Messages de LXDRZVRV

Les Athéniens, fatigués de la longue guerre qu’ils avaient faite sans succès contre les Mégariens, pour leur reprendre l’île de Salamine, avaient défendu par un décret, sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la possession. Solon s’indigna d’une telle honte. Il voyait d’ailleurs que les jeunes gens, pour la plupart, ne demandaient qu’un prétexte de recommencer la guerre, mais qu’ils n’osaient s’avancer, retenus par la crainte de la loi. Il imagina donc de contrefaire le fou, et il fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu’il avait perdu l’esprit. Cependant il avait composé en secret une élégie, et il l’avait apprise par cœur ; et un jour il sortit brusquement de chez lui, un chapeau sur la tête[10], et il courut à la place publique. Le peuple l’y suivit en foule ; et là, Solon, monté sur la pierre des proclamations publiques, chanta son élégie, qui commence ainsi :

Je viens moi-même, en héraut, de la belle Salamine.
Au lieu d’un discours, j’ai composé pour vous des vers.

Ce poëme est appelé Salamine, et il contient cent vers, qui sont d’une grande beauté.

On voit tous les jours des hommes s’exprimer avec une extrême insensibilité, à propos de mariage et d’enfants, et qui ensuite, s’ils viennent à perdre les enfants qu’ils ont eus de leurs esclaves, ou les nourrissons de leurs concubines, ou seulement s’ils les voient malades, se consument en regrets, et s’abandonnent à des plaintes peu viriles. Il en est même pour qui la mort d’un chien ou d’un cheval a été le sujet d’un deuil honteux et d’une affliction mortelle ; tandis que d’autres, après avoir perdu des enfants vertueux, n’ont point fléchi sous le coup, ne se sont point avilis, et ont passé le reste de leur vie dans une sage modération. Car c’est faiblesse, et non point affection, de se laisser aller à des regrets, à des craintes excessives : c’est que la raison ne nous a pas prémunis contre la Fortune. Nous ne savons pas jouir du présent ; et l’avenir nous jette dans des douleurs, des agitations, des angoisses continuelles, par l’idée que nous pouvons tout perdre un jour. Ne recourons ni à la pauvreté, ni à l’indifférence, ni au célibat, afin de n’avoir pas à redouter la perte de notre fortune, de nos amis, de nos enfants : à tous les accidents, ce qu’il faut opposer, c’est la raison. Mais en voilà, pour le présent, plus qu’assez sur ce point.
Pourtant il y a faute de sens et de cœur à refuser d’acquérir les choses nécessaires, par la crainte de les perdre. À ce compte, on devra n’aimer ni la richesse, ni la gloire, ni la sagesse, quand on les possède, de peur d’en être privé. En effet, la vertu, le plus grand des biens et le plus doux, nous quitte quelquefois par l’action de certaines maladies ou de certains breuvages. Thalès lui-même, en ne se mariant point, n’était pas pour cela à l’abri de la crainte, à moins qu’il n’eût renoncé aussi à ses parents, à ses amis, à sa patrie. Mais il n’en était rien : il avait adopté, dit-on, Cybisthus, le fils de sa sœur. C’est que l’âme porte en elle un principe d’affection, et qu’elle n’est pas moins faite pour aimer que pour sentir, pour penser et se souvenir : aussi remplace-t-elle les objets naturels d’attachement qui lui manquent par ceux qu’elle va chercher au dehors ; et, semblable à une maison, à une terre qui n’a point d’héritiers légitimes, elle donne entrée dans son amour à des étrangers, à des bâtards, qui s’insinuent par leurs caresses, se mettent en possession, et, une fois établis, font naître, avec l’attachement qu’ils inspirent, le désir de les conserver et la crainte de les perdre.
Solon alla à Milet, pour voir Thalès : là, il lui témoigna sa surprise de ce qu’il n’avait jamais voulu se marier et avoir des enfants. Thalès ne répondit rien sur l’heure ; mais, quelques jours après, il fit paraître un étranger, qui disait arriver d’Athènes, et qu’il n’en était parti que depuis dix jours. Solon demanda à cet homme s’il n’y avait rien de nouveau à Athènes. Celui-ci, à qui Thalès avait fait la leçon, répondit qu’il n’y avait rien de nouveau, sinon la mort d’un jeune homme dont toute la ville menait les funérailles. C’était, en effet, à ce qu’on disait, le fils d’un personnage considérable, d’une vertu éprouvée : le père n’était pas alors à Athènes, et il voyageait depuis longtemps. « L’infortuné père ! s’écria Solon. Mais comment s’appelait-il ? -Je l’ai entendu nommer, répondit l’étranger, mais j’ai oublié son nom ; je me souviens seulement qu’on ne parlait que de sa sagesse et de sa justice. » À chacune de ces réponses, Solon sentait augmenter ses craintes ; enfin, ne se possédant plus, il suggéra le nom à l’étranger, et lui demanda si le mort n’était pas le fils de Solon. « Oui, » répondit l’étranger. À cette parole, Solon se frappa la tête, et il se mit à faire et à dire tout ce qu’inspire une douleur violente. Alors Thalès lui prit la main, et lui dit en riant : « Voilà, Solon, ce qui m’éloigne de me marier et d’avoir des enfants. J’ai redouté le coup sous lequel tu fléchis, toi le plus ferme des hommes. Mais rassure-toi ; car il n’y a rien de vrai dans tout ce qu’on vient de te dire. » Hermippus rapporte cette histoire d’après Patécus[9], celui qui prétendait avoir hérité de l’âme d’Ésope.
Solon connut Anacharsis et Thalès, et l’on cite des mots qui s’étaient dits dans leurs entrevues. Anacharsis, étant venu à Athènes, se rendit chez Solon, frappa à sa porte, et s’annonça comme un étranger qui venait contracter avec lui des liens d’amitié et d’hospitalité. « Il vaut mieux, répondit Solon, se faire des amis chez soi qu’ailleurs. Hé bien donc, reprit Anacharsis, puisque tu es chez toi, fais de moi ton ami et ton hôte. » Solon, charmé de cette vivacité spirituelle, lui fit le meilleur accueil, et le retint quelque temps chez lui. Il s’occupait déjà des affaires publiques, et il rédigeait ses lois : il informa Anacharsis de son dessein. Celui-ci se moqua de l’entreprise de Solon, et de ce qu’il comptait réprimer, par des lois écrites, l’injustice et la cupidité de ses concitoyens. De telles lois étaient, suivant lui, de vraies toiles d’araignées : les faibles et les petits s’y prennent et s’y arrêtent ; les puissants et les riches les rompent et passent au travers. « Cependant, lui répondit Solon, les hommes gardent les conventions qu’ils ont faites entre eux, lorsqu’il n’y a aucun intérêt, ni d’un côté ni d’un autre, à les violer. Mes lois seront si conformes aux intérêts des citoyens, qu’il n’y aura personne qui ne trouve plus avantageux d’obéir à la justice, que de manquer à ses prescriptions. » Au reste, l’événement justifia la conjecture d’Anacharsis, et l’espoir de Solon fut déçu. Une autre fois, Anacharsis avait assisté à une assemblée publique : « Je m’étonne, dit-il, que, chez les Grecs, ce soient les sages qui conseillent, et les fous qui décident. »
On raconte que les sept sages se réunirent une fois à Delphes, et une autre fois à Corinthe, où Périandre les avait convoqués pour leur offrir un banquet. Rien ne contribua tant à leur réputation et à leur gloire, que le renvoi qu’ils se firent successivement l’un à l’autre du trépied d’or, et l’honorable humilité avec laquelle ils refusèrent le prix tour à tour. Des hommes de Cos venaient, dit-on, de jeter leur filet en mer : des étrangers de Milet achetèrent le coup, avant que les pêcheurs y eussent regardé. Il se trouva, dans le filet, un trépied d’or qu’Hélène, à ce qu’on prétend, pour obéir à un ancien oracle, avait jeté dans la mer à son retour de Troie. Ce fut un sujet de débat, d’abord entre les pêcheurs et les étrangers, ensuite entre les deux villes, qui prirent parti dans la querelle : la guerre allait s’allumer, lorsque la Pythie, que les deux partis avaient consultée, commanda de donner le trépied au plus sage. On l’envoya d’abord à Milet, pour Thalès, et ceux de Cos cédèrent sans peine à un seul particulier ce qu’ils allaient disputer par les armes à tous les Milésiens ensemble. Thalès déclara que Bias était plus sage que lui, et le lui fit passer. Bias, avec la même modestie, le fit passer à un autre ; et le trépied, après avoir été envoyé successivement à tous les sept, revint une seconde fois à Thalès. Enfin, il fut transporté de Milet à Thèbes, et consacré à Apollon Isménien. Cependant Théophraste dit qu’on envoya le trépied d’abord à Bias, dans Priène ; que Bias le fit porter à Thalès ; qu’après avoir passé alternativement chez tous les sages, il revint à Bias, et qu’il finit par être envoyé à Delphes. Telle est la tradition commune : seulement quelques-uns prétendent qu’il s’agissait de décerner non point un trépied, mais un vase que Crésus avait envoyé ; et, suivant d’autres, c’était une coupe, héritage de Bathyclès[8].

Il s’attacha, comme presque tous les sages d’alors, à cette partie de la philosophie morale qui traite de la politique. Pour la philosophie naturelle, il en était aux rudiments, et aux notions du vieux temps sans plus ; voici qui le prouve assez :

De la nue sortent la neige et la grêle ;
La foudre vient de l’éclair étincelant ;
Ce sont les vents qui troublent la mer : qu’aucun souffle
Ne l’agite, et c’est de tous les éléments le plus calme.

Aussi bien n’y eut-il, en somme, que Thalès dont la science dépassât alors les notions d’un usage vulgaire : tous les autres ne durent qu’à leurs connaissances politiques leur réputation de sagesse.

Solon ne s’appliqua d’abord à la poésie que par amusement, ce semble, et pour charmer ses loisirs, sans jamais traiter des sujets sérieux. Mais depuis, il mit en vers des maximes philosophiques, et il fit entrer dans ses poëmes plus d’un trait de son administration politique ; non point pour faire de l’histoire et conserver un souvenir, mais pour servir à l’apologie de sa conduite, et quelquefois pour adresser aux Athéniens des exhortations, des conseils, ou de vives censures. Quelques-uns disent aussi qu’il avait entrepris de mettre ses lois en vers, et ils citent le commencement, qui est tel :

Je prie d’abord le roi Jupiter, fils de Saturne,
D’accorder à ces institutions bonne chance et gloire.

Dans ce temps-là, pour parler comme Hésiode[6], il n’y avait pas de travail qui fût honteux ; aucun art ne mettait de différence entre les hommes : le négoce surtout était honoré, qui met en possession des avantages dont jouissent les étrangers, gagne l’amitié des rois, et donne une grande expérience. On a même vu des trafiquants fonder de grandes villes : ainsi Protis bâtit Marseille, après s’être concilié l’amitié des Gaulois qui habitent les bords du Rhône. Thalès se livra, dit-on, au négoce, ainsi qu’Hippocrate le mathématicien[7] ; et Platon vendit de l’huile en Égypte, pour fournir aux frais de son voyage. On croit donc que les prodigalités de Solon, sa vie délicate et sensuelle, la licence de ses poésies, où il parle des voluptés d’une manière si peu digne d’un sage, furent des résultats de cette vie de négoce. C’est une profession qui expose à mille dangers formidables, et qui, en revanche, se dédommage par les plaisirs et la bonne chère. Toutefois, voici un passage où l’on voit qu’il se croyait lui-même plutôt au nombre des pauvres que des riches :

Bien des méchants sont riches, bien des bons sont pauvres ;
Pour moi je n’échangerais pas, avec ceux-là,

Ma vertu contre leur richesse : la vertu demeure en nous à jamais ;
La fortune passe sans cesse d’une main à une autre.

Solon, au rapport d’Hermippus, trouva une fortune que la bienfaisance et la générosité de son père avaient considérablement diminuée. Il ne manquait pas d’amis disposés à lui fournir de l’argent ; mais, né d’une famille plus accoutumée à donner qu’à recevoir, il aurait eu honte d’en accepter ; et, comme il était jeune encore, il s’adonna au négoce. Cependant, suivant quelques-uns, ce fut moins dans la vue de trafiquer et de s’enrichir, que dans le dessein de connaître et de s’instruire, que Solon courut par le monde. En effet, il faisait ouvertement profession d’aimer la science ; et c’est lui qui répétait, tout vieux qu’il fût déjà : « J’apprends bien du nouveau chaque jour, en avançant en âge. » Il n’était pas ébloui par l’éclat des richesses ; car il n’y a, suivant lui, nulle différence entre

… celui qui a beaucoup d’argent,
Et de l’or, et des champs qui se couvrent de moissons,
Des chevaux, des mulets, et l’homme qui ne possède

Qu’un bon estomac, des flancs robustes et des pieds alertes.
Si l’on y joint des enfants, une femme,
Dans leur jeunesse et dans leur fleur, c’est là la parfaite harmonie.

Il dit pourtant, dans un autre endroit :

Oui, je désire des richesses ; mais ce n’est point de l’injustice
Que je les veux tenir : la justice finit toujours par arriver.

Mais rien n’empêche l’homme de bien, le citoyen dévoué à son pays, de garder un juste milieu : il peut ne point s’attacher à la poursuite du superflu, sans pour cela mépriser le nécessaire et ce qui suffit à ses besoins.

Jamais Solon ne sut se défendre des attraits de la beauté : il était sans force contre l’amour ; il ne savait pas lutter en athlète courageux. Il laisse voir, dans ses poésies, toute sa faiblesse, et même dans celle de ses lois qui défendait aux esclaves de se frotter d’huile sur la peau sèche[5], et d’aimer des jeunes gens. C’était bien mettre un tel attachement au nombre des inclinations honnêtes et louables ; et, l’interdire aux indignes, c’était bien y inviter ceux qu’il en croyait dignes. On dit aussi que Pisistrate fut l’amant de Charmus, et qu’il dédia, dans l’Académie, la statue de l’Amour, près de l’endroit où l’on allume le flambeau sacré qui sert aux courses publiques.

SOLON. (Né vers l’an 640 environ, et mort au milieu du sixième siècle avant J.-C.)

Didyme le grammairien[1], dans son écrit sur les Tables des lois de Solon, en réponse à Asclépiade[2], cite un passage d’un certain Philoclès[3], où il est dit, contre l’opinion de tous ceux qui ont parlé de Solon, que Solon eut pour père Euphorion. En effet, on s’accorde unanimement à le faire naître d’Exécestide, homme d’une fortune et d’un crédit médiocres parmi ses concitoyens, mais qui était de la plus illustre maison d’Athènes : Exécestide descendait de Codrus. Pour la mère de Solon, elle était, suivant Héraclide de Pont[4], cousine germaine de la mère de Pisistrate. Aussi y eut-il, dans l’origine, un lien d’amitié entre Pisistrate et Solon ; et ce ne fut pas seulement un effet de la parenté : le naturel heureux de Pisistrate et sa beauté avaient inspiré à Solon de l’amour. C’est pour cela sans doute que les dissentiments politiques qui éclatèrent entre eux dans la suite n’aboutirent pas à une haine violente : les droits de leur ancien attachement subsistèrent toujours dans leurs âmes, et y conservèrent un agréable souvenir de cet amour, de même qu’un grand feu laisse toujours après lui de vives étincelles.

Quoi ! dira-t-on, Rome n’a-t-elle donc pas considérablement accru sa puissance par les guerres ? Question qui demanderait une longue réponse, si je voulais convaincre ces hommes qui font consister la puissance d’un État dans la richesse, le luxe et le souverain empire, plutôt que dans la sûreté publique, dans la douceur, dans la modération et la justice. Mais une chose qui est, ce semble, tout à l’avantage de Lycurgue, c’est que les Romains ne sont parvenus à un si haut degré de puissance qu’en s’éloignant des institutions de Numa ; tandis que les Lacédémoniens ne s’écartèrent pas plutôt des lois de Lycurgue, qu’ils tombèrent, du faîte de la grandeur, dans une extrême faiblesse, et qu’après avoir perdu l’empire de la Grèce, ils coururent le danger d’une complète ruine. Il faut pourtant dire, à la gloire de Numa, que c’est œuvre vraiment admirable et divine qu’un étranger, appelé à la royauté, ait pu changer toute la forme du gouvernement par la seule persuasion ; qu’il n’ait eu besoin ni d’armes ni d’aucune contrainte, au lieu que Lycurgue s’était servi de la noblesse contre le peuple ; et qu’il se soit rendu maître d’une ville agitée par des factions diverses ; enfin que sa sagesse et sa justice aient suffi, à elles seules, pour former en corps tous les citoyens, et pour les enchaîner les uns aux autres par des liens intimes.
Quant aux enfants, leur éducation, l’enseignement qu’ils recevaient en commun sous les mêmes maîtres, leurs exercices, leurs amusements, leurs repas, et en général ce qui peut contribuer à les former et à les polir, tout avait été réglé par Numa suivant les errements des législateurs ordinaires : la supériorité de Lycurgue en cela est donc frappante. Numa laissait aux pères la liberté d’élever leurs enfants au gré de leur caprice ou de leurs besoins ; d’en faire des laboureurs, des charpentiers, des forgerons, des joueurs de flûte : comme si, dès le premier âge, on ne devait pas diriger leur éducation vers une fin unique et former leurs mœurs ; comme s’ils n’étaient que des passagers embarqués dans un vaisseau, ne songeant chacun qu’à ses besoins, qu’à ses desseins particuliers, ne prenant part à l’intérêt général que dans les dangers, parce qu’alors ils craignent pour eux-mêmes, et n’ayant à cœur, tout le reste du temps, que leur intérêt propre. On doit pardonner au vulgaire des législateurs, quand ils se sont trompés par ignorance ou par faiblesse ; mais un homme que sa sagesse avait fait appeler à régner sur un peuple nouveau, et où il ne rencontrait aucune résistance, ne devait-il pas tout d’abord s’occuper de régler l’éducation des enfants et les exercices de la jeunesse, afin d’effacer les différences de mœurs, de corriger la turbulence des caractères, et de mettre un parfait accord entre des hommes jetés, dès la première enfance, dans le même moule de vertu, et façonnés sur un modèle unique ? C’est cette éducation commune, outre ses autres avantages, qui servit à Lycurgue pour la conservation des lois. Le serment n’eût été pour les Spartiates qu’un faible lien, si l’éducation et la discipline n’avaient fait pénétrer ses lois dans les mœurs des enfants ; s’il ne leur eût fait sucer, avec le lait, l’amour de ses institutions. Aussi la législation de Lycurgue, dans tout ce qu’elle avait de capital et de vraiment important, subsista-t-elle intacte, durant plus de cinq cents années, comme une bonne et forte teinture qui a pénétré à fond l’étoffe. Au contraire, avec Numa disparut le fruit de sa politique, cette paix et cette concorde où il avait maintenu Rome. Il était à peine mort, que le temple aux deux portes, qu’il avait tenu fermé, et où il avait, pour ainsi dire, enchaîné le démon de la guerre, s’ouvrit bientôt des deux côtés ; et l’Italie fut tout entière remplie de sang et de carnage. Ainsi ce gouvernement si beau, si juste, ne se soutint que peu de temps, parce qu’il n’avait pas pour lien l’éducation de la jeunesse.
Les dispositions de la loi sur l’âge où les jeunes filles pourraient se marier sont analogues, chez Numa et chez Lycurgue, à l’éducation qu’elles recevaient. Lycurgue attend, pour les livrer à l’époux, qu’elles soient pubères et qu’elles sentent le désir. Il voulait que cette union, formée d’après le vœu de la nature, fut pour elles une source de bienveillance et d’amour, et non de haine et de crainte, comme il arrive quand c’est la violence qui les soumet en forçant la nature. Il attendait que les corps fussent assez robustes pour supporter la grossesse et les douleurs de l’enfantement ; la procréation des enfants étant, selon lui, l’unique but du mariage. Les Romains, au contraire, mariaient quelquefois des filles de douze ans et au-dessous : ils pensaient qu’à cet âge une femme est plus chaste et plus pure de corps et de mœurs, et qu’elle se plie plus facilement au caractère de son mari. Ainsi l’institution de Lycurgue était, comme on le voit, plus selon la nature, qui a pour fin la procréation des enfants ; tandis que celle de Numa, plus conforme à la morale, avait en vue la concorde des deux époux.
Numa sut conserver aux femmes romaines la dignité et les honneurs dont elles avaient joui sous Romulus, quand les maris cherchaient, à force de bons procédés, à leur faire oublier l’enlèvement. Il les environna de pudeur, leur interdit toute curiosité, leur enseigna la sobriété et le silence, leur défendit absolument l’usage du vin, et ne leur permit de parler des choses même les plus nécessaires qu’en présence de leurs maris. On raconte, à ce sujet, qu’une femme ayant un jour plaidé sa propre cause dans le barreau, le sénat envoya consulter l’oracle d’Apollon, pour savoir ce que présageait à la ville un pareil exemple. Un grand témoignage de leur docilité et de leur douceur, c’est le souvenir qu’on a conservé des femmes méchantes ; car, la même exactitude avec laquelle nos historiens rapportent les noms de ceux qui ont les premiers excité des discordes civiles, fait la guerre à leurs frères, et tué de leurs propres mains ou leur père ou leur mère, les Romains la mettent aussi à nous apprendre que le premier qui répudia sa femme fut Spurius Carvilius : exemple jusque-là unique, depuis deux cent trente ans que Rome était fondée ; que Thalia, femme de Pinarius, fut la première qui se brouilla avec sa belle-mère nommée Gétania, et que c’était sous Tarquin le Superbe. Tant le législateur avait sagement réglé et dignement ordonné ce qui concernait les mariages !

Numa mit les jeunes filles sous[3] une garde très-sévère ; et il les assujettit à un genre de vie modeste, et convenable à leur sexe. Lycurgue leur laissa une liberté trop peu réservée et toute masculine, et il encourut les railleries des poëtes, lesquels donnent aux filles de Sparte les surnoms de montre-cuisses, ainsi Ibycus[4], et d’andromanes[5] Euripide dit aussi[6] :

Elles quittent leurs demeures pour suivre les garçons,
Toutes la cuisse nue, le péplum au vent.

Il est vrai que les pans de la tunique des jeunes filles n’étaient pas cousus par le bas, et qu’ils s’ouvraient de façon qu’elles ne pouvaient faire un pas sans montrer leur cuisse, comme Sophocle le fait clairement entendre dans ces vers[7] :

Et celle qui commence à avoir des désirs, et dont la robe encore ouverte des deux côtés.
Tombe sur la cuisse qu’elle laisse voir,
Hermione montre sa cuisse aux passants.

Aussi dit-on qu’elles étaient très-hardies, et que c’est surtout contre leurs maris que s’exerçait leur caractère altier : elles avaient tout pouvoir dans leurs maisons ; et, même dans les conseils, elles donnaient librement leur avis sur les affaires de la plus haute importance.

Quant au partage des terres, ne blâmons ni Lycurgue de l’avoir fait, ni Numa de ne l’avoir point fait. L’un avait pris cette égalité pour base et pour fondement de sa république ; et l’autre, trouvant les terres nouvellement partagées, n’avait aucun motif de faire un nouveau partage, ni de toucher au premier, qui, suivant toute vraisemblance, subsistait encore dans le pays. Tous deux, en admettant la communauté des femmes et des enfants, bannissaient, par cette sage politique, la jalousie du cœur des maris, mais non point tout à fait en suivant la même voie. Le Romain qui avait assez d’enfants pouvait céder sa femme à qui n’avait point d’enfants et désirait d’en avoir ; mais il restait le maître ou de l’abandonner pour toujours, ou de la reprendre. À Lacédémone, le mari gardait sa femme chez lui ; et le mariage ne subsistait pas moins avec l’obligation originelle, alors qu’il prêtait sa femme à un autre, et qu’il communiquait son droit de paternité : souvent même, comme nous l’avons dit, le mari attirait chez lui un homme dont il espérait avoir de beaux et bons enfants, et il l’introduisait auprès de sa femme. Quelle différence y a-t-il donc entre ces deux coutumes ? celle des Lacédémoniens prouverait, chez le mari, une extrême indifférence pour une chose qui trouble la plupart des hommes, qui les irrite contre leurs femmes, et qui remplit leur vie de jalousie et de chagrin. Celle des Romains annonce une sorte de pudeur et de honte : se couvrir du voile du contrat, c’était avouer qu’on ne souffrait pas sans peine cette communauté[2].
Une seconde différence, c’est qu’ils ont, si je puis ainsi parler, mis leur lyre chacun sur le ton opposé : l’un, à Sparte, tendit les ressorts du gouvernement, que le luxe et la mollesse avaient relâchés ; et l’autre adoucit la dureté et la roideur de Rome. Le changement que Lycurgue entreprit présentait de plus grandes difficultés : il persuada à ses concitoyens, non de se dépouiller de leurs cuirasses et de quitter leurs épées, mais d’abandonner leur or et leur argent, et de proscrire la magnificence de leurs lits et de leurs tables ; il ne remplaça pas la guerre par les fêtes et les sacrifices : il fit quitter festins et plaisirs, et il voulut qu’on se fatiguât sous les armes et dans les exercices du gymnase. Aussi l’un fit-il prévaloir son dessein par l’ascendant du respect et de la raison, tandis que l’autre courut mille dangers, reçut des blessures, et réussit à grand’peine. La Muse de Numa, pleine de douceur et d’humanité, sut amollir les mœurs des Romains, modéra leur caractère bouillant et emporté, et leur fit aimer la justice et la paix. S’il faut absolument mettre au nombre des ordonnances de Lycurgue celle qui regarde les Hilotes, œuvre d’une cruauté et d’une injustice extrêmes, nous reconnaîtrons nécessairement, dans Numa, un législateur beaucoup plus doux et plus humain, lui qui décida que les esclaves, ceux mêmes qui étaient nés dans la servitude, sauraient ce que c’est que la liberté. Il institua l’usage de les faire asseoir, pendant les Saturnales, à la table de leurs maîtres, pour en partager les plaisirs. Car on fait remonter cette tradition à Numa ; ceux qui avaient contribué de leur travail à l’agriculture devaient avoir, suivant lui, leur part des fruits qu’ils recueillaient tous les ans[1]. Il y en a aussi qui y voient un symbole, la commémoration de cette égalité qui régnait du temps de Saturne, alors que l’on ne connaissait ni maître ni esclave, et que tous les hommes se regardaient comme égaux et comme frères. En général, tous deux ils paraissent avoir eu pour but de porter leurs peuples à la tempérance et à la frugalité ; mais, entre toutes les vertus, Lycurgue a préféré la valeur, et Numa la justice. Peut-être aussi qu’ayant à conduire des peuples d’un caractère différent, ils ont dû prendre des voies différentes. Ce ne fut point par lâcheté, que Numa fit renoncer les Romains à la guerre, mais pour qu’ils ne fissent point de tort à autrui. Ce ne fut pas non plus pour rendre les Spartiates injustes, que Lycurgue en fit des guerriers, mais pour les garantir contre les injustices. Tous deux ils furent forcés de faire des changements considérables, l’un pour retrancher le trop, l’autre pour combler le trop peu, dans les mœurs des citoyens. Quant à la division des états et à leur distribution, Numa suivit une règle purement démocratique, et faite pour plaire à la multitude : il composa, avec des orfèvres, des joueurs de flûte, des cordonniers, un peuple tout pêle-mêle et tout bigarré. L’institution de Lycurgue, austère, aristocratique, relégua les arts mécaniques dans les mains des esclaves et des étrangers, et elle attacha les citoyens au bouclier et à la lance. Artisans de guerre, suppôts de Mars, ils ne savaient, ils n’apprenaient autre chose qu’obéir à leurs chefs et vaincre les ennemis. Lycurgue interdisait aux hommes libres, afin qu’une fois libres ils le fussent à jamais, les travaux qui ont la richesse pour but : il abandonna aux esclaves et aux Hilotes le soin de gagner de l’argent et de préparer les repas. Numa ne fit aucune distinction semblable : content d’avoir réprimé l’avidité du soldat, il ne défendit aucun des autres moyens de faire fortune ; il n’aplanit nullement cette façon d’inégalité ; il laissa les citoyens amasser autant de bien qu’ils le pourraient, et il s’inquiéta trop peu de la pauvreté, qui se glissait et se répandait insensiblement dans la ville. Il aurait dû, dès l’origine, faire tête à l’avarice, quand l’inégalité était encore peu sensible, et que les fortunes se balançaient encore et se pouvaient comparer : il eût alors, comme Lycurgue, prévenu les inconvénients de cette passion, qui furent terribles à Rome, et qui devinrent le germe et le principe de tous les maux affreux qu’on ressentit plus tard.
Leurs actions font assez connaître les vertus qui leur sont communes, telles que la sagesse, la piété, la science du gouvernement, le talent de dresser les peuples, la pensée qu’ils ont eue, l’un comme l’autre, de donner leurs lois pour l’œuvre des dieux mêmes. Mais, si l’on examine les grandes choses qui furent propres à chacun d’eux, la première différence, c’est l’acceptation de la royauté par Numa, et la démission volontaire de Lycurgue. Numa la reçut sans l’avoir demandée : Lycurgue, qui l’avait entre ses mains, la restitua. L’un, simple particulier, fut élu roi par un peuple étranger ; et l’autre, déjà roi, se réduisit de lui-même à la condition privée. Il est beau, j’en conviens, d’obtenir la royauté pour prix de sa justice ; mais il est plus beau encore de préférer la justice à la royauté. La justice avait mis Numa en tel renom, qu’il fut trouvé digne de régner : elle avait fait Lycurgue si grand, qu’il méprisa la royauté.