Messages de LXDRZVRV
Les envahisseurs eurent conquis en un instant toute la contrée qui s’étend depuis les Alpes jusqu’aux deux mers, et que possédaient, de temps immémorial, les peuples étrusques, comme les noms des lieux le prouvent encore. En effet, la mer qui est au nord s’appelle Adriatique, d’Adria, ville étrusque ; et la mer inférieure, située au midi, se nomme la mer d’Étrurie. Tout le pays est planté d’arbres, riche en pâturages, et arrosé de plusieurs rivières. Il avait alors dix-huit villes, belles et grandes, faisant un commerce très-étendu, et qui vivaient dans le luxe et l’opulence. Les Gaulois en chassèrent les Étrusques, et s’y établirent. Au reste, cette invasion avait eu lieu longtemps avant l’exil de Camille[17]. Mais ce fut durant cet exil, que les Gaulois vinrent assiéger Clusium, ville d’Étrurie.
Celui qui leur avait fait connaître le vin, celui qui avait mis en eux et qui aiguillonnait ce désir de passer en Italie, c’était, dit-on, Aruns, un homme d’Étrurie, illustre dans son pays, et qui, sans être d’un naturel méchant, voulait se venger d’un affront qu’il avait reçu. Il avait été le tuteur d’un jeune orphelin, nommé Lucumon[16], le plus beau et le plus riche de ses concitoyens. Élevé sous les yeux d’Aruns depuis son bas âge, Lucumon, quand il fut parvenu à l’adolescence, ne quitta point cette maison, feignant une vive tendresse pour son ancien tuteur. Cependant il entretenait avec sa femme, qu’il aimait et dont il était aimé, une liaison criminelle. Longtemps leur intrigue resta secrète ; mais enfin leur passion mutuelle acquit tant de force, qu’ils ne pouvaient plus ni la vaincre ni la cacher. Le jeune homme enleva la femme d’Aruns, et la garda publiquement chez lui. Le mari lui intenta un procès ; mais, incapable de lutter contre les nombreux amis, le crédit et les largesses de Lucumon, il succomba, et il perdit sa cause. Alors il quitta son pays, vint chez les Gaulois, qu’il connaissait de réputation, et se mit à leur tête, pour les conduire en Italie.
Cependant les Gaulois, nation celtique, chargés d’une population trop nombreuse, avaient quitté leur pays, qui ne pouvait suffire à leur subsistance, et ils cherchaient d’autres terres pour s’y s’établir. C’était une multitude infinie d’hommes jeunes, belliqueux, et qui menaient à leur suite un nombre plus grand encore de femmes et d’enfants. Les uns, franchissant les monts Riphées, se répandirent vers l’Océan septentrional, et se fixèrent aux extrémités de l’Europe ; les autres s’établirent entre les Pyrénées et les Alpes, près des Sénonais et des Celtoriens[15], et ils y restèrent longtemps. À la fin, ayant goûté, pour la première fois, du vin, qu’on leur avait apporté d’Italie, ils trouvèrent cette boisson si agréable, et ils furent si ravis du plaisir nouveau qu’elle leur avait causé, que, prenant aussitôt leurs armes, et emmenant avec eux leurs parents, ils se portèrent du côté des Alpes, pour chercher cette terre qui produisait un pareil fruit, et au prix de laquelle toute autre terre leur paraissait stérile et sauvage.
Le premier signe des grandes calamités dont Rome était menacée fut la mort du censeur Julius. En effet, la censure est particulièrement un objet de vénération chez les Romains, et ils la regardent comme sacrée. Le second signe avait précédé l’exil de Camille. Un citoyen, qui n’était ni noble ni sénateur, du reste homme de bien, et estimé pour sa vertu, Marcus Céditius, vint rapporter aux tribuns militaires un fait qu’il avait jugé digne de leur attention. Il leur raconta que, la nuit précédente, marchant seul dans la rue Neuve, il s’était entendu appeler à haute voix, et que, s’étant retourné, il n’avait vu personne : mais une voix, plus forte que celle d’un homme, lui avait dit : « Marcus Céditius, va demain, au point du jour, dire aux tribuns militaires qu’ils s’attendent à voir bientôt les Gaulois. » Les tribuns rirent et plaisantèrent de cet avis ; et peu de temps après arriva l’exil de Camille.
Il n’est pas un Romain qui ne croie que la justice divine avait sur-le-champ accueilli la prière de Camille, et que c’est en retour de l’injustice dont il avait été victime que Rome fut frappée. Vengeance dont Camille lui-même dut gémir, mais honorable, mais éclatante ; tant le courroux des dieux accabla Rome, et fit peser sur elle la terreur, le danger et l’infamie ! soit que le fléau ait été l’ouvrage de la Fortune, ou le châtiment d’un dieu qui veille à ce que l’ingratitude n’outrage pas impunément la vertu.
L’accusateur de Camille était Lucius Apuléius. Il lui imputait d’avoir détourné une portion du butin pris sur les Étrusques, donnant comme preuve certaines portes de bronze, qui en faisaient partie, et qu’on avait vues chez Camille. Le peuple était irrité, et la condamnation indubitable sur le moindre prétexte. Camille fait venir chez lui ses amis, ses compagnons d’armes, ses anciens collègues ; ce qui formait une troupe considérable ; il les conjure de ne le point laisser sous le coup de ces accusations calomnieuses, et de le sauver d’une sentence inique et de la risée de ses ennemis. Ils répondirent, après délibération et discussion, qu’ils ne pouvaient rien pour empêcher le jugement ; mais que, s’il était condamné à une amende, ils la paieraient pour lui. Camille, indigné de leur faiblesse, et n’écoutant que sa colère, prit la résolution de quitter la ville, et de s’exiler volontairement. Il embrasse sa femme et son fils, il sort de sa maison, et il marche en silence jusqu’aux portes de la ville. Là, il s’arrête ; et, s’étant retourné, les mains étendues vers le Capitole, il adresse aux dieux cette prière : « Si je suis innocent, et si c’est l’injustice et la jalousie du peuple qui me forcent de quitter ignominieusement ma patrie, faites que les Romains s’en repentent bientôt, et que tout l’univers reconnaisse le besoin qu’ils ont de moi, et les regrets que leur aura causés l’absence de Camille. » Après avoir chargé, comme Achille, ses concitoyens d’imprécations, il s’éloigna de Rome[13]. Il fut condamné, par contumace, à une amende de quinze mille as, somme qui équivaut, en argent, à quinze cents drachmes[14] : car l’as est une petite monnaie, et il faut dix as pour faire un denier.
Cependant les tribuns du peuple mirent encore en avant la loi sur le partage des habitants de Rome : et déjà ils appelaient le peuple aux suffrages, lorsque Camille, bravant toutes les haines, et avec une franchise sans égale, prit la parole contre la loi, et, faisant, en quelque sorte, violence au peuple, en obtint le rejet. Le peuple s’y résigna, mais à contre-cœur ; et tel fut le ressentiment des citoyens contre Camille, que le malheur domestique qu’il éprouva, par la mort d’un de ses deux fils, ne put les toucher ni apaiser leur colère. Pour Camille, qui était d’un caractère bon et sensible, il fut si accablé de cette perte, que, cité en justice, il ne comparut pas, et qu’il se tint enfermé chez lui avec les femmes.
Les Falisques se confiaient en la force de leurs remparts, et ils se moquaient du siège : hormis les sentinelles qui gardaient les murailles, tous les autres habitants allaient en robe par la ville : leurs enfants se rendaient à l’école, et sortaient conduits par leur maître, pour se promener autour des murs, et pour faire leurs exercices. En effet, les Falisques, comme les Grecs, faisaient élever leurs enfants par un maître commun, pour les accoutumer, dès le premier âge, à être nourris et à vivre ensemble. Ce maître d’école avait formé le projet de livrer les Falisques aux Romains, en livrant leurs fils. Il menait tous les jours les enfants sous les murs. D’abord, il s’éloignait peu de la ville, et il les y ramenait dès qu’ils avaient fait leurs exercices. Insensiblement, il les conduisait un peu plus loin, pour leur ôter toute idée de crainte et de danger. Enfin, un jour, ayant toute la troupe avec soi, il donne à dessein dans les premières sentinelles romaines : il leur remet les enfants entre les mains, et il demande qu’on le présente à Camille. On l’y conduisit : et, quand il fut en sa présence : « Je suis, dit-il, le maître d’école de Faléries. J’ai préféré à mon devoir le plaisir de t’obliger, et je suis venu te livrer mes élèves : c’est te rendre le maître de la ville. » Camille fut révolté de cette noire perfidie, et il dit à ceux qui étaient présents : « La guerre est une bien funeste chose ! car que d’injustices et de violence n’entraîne-t-elle pas après elle ! Mais, pour les hommes de cœur, la guerre elle-même a des lois : il ne faut pas désirer tellement la victoire, qu’on ne recule plus de la chercher par des moyens criminels et impies. C’est par sa propre valeur qu’un grand général soutient la guerre, et non point par la méchanceté d’autrui. » En même temps, il commande aux licteurs de déchirer les vêtements de cet homme, de lui lier les mains derrière le dos, et de donner des verges et des courroies aux enfants, afin qu’ils châtient le traître, en le ramenant dans la ville. Cependant les Falisques venaient de s’apercevoir de la trahison du maître d’école, et toute la ville était, comme on peut croire, dans la désolation. Accablés de cet affreux malheur, on voyait les plus considérables de la ville, hommes, femmes, courir tout hors d’eux-mêmes sur les murailles et aux portes, quand tout à coup arrivent les enfants, ramenant leur maître nu et lié, et le frappant de verges, en même temps qu’ils appelaient Camille leur dieu, leur sauveur et leur père. Tous les citoyens, et non point seulement les pères des enfants, sont pénétrés, à ce spectacle, d’une vive admiration pour Camille, et du désir de s’en remettre à sa justice. Ils s’assemblent sur-le-champ, et ils lui envoient des députés, pour se livrer, eux et leurs biens, à sa discrétion. Camille renvoie les députés à Rome. Là, admis dans le sénat, ils dirent que les Romains, en préférant la justice à la victoire, leur avaient appris à préférer eux-mêmes la défaite à la liberté : et qu’ils se confessaient vaincus par la vertu des Romains, sinon inférieurs à eux en puissance. Le sénat, à son tour, les renvoya au jugement de Camille, qui se contenta d’exiger une contribution de guerre, et qui reprit le chemin de Rome, après avoir fait un traité d’alliance avec toutes les populations falisques. Mais les soldats, qui avaient compté sur le pillage de Faléries, et qui s’en revenaient les mains vides, ne furent pas plutôt dans Rome, qu’ils se mirent à décrier Camille, comme un ennemi du peuple, comme un homme qui avait envié aux pauvres un moyen légitime de s’enrichir.
Les tribuns reproduisirent leur loi sur le partage des habitants de Rome ; mais la guerre contre les Falisques, qui survint fort à propos, rendit les patriciens maîtres des comices. Les affaires présentes demandaient un général qui joignît, à l’habileté pratique, autorité et réputation : Camille fut donc proposé comme tribun militaire, avec cinq autres. Le peuple ratifia la proposition ; et Camille prit en main le commandement de l’armée. Il eut bientôt envahi le territoire des Falisques. Il mit le siège devant Faléries, ville bien fortifiée, et qui n’avait négligé aucun préparatif de défense. Camille voyait parfaitement qu’elle n’était pas facile à prendre, et que le siège durerait longtemps : mais il était bien aise de tenir les Romains hors de leur ville, afin de leur ôter l’occasion de ces révoltes où ils se portaient, durant les loisirs de la paix, à la voix de leurs démagogues. Car c’était là le remède qu’employaient presque toujours les patriciens, tels que des médecins habiles, pour purger le corps politique des humeurs vicieuses qui en troublaient l’économie.
On choisit, pour porter l’offrande, trois des principaux citoyens, qu’on fit partir sur un vaisseau long, garni de bons rameurs, et orné comme pour une cérémonie solennelle. Les députés eurent à souffrir et de la tempête et du calme : le calme fut presque leur mort ; et, s’ils échappèrent au danger, ce fut contre toute espérance. Le vent leur ayant manqué près des îles Éoliennes[12], des vaisseaux lipariens, qui les prenaient pour des corsaires, leur coururent sus ; mais, quand les assaillants virent qu’on se contentait de leur tendre les mains, et de leur adresser des prières, ils n’usèrent pas de violence : ils remorquèrent le vaisseau jusque dans leur port ; et là, ayant déclaré pirates ceux qui le montaient, ils les mirent en vente, eux et tout le butin. Et ce ne fut qu’à grand’peine qu’ils consentirent à les relâcher, par l’ascendant de la vertu et de l’autorité de Timasithée, leur général. Timasithée fit plus : il mit en mer quelques-uns de ses propres vaisseaux, accompagna les députés jusqu’à Delphes, et prit part avec eux à la consécration de l’offrande. Aussi les Romains lui décernèrent-ils des honneurs proportionnés à de tels services.
Mais ce fut à l’occasion de la dîme des dépouilles, que le peuple fit éclater avec plus de force son animosité contre lui ; et il faut avouer qu’ici, le motif, sans être parfaitement juste, avait au moins quelque chose de spécieux. Lorsque Camille était parti contre Véies, il avait fait vœu, s’il prenait cette ville, de consacrer à Apollon la dime du butin. Quand la ville fut prise et livrée au pillage, il laissa les soldats maîtres de tout le butin, soit qu’il craignît de les chagriner, soit que l’embarras où il se trouvait alors lui eût fait oublier son vœu. Ce ne fut que longtemps après[9], et lorsqu’il était déjà sorti de charge, qu’il fit part de la chose au sénat. En même temps, les devins déclaraient que les victimes annonçaient visiblement la colère des dieux, et qu’il fallait, pour les apaiser, une expiation, des sacrifices propitiatoires. Le sénat, vu l’impossibilité de revenir sur le partage du butin, le laissa à ceux qui y avaient eu part : il ordonna seulement que chacun d’eux en rapporterait le dixième, avec serment qu’il n’y manquait rien. Or, il fallut recourir, dans l’exécution, à des moyens fâcheux, user même de violence contre des soldats pauvres, qui avaient beaucoup souffert dans cette guerre, et à qui l’on redemandait une si forte part d’un bien qu’ils avaient déjà employé à leur usage. Camille, troublé par leurs reproches, et n’ayant pas de bonne excuse à leur donner, eut recours à la plus absurde des raisons : il avoua publiquement qu’il avait oublié son vœu. L’irritation alors fut au comble. « Camille, disait-on, avait fait vœu, en ce jour-là, de donner la dîme des dépouilles des ennemis ; et voilà qu’il prend sur les dépouilles des citoyens ! » Ils finirent néanmoins par apporter chacun la portion exigée : et il fut décrété qu’on ferait, du produit de la contribution, un cratère d’or, qui serait envoyé à Delphes. Mais l’or n’était pas commun dans Rome : et, comme les magistrats se mettaient en quête pour s’en procurer, les femmes s’assemblèrent, et elles résolurent entre elles de donner tous leurs bijoux d’or, pour les employer à cette offrande, qui fut de huit talents[10]. Le sénat, pour les récompenser par des honneurs dignes d’elles, ordonna que les femmes auraient, après leur mort, leurs oraisons funèbres aussi bien que les hommes : car, auparavant, ce n’était pas l’usage de louer publiquement une femme à ses funérailles[11].
La grandeur d’un tel exploit, la prise de cette ville rivale de Rome, et dont le siège avait duré dix ans, peut-être aussi les louanges dont on comblait le vainqueur, enflèrent le cœur de Camille, et lui inspirèrent des sentiments trop hauts pour le magistrat d’une république dont il devait respecter les usages : il mit trop de faste dans tout l’appareil de son triomphe, et il entra dans Rome monté sur un char tiré par quatre chevaux blancs ; ce qu’aucun général n’avait fait avant lui, et ce qu’aucun ne fit depuis ; car les Romains regardent comme sacrée cette sorte de char, et ils la réservent pour le roi et père des dieux. Ce fut la première cause du mécontentement des citoyens, lesquels n’étaient pas accoutumés à cette magnificence insultante. Ils en eurent bientôt une seconde, dans l’opposition de Camille à la loi sur le partage de la population. Les tribuns du peuple avaient proposé qu’on séparât en deux portions égales et le peuple et le sénat ; qu’une moitié restât à Rome, et que l’autre, à la décision du sort, allât habiter la ville nouvellement conquise : mesure qui devait, à les entendre, accroître la prospérité de tous, et qui permettrait aux Romains, possesseurs de deux grandes et belles villes, de protéger efficacement leur pays et leurs autres biens. Le peuple, qui était déjà nombreux et riche, avait accueilli avec joie la proposition : sans cesse attroupé autour de la tribune, il demandait à grands cris qu’on allât aux suffrages. Le sénat et les principaux citoyens voyaient, dans la proposition des tribuns, non point un partage de Rome, mais sa ruine totale : et, saisis d’indignation, ils recoururent à Camille. Celui-ci, qui redoutait l’effet de cette division, se mit à alléguer au peuple divers prétextes, et à faire naître des obstacles : il reculait ainsi de jour en jour la présentation de la loi. De là cette haine qu’on vint à lui porter.
Après le sac de la ville, il s’occupa, pour accomplir son vœu, de transporter à Rome la statue de Junon. Il rassembla des ouvriers dans ce dessein, fit un sacrifice à la déesse, et la pria d’avoir pour agréables les hommages empressés des Romains, et de consentir à habiter avec les dieux protecteurs de Rome. La statue, dit-on, répondit qu’elle le voulait bien, et que la proposition lui souriait. Tite-Live écrit que Camille fit sa prière à la déesse[8], la main sur la statue, et que, lorsqu’il l’invita à le suivre, quelques-uns des assistants répondirent : « Elle le veut bien, la proposition lui sourit, elle nous suit avec plaisir. » Au reste, un argument imposant que font valoir les partisans de la réponse miraculeuse, en faveur de leur opinion, c’est la fortune de Rome. Une ville sortie d’une si faible et si méprisable origine, se fût-elle jamais élevée à un tel degré de gloire et de puissance, si quelque divinité ne lui eût sans cesse donné les marques d’une éclatante protection ? Ils citent enfin d’autres prodiges de même nature. N’a-t-on pas vu, disent-ils, les statues suer, soupirer, se détourner, faire des signes d’yeux : merveilles consignées dans les récits d’une foule d’anciens ? Je pourrais moi-même, sur l’autorité de plusieurs de nos contemporains, rapporter nombre de faits dignes d’admiration, qu’on ne rejetterait pas sans hésiter. Mais, dans de telles matières, il y a, à croire tout ce qu’on dit, le même péril qu’à ne rien croire : car la faiblesse humaine, n’ayant point de terme où elle se doive borner, et ne sachant point s’imposer de loi, ou se laisse entraîner à la superstition et à l’orgueil, ou tombe dans la négligence et le mépris des choses saintes. Or, la réserve et la modération sont ce qu’il y a de plus sage.
Quoi qu’il en soit, Véies fut prise de force. Camille, qui, du haut de la citadelle, contemplait le pillage de ces richesses immenses, ne put retenir ses larmes : et, comme ceux qui étaient autour de lui le félicitaient de sa victoire, il leva les mains au ciel, et il fit cette prière : « Grand Jupiter ! et vous, dieux qui voyez les bonnes et les mauvaises actions des hommes ! vous savez que ce n’est pas injustement, mais par la nécessité d’une juste défense, que les Romains ont pris les armes contre des ennemis implacables, et contempteurs de toute loi. Si, en retour de cette prospérité, nous devons éprouver quelque malheur, épargnez, je vous en conjure, et Rome et l’armée des Romains : faites retomber sur moi le coup ; mais seulement ne m’écrasez pas. » Cette prière achevée, il voulut se tourner à droite, comme c’est la coutume des Romains, après qu’ils ont invoqué les dieux : et, en faisant ce mouvement, il se laissa tomber. Cet accident troubla les assistants ; mais Camille, se relevant de sa chute : « Voilà, dit-il, ce mal léger que j’avais demandé aux dieux, pour contre-balancer un si grand bonheur. »
Camille, après ce vœu, entra en armes sur les terres des Falisques ; et il les défit dans une grande bataille, eux et les Capénates, leurs alliés. Il marcha de là au siège de Véies. Il reconnut bien vite la difficulté et les périls d’un assaut : mais, comme le terrain des environs pouvait être creusé si profondément qu’on déroberait à l’ennemi la connaissance de ce travail, il fit ouvrir des mines. L’ouvrage réussit : et, tandis que Camille assaillait extérieurement la ville, afin d’attirer les Véiens sur les murailles, un autre corps de troupes entrait par les mines, et pénétrait, sans être découvert, jusque sous la citadelle, à l’endroit même où était le temple de Junon, le plus grand de tous ceux de la ville, et le plus honoré[7]. On dit que, dans ce moment, le général des Étrusques faisait un sacrifice, et que le devin, après avoir considéré les entrailles de la victime, s’était écrié : « La divinité promet la victoire à qui achèvera ce sacrifice ! » Les Romains qui étaient dans la mine avaient entendu ces paroles : ils ouvrent la terre, et ils sortent en jetant de grands cris, et en faisant retentir leurs armes. Les Véiens, épouvantés, prennent la fuite : les Romains enlèvent les entrailles de la victime, et ils les vont porter à Camille. Mais peut-être ne verra-t-on, dans ce récit, qu’un conte fait à plaisir.
La dixième année de la guerre, le sénat, ayant abrogé les autres magistratures, nomma dictateur Camille, qui choisit pour général de la cavalerie Cornélius Scipion. À peine entré en charge, Camille s’engagea par un vœu solennel, s’il terminait heureusement la guerre, à faire célébrer les grands Jeux, et à dédier un temple à la déesse que les Romains appellent Mère Matuta[6], et qui paraît être, à en juger par les cérémonies de ses sacrifices, la même que Leucothée. On fait entrer une esclave dans le sanctuaire : là, on lui donne des soufflets, et puis on la chasse dehors. Chacun porte dans ses bras, non ses propres enfants, mais ceux de ses frères. Enfin on voit représentés, dans le sacrifice, Bacchus aux mains de ses nourrices, et Ino persécutée par la concubine de son époux.
Informé de la prédiction, le sénat, à court de moyens, prit le parti d’envoyer consulter l’oracle de Delphes. Les députés furent Cossus Licinius, Valérius Potitus et Fabius Ambustus, trois hommes considérables, et des plus puissants de Rome. Leur navigation fut heureuse : et, outre la réponse du dieu sur l’objet de leur mission, ils rapportèrent d’autres oracles, qui les avertissaient qu’on avait négligé, dans la célébration des féries Latines, certaines cérémonies consacrées par l’usage. Quant aux eaux du lac d’Albe, il fallait, dirent-ils, faire tous les efforts pour les ramener de la mer dans leur ancien lit, ou, si cela était impossible, creuser des canaux et faire des tranchées, où elles se détourneraient, pour aller se perdre à travers les campagnes. Les prêtres, sur cette réponse de l’oracle, réparèrent ce qu’on avait omis dans les sacrifices, tandis que le peuple se mettait à l’œuvre, et qu’il détournait les eaux du lac.
C’est l’ordinaire, durant un long siège, qu’il s’établit, entre les deux peuples ennemis, des communications fréquentes et des conférences. Un Romain s’était lié familièrement avec un des Véiens, homme fort versé dans la connaissance des antiquités, et estimé habile entre tous dans l’art de la divination. Le Romain lui parla du débordement du lac : et, voyant que cette nouvelle lui causait une joie extrême, et qu’il plaisantait à propos du siège, il lui dit que ce n’était pas le seul prodige dont les Romains eussent été en ce temps-là les témoins : qu’il y en avait eu de bien plus merveilleux encore, et qu’il les lui voulait raconter, pour savoir s’il n’y avait pas pour lui-même, dans le commun malheur, quelque moyen de pourvoir à sa sûreté personnelle. Le Véien consentit volontiers : et il prêtait une oreille attentive aux propos du Romain, dans l’espérance d’apprendre des secrets importants. Tout en causant, le Romain marchait, et le Véien suivait toujours. Mais, une fois arrivés à suffisante distance de la ville, le Romain, profitant de la supériorité de sa force, saisit son homme, l’enlève, et, secondé par quelques soldats accourus du camp, le remet aux mains des généraux. Le Véien, réduit en cette nécessité, et persuadé d’ailleurs que nul ne saurait éviter sa destinée, révéla les oracles secrets qui intéressaient sa patrie : il dit qu’elle ne pouvait être prise qu’au cas où les ennemis, changeant la direction des eaux débordées du lac d’Albe, les feraient rentrer dans leur lit, ou du moins les empêcheraient de se jeter dans la mer.
La guerre était dans tout son feu, quand le lac d’Albe présenta un phénomène des plus étranges qu’on pût voir, et qui effraya tout le monde, parce qu’il n’y avait à lui assigner aucune des causes ordinaires, aucune raison physique. On était près de l’automne ; et l’été, qui finissait, n’avait eu ni des pluies abondantes, ni des vents violents du midi : les lacs, les ruisseaux et les sources, qu’on trouve à chaque pas en Italie, ou étaient entièrement taris, ou n’avaient que très-peu d’eau ; les rivières, toujours basses en été, étaient restées presque à sec ; mais le lac d’Albe, qui a sa source en lui-même, et qui n’a point d’écoulement, fermé qu’il est de tous côtés par des montagnes fertiles, grossit tout à coup, et il s’enfla visiblement, sans cause aucune, sinon la volonté des dieux : il gagna les flancs des montagnes ; et, sans avoir éprouvé ni agitation ni bouillonnement, il s’éleva au niveau de leurs sommets. Les pâtres et les bouviers, premiers témoins du phénomène, n’y virent qu’un spectacle étonnant ; mais, lorsque l’espèce de digue qui contenait le lac, et qui l’empêchait d’inonder les campagnes, eut été rompue par la quantité et le poids des eaux, et qu’un torrent impétueux roula vers la mer, à travers les guérets, alors un sentiment d’effroi saisit et les Romains et tous les peuples d’Italie, et l’on aperçut, dans ce prodige, le signe de quelque événement extraordinaire. On ne parlait d’autre chose dans le camp de devant Véies ; et le bruit en passa ainsi jusqu’aux assiégés eux-mêmes.
Ce fut surtout pour soutenir le siège de la ville des Véiens, que d’autres appellent Vénétaniens, qu’on eut besoin d’argent. Véies[4] était le boulevard de l’Étrurie, une ville qui ne le cédait à Rome ni pour la quantité des munitions de guerre, ni pour le nombre des combattants. Enflée de ses richesses, de son luxe, de sa magnificence et de ses délices, les Romains avaient trouvé en elle une rivale de gloire et de puissance ; et plus d’une fois, dans les combats, ils avaient éprouvé sa valeur. Mais aujourd’hui, elle était affaiblie par la perte de plusieurs batailles, et elle avait renoncé à son ambition. Les Véiens, contents de s’être entourés de fortes murailles, et d’avoir rempli la ville d’armes, de traits, de vivres, et de toutes les autres provisions nécessaires, soutenaient tranquillement le siège. Il durait depuis longtemps, non moins pénible et non moins fâcheux pour les assiégeants que pour les assiégés. En effet, les Romains, accoutumés à ne faire que des campagnes d’été, et fort courtes, et à hiverner dans leurs foyers, s’étaient vus forcés alors, pour la première fois, par les tribuns, de construire des forts, de retrancher leur camp, de passer les étés et les hivers dans le pays ennemi. Il y avait près de sept ans que la guerre durait, lorsque le peuple, mécontent des généraux, qu’il accusait de presser trop mollement le siège, leur ôta le commandement, et en élut d’autres pour continuer la guerre. Camille fut du nombre : et c’était la seconde fois qu’il était tribun. Mais il ne fut pas d’abord employé au siège de Véies : il eut pour lot l’expédition contre les Falisques et les Capénates[5], qui, voyant les Romains occupés ailleurs, étaient entrés sur leurs terres, et qui les avaient fort inquiétés durant la guerre d’Étrurie. Camille les battit, fit un grand carnage des leurs, et les força de se renfermer dans leurs murailles.