; et, laissant là les Clusiens, il marcha sur Rome, avec son armée. Cependant il ne voulait point que l’on crût qu’il saisissait avec joie l’occasion de cette injure, comme un prétexte d’attaquer les Romains : il envoya donc à Rome demander le coupable, pour le punir, et il ne s’avança qu’à petites journées.
Les habitants de Clusium implorèrent le secours des Romains, et les prièrent d’envoyer aux barbares des députés et des lettres. Les Romains dépêchèrent trois hommes de la famille des Fabius, personnages distingués, et qui jouissaient dans Rome d’une haute considération. Les Gaulois, par égard pour le nom de Rome, les reçurent honnêtement : ils suspendirent l’attaque des murs, et ils entrèrent en conférence avec les députés. « Quel tort, demandèrent ceux-ci, avez-vous reçu des Clusiens, pour être venus assiéger leur ville ? » À cette demande, Brennus[18], roi des Gaulois, se mit à rire : « Leur tort envers nous, dit-il, c’est qu’ils veulent possséder, à eux seuls, des terres immenses, tandis qu’ils ne peuvent cultiver qu’une petite étendue de pays ; c’est qu’ils refusent de partager avec nous, qui sommes étrangers, nombreux et pauvres. C’était là, ô Romains ! le tort que vous avaient fait à vous, jadis, les Albains, les Fidénates, les habitants d’Ardée ; c’est Celui qui vous ont fait naguère les Véiens et les Capénates, la plupart des Falisques et des Volsques. Tout peuple qui refuse de vous donner une part de ses biens, vous marchez en armes contre lui, réduisant les hommes en servitude, mettant tout au pillage, détruisant les villes. Vous ne faites, en cela, rien d’extraordinaire ni d’injuste : vous suivez la plus ancienne de toutes les lois, celle qui donne aux plus forts les biens des plus faibles : loi qui commence à Dieu même, et qui s’étend jusqu’aux bêtes sauvages ; car elles savent, elles aussi, que le fort prétend toujours être mieux partagé que le faible. Cessez donc de montrer tant de compassion pour les Clusiens assiégés, si vous ne voulez pas inspirer aux Gaulois un sentiment de bienveillance et de pitié en faveur des peuples opprimés par les Romains. »