Messages de LXDRZVRV

COMPARAISON DE LYCURGUE ET DE NUMA.

Nous avons raconté la vie de Numa et celle de Lycurgue : comparons ces deux hommes l’un à l’autre, sans reculer devant la difficulté de l’entreprise, et mettons aussi en regard les différences.

C’est le privilège des hommes justes et vertueux que leur gloire grandisse toujours après la mort. L’envie ne leur survit pas longtemps ; quelquefois même elle meurt avant eux. Mais les malheurs des rois qui succédèrent à Numa donnèrent à sa renommée un plus grand lustre encore. Cinq rois régnèrent après lui : le dernier, renversé du haut de sa puissance, vieillit dans un honteux exil. Aucun des quatre autres ne mourut de mort naturelle : trois périrent dans les embûches qu’on leur dressa ; et Tullus Hostilius, qui succéda immédiatement à Numa, se moquant des vertus de son prédécesseur, surtout de sa piété religieuse, qu’il accusait de rendre les hommes lâches et efféminés, tourna vers la guerre l’esprit des Romains. Mais cette folle témérité ne dura pas : il passa à l’autre extrême, par l’effet d’une grave et étrange maladie dont il avait été frappé ; et il tomba dans une superstition qui ne ressemblait en rien à la piété de Numa. Le peuple s’en ressentit ; et la mort du roi, brûlé par la foudre, augmenta encore, dans les âmes, les ravages du mal.
Il ne faut donc pas traiter bien sévèrement ceux qui arguent de tant de ressemblances, et qui soutiennent que Pythagore et Numa ont été contemporains. Antias[61] prétend qu’on avait mis, dans le cercueil, douze livres latins sur des matières de religion, et douze autres, écrits en grec, sur la philosophie. Environ quatre cents ans après, sous le consulat de Publius Cornélius et de Marcus Bébius[62], des pluies violentes bouleversèrent le tertre, et le courant mit les cercueils à découvert. On les ouvrit : on trouva l’un entièrement vide, sans aucun reste de corps ; mais les livres sacrés s’étaient conservés dans l’autre. Pétilius, alors préteur, les lut, dit-on, et il jura, devant le sénat, qu’il ne croyait ni pieux ni juste d’en livrer le contenu au public. En conséquence, ils furent brûlés dans le Comice.
Les honneurs qui accompagnèrent ses obsèques ajoutèrent encore à l’éclat de sa vie. Les peuples alliés et amis de Rome s’y rendirent, avec des présents et des couronnes ; les sénateurs portèrent sur leurs épaules le lit funèbre ; les prêtres formaient le cortège, suivis d’une foule innombrable, mêlée de femmes et d’enfants. On eût dit non point les funérailles d’un roi mort de vieillesse, mais le convoi de l’ami le plus cher, qui aurait été ravi à la fleur de son âge : tous fondaient en larmes, et poussaient de profonds gémissements. On ne brûla point son corps, parce qu’il l’avait, dit-on, défendu ; mais on fit deux cercueils de pierre, qu’on enterra au bas du Janicule : l’un renfermait le corps, et l’autre les livres sacrés, qu’il avait écrits lui-même, comme les législateurs grecs écrivaient leurs Tables. Il avait, pendant sa vie, instruit les prêtres de tout ce que ces livres contenaient, et il leur en avait expliqué la doctrine : il ordonna de les enterrer avec lui, parce qu’il ne jugeait pas convenable que des lettres mortes eussent le dépôt de ces mystères. C’est pour le même motif, dit-on, que les pythagoriciens ne mettent point par écrit leurs préceptes, et qu’ils les confient, par un enseignement de vive voix, à la mémoire de ceux qu’ils en jugent dignes. Ils avaient communiqué un jour, à un homme qui en était indigne, les démonstrations et les théories les plus ardues, les plus subtiles et les moins connues de la géométrie ; et la divinité déclara, s’il les en faut croire, qu’elle punirait, par quelque grande calamité publique, cette profanation et cette impiété.
Il y a, chez des historiens, des opinions fort diverses, quant au nombre des femmes et des enfants de Numa. Suivant les uns, il n’épousa point d’autre femme que Tatia, dont il eut une fille unique, Pompilia. Il eut, selon d’autres, outre Pompilia, quatre fils : Pompon, Pinus, Calpus et Mamercus, qui furent les tiges des plus illustres maisons de Rome, les Pomponius, les Pinarius, les Calpurnius et les Mamercius ; et c’est à cette origine que ces familles devraient leur surnom de Reges, ou de rois[59]. D’autres enfin accusent ces derniers d’avoir voulu flatter ces quatre familles, en les faisant descendre de Numa par de fausses généalogies : ils prétendent que Pompilia n’était point fille de Tatia, mais d’une autre femme nommée Lucrèce, que Numa avait épousée depuis son élévation. Ils conviennent tous que Pompilia fut mariée à Marcius : c’était le fils de ce Marcius qui avait persuadé à Numa d’accepter l’empire ; qui l’avait suivi à Rome et qui avait été élevé au rang de sénateur ; qui, à la mort de Numa, disputa la royauté à Tullus Hostilius, fut vaincu, et se donna la mort. Son fils Marcius, mari de Pompilia, fixa son séjour à Rome, et il eut un fils, nommé Ancus Marcius, qui fut roi après Tullus Hostilius, et qui n’avait, dit-on, que cinq ans à la mort de Numa. Cette mort ne fut ni précipitée ni subite. Numa tomba dans une maladie de langueur, et il s’éteignit peu à peu de vieillesse, suivant le récit de Pison[60]. Il était âgé d’un peu plus de quatre-vingts ans.
Il y a, dans Rome, un temple de Janus, dont les deux portes se nomment portes de la guerre, car il est d’usage de les ouvrir pendant la guerre, et de les fermer en temps de paix. Rien n’est plus difficile et plus rare que de les voir fermées : l’empire, à cause de son étendue, a sans cesse quelque guerre à soutenir, pour se défendre contre les barbares qui l’environnent. Néanmoins ce temple fut fermé après la victoire de César Auguste sur Antoine ; et il l’avait été auparavant sous le consulat de Marcus Attilius et de Titus Manlius[56], peu de temps il est vrai : on le rouvrit presque aussitôt, parce qu’il survint une guerre nouvelle. Mais, sous le règne de Numa, on ne le vit pas ouvert un seul jour : il demeura constamment fermé, durant quarante-trois ans. Tant s’était amortie l’ardeur des combats ! et partout ; car le peuple romain n’était pas le seul qu’eussent adouci et charmé la justice et la bonté du roi : toutes les villes voisines, comme s’il eût soufflé de Rome quelque brise, un vent salutaire, commencèrent à réformer leurs mœurs ; tous se sentirent au cœur un désir de vivre sous de sages lois, au sein de la paix, occupés à cultiver la terre, à élever en repos leurs enfants, et à honorer les dieux. Ce n’étaient, dans toute l’Italie, que fêtes, que danses et festins : on s’invitait les uns les autres, on se visitait sans crainte ; on donnait, on recevait, une cordiale hospitalité. Il semblait que la sagesse de Numa fût une source abondante, d’où la justice et la vertu s’épanchaient sur le monde, et que le calme de son âme eût passé dans tous les cœurs. Aussi les exagérations des poëtes sont-elles, dit-on, trop faibles encore, pour peindre le bonheur de ce temps : « La brune araignée fait sa toile sur l’anneau de fer des boucliers ; » et encore : « La rouille consume et les lances à la pointe aiguë, et les épées au double tranchant ; on n’entend pas retentir le son des trompettes d’airain, et le doux sommeil n’est plus ravi à la paupière[57]. » Il n’y eut, en effet, durant tout le règne de Numa, ni guerre, ni sédition, ni désir de nouveauté dans le gouvernement. Numa ne s’attira la haine ni l’envie de personne ; et il ne se trouva pas un ambitieux qui osât conspirer contre lui, ou tenter un soulèvement. Soit crainte des dieux, qui donnaient à cet homme de sensibles preuves de leur protection, soit respect pour sa vertu, soit faveur de la Fortune, qui, sous Numa, conserva la vie des hommes exempte de toute souillure et de toute corruption, ce règne fut un frappant exemple et la preuve de cette vérité politique, que Platon osa proclamer bien des siècles plus tard, qu’il n’y a, pour les maux des hommes, qu’un remède unique et efficace, c’est que, par une faveur particulière des dieux, la puissance souveraine et la philosophie se trouvent réunies dans une même personne, qui rende à la vertu sa force, et qui la fasse triompher du vice[58]. Heureux sans doute, l’homme vertueux ! mais heureux aussi ceux qui entendent les paroles qui sortent de la bouche du sage ! Avec elles, la multitude n’a pas besoin, pour obéir, de contrainte et de menace ; les sujets, qui voient briller dans leur chef le plus beau modèle de vertu, embrassent volontairement la sagesse : unis ensemble par l’amitié et la concorde, ils pratiquent la justice et la tempérance, et ils vivent de cette vie irréprochable et vraiment heureuse, qui est la fin la plus parfaite que puissent se proposer nos travaux. L’homme le plus digne de régner est donc celui qui sait inspirer à son peuple ces sentiments, cette conduite ; et c’est ce que Numa sut faire mieux qu’aucun autre roi.
Janvier, le premier mois de l’année, tire son nom de Janus. Je crois que Numa ôta de la première place mars, qui portait le nom du dieu de la guerre, parce qu’il avait à cœur de mettre partout, avant les qualités guerrières, les vertus civiles. Car Janus, qu’il ait été un dieu ou un roi, fut, dans la haute antiquité, un ami de la civilisation et de la paix, et il fit quitter aux hommes la vie dure et sauvage. Voilà pourquoi on le représente avec deux visages, comme ayant su accommoder ses manières et sa conduite à un double genre de vie.
Numa changea aussi l’ordre des mois. Mars était le premier de l’année : il en fit le troisième, et il mit à sa place janvier, qui, sous Romulus, était le onzième ; février était le douzième et dernier, et il devint désormais le second. Toutefois c’est une opinion accréditée que janvier et février ont été ajoutés par Numa, et qu’avant lui, l’année romaine n’était que de dix mois, comme il y en a de trois chez quelques peuples barbares, et comme, chez les Grecs, l’année des Arcadiens est de quatre mois, et celle des Acarnaniens de six. Les Égyptiens eurent, dit-on, d’abord des années d’un mois, puis des années de quatre mois. Voilà pourquoi ce peuple, bien qu’il habite un pays tout nouveau[47], fait l’effet de remonter si haut dans l’histoire : ils déroulent, dans leurs annales, ce nombre infini d’années, parce qu’il y a des mois qui comptent chacun pour un an. Ce qui prouve que l’année des Romains était autrefois de dix mois, et non de douze, c’est le nom de leur dernier mois, appelé encore aujourd’hui décembre. Mars était le premier : l’ordre actuel le montre assez ; car le cinquième, en commençant à mars, se nomme Quintilis, le sixième Sextilis ; et ainsi de suite pour les autres. Si janvier et février eussent toujours été placés avant mars, les Romains se seraient contredits, en appelant cinquième un mois qui était, en réalité, le septième. Il est vraisemblable d’ailleurs que mars, consacré par Romulus au dieu de ce nom, obtint la première place ; que le second fut avril, ainsi nommé d’Aphrodite : en effet, c’est dans ce mois que les femmes romaines font un sacrifice à cette déesse ; et elles se baignent, aux calendes d’avril, avec une couronne de myrte sur la tête. Il y en a qui veulent que le mot aprilis, qui s’écrit par une lettre simple[48], vienne, non point d’Aphrodite, mais de ce que c’est le mois où le printemps, dans sa force, ouvre et développe les germes des plantes : ce serait là, en latin, le sens de ce mot[49]. Des deux suivants, l’un est appelé mai, de la déesse Maïa, car il est consacré à Mercure[50], et l’autre juin, du nom de Junon. Quelques-uns prétendent que ces deux mois ont pris leur nom de deux des époques de la vie, la vieillesse et la jeunesse, parce que les vieillards, chez les Romains, se nomment majores, et les jeunes gens juniores. Les noms de tous les autres sont les noms mêmes du rang que chacun tenait d’abord dans le nombre des mois : cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième, dixième[51]. Dans la suite, le cinquième fut nommé Julius[52], en l’honneur de César, celui qui vainquit Pompée ; et le sixième, Auguste[53], surnom du second des empereurs. Domitien remplaça par ses surnoms les noms de septembre et d’octobre[54], innovation qui dura peu : dès qu’il eut été assassiné, ces mois reprirent leurs anciens noms. Les deux derniers sont les seuls qui aient conservé de tout temps leur dénomination numérique. De ceux qui furent ajoutés ou transposés par Numa, l’un, février, peut s’expliquer mois des purifications. C’est là à peu près le sens du terme latin ; d’ailleurs, c’est dans ce mois qu’on sacrifie aux morts, et que l’on célèbre la fête des Lupercales, laquelle ressemble beaucoup à une purification[55].
Il s’occupa, en outre, du calendrier ; et, si sa réforme ne fut pas complète, elle n’était pas pour cela l’œuvre d’un ignorant. Sous le règne de Romulus, on ne suivait, pour les mois, aucune règle ni aucun ordre : les uns étaient à peine de vingt jours, et d’autres en avaient trente-cinq, et quelquefois davantage. On n’avait aucune idée de l’inégalité qu’il y a entre le cours de la lune et celui du soleil : on n’avait qu’un souci, c’était que l’année fut de trois cent soixante jours. Numa reconnut que l’inégalité était de onze jours ; que les révolutions de la lune se faisaient en trois cent cinquante-quatre jours, et celles du soleil en trois cent soixante-cinq[45] : il doubla donc ces onze jours, et il en fit un mois de vingt-deux jours, qu’il intercalait, tous les deux ans, après celui de février. Ce mois intercalaire est appelé par les Romains Mercédinus[46]. Au reste, le remède qu’il apporta à cette inégalité devait lui-même exiger dans la suite des remèdes plus grands encore.
On loue aussi l’ordonnance par laquelle Numa adoucit la loi qui autorisait les pères à vendre leurs enfants. Il fit une exception en faveur de ceux qui se seraient mariés du consentement de leur père et sur son invitation : il y avait, selon lui, une vraie cruauté à ce qu’une femme qui avait épousé un homme libre se trouvât, tout à coup, l’épouse d’un esclave.
Le plus admiré des établissements de Numa, c’est la division qu’il fit du peuple, suivant les métiers. Rome, comme nous l’avons déjà dit, était composée de deux nations, ou plutôt séparée en deux partis, qui ne voulaient absolument ni se réunir, ni effacer les différences qui en faisaient comme deux peuples étrangers l’un à l’autre : c’étaient, entre les deux portions du peuple, des querelles et des débats interminables. Quand on veut unir des corps durs, et qui, naturellement, ne se mêleraient point ensemble, on les brise, on les réduit en parcelles, et l’union devient facile. Numa suivit cet exemple. Pour faire disparaître cette grande cause de division, et la disséminer, si je puis dire, en plusieurs petites parties, il distribua tout le peuple en plusieurs corps, qui reportaient leurs passions sur d’autres intérêts. C’étaient des corps de métiers : joueurs de flûte, orfèvres, charpentiers, teinturiers, cordonniers, tanneurs, forgerons, potiers de terre ; et ainsi des autres métiers, dont chacun forma aussi un corps. Chaque métier eut ses confréries, ses jours d’assemblée, et des cérémonies de religion réglées suivant sa dignité. C’est alors que commença à s’effacer cette distinction de Sabins et de Romains, de concitoyens de Tatius et de Romulus, à laquelle on avait si fort tenu des deux côtés ; de sorte que la division opéra le mélange, et, pour ainsi dire, l’amalgame de tous les citoyens ensemble.
Numa fut le premier qui bâtit un temple à la Foi et au dieu Terme, et qui « apprit aux Romains que le grand serment, c’est de jurer la Foi[43] : serment dont ils se servent encore aujourd’hui. Terme signifie une borne. On fait à ce dieu des sacrifices publics et particuliers, sur les limites des champs. On lui immole à présent des victimes vivantes ; mais le sacrifice, dans les temps anciens, se faisait sans effusion de sang. Numa, éclairé par la raison, avait compris que le dieu des bornes, le gardien de la paix et le témoin de la justice, doit être pur de tout meurtre. Ce fut encore lui, je pense, qui borna le territoire de Rome. Romulus n’avait pas voulu le faire, parce qu’en mesurant ce qui lui appartenait, il aurait montré ce qu’il usurpait sur autrui. En effet, les bornes, quand on les respecte, sont un lien qui enchaîne la puissance, et, quand on les arrache, une preuve qui convainc l’injustice. Rome, dans ses commencements, avait un territoire peu étendu ; mais il s’était bien agrandi par les armes de Romulus. Numa distribua ces nouvelles terres aux citoyens indigents, afin de détruire la misère, cause nécessaire de la perversité, et de tourner le peuple vers l’agriculture. Les Romains, en domptant la terre, devaient s’adoucir eux-mêmes. Car il n’est point d’exercices qui inspirent, aussi puissamment que la vie champêtre, le désir ardent de la paix[44]. On y conserve bien cette audace guerrière qui fait qu’on défend son bien par les armes ; mais l’on s’y dépouille de la convoitise et de la cupidité, qui entreprennent sur le bien des autres. Aussi Numa, qui voulait faire aimer aux citoyens l’agriculture, comme l’attrait le plus puissant de la paix, et qui voyait, dans cet art, un moyen de former leurs mœurs, bien plus encore que de les enrichir, partagea le territoire en plusieurs portions, qu’il appela bourgs, et il établit dans chacune des surveillants et des arbitres. Quelquefois il en faisait lui-même la visite ; et, jugeant des mœurs des citoyens par le travail, il avançait en honneurs et en pouvoir ceux qui se distinguaient par leur activité, blâmait les paresseux, et les corrigeait de leur négligence.
Le second des établissements de Lycurgue, et le plus audacieux, ce fut le partage des terres. L’inégalité des fortunes était prodigieuse : les uns ne possédaient rien, manquaient de toute ressource, et c’était le plus grand nombre des citoyens, tandis que toute la richesse affluait aux mains de quelques-autres. Dans le dessein de bannir l’insolence, l’envie, l’avarice, le luxe, et deux maladies plus anciennes encore, et plus funestes à un État, la richesse et la pauvreté, Lycurgue persuada aux Spartiates de mettre en commun toutes les terres, de faire un nouveau partage, et de réduire toutes les fortunes au même taux et à un parfait équilibre. La vertu toute seule devait faire toutes les distinctions, n’y ayant, entre les hommes, d’autre différence et d’autre inégalité que celles qui procèdent du mépris de ce qui est honteux et de l’amour du bien. Le projet fut bientôt mis à fin. Lycurgue divisa les terres de Laconie en trente mille parts, pour les habitants des campagnes, et il fit neuf mille parts de celles du territoire de Sparte ; car c’était là le nombre des Spartiates appelés au partage. Quelques-uns disent que Lycurgue n’avait fait que six mille parts de ces dernières, et que trois mille furent ajoutées dans la suite par le roi Polydore. D’autres prétendent que, des neuf mille parts, Polydore fit une moitié ; Lycurgue aurait fait l’autre. Chaque part pouvait produire, par an, soixante-dix médimnes[19] d’orge pour un homme, et douze pour une femme, avec les fruits liquides en proportion. Cette quantité parut suffisante pour les entretenir dans un état de bien-être et de santé, et pour fournir à tous leurs besoins. Quelques années plus tard, Lycurgue, revenant d’un voyage, traversait la Laconie : c’était quelques jours après la moisson. En voyant les tas de gerbes bien alignés et parfaitement égaux, il sourit, et il dit à ceux qui l’accompagnaient : « La Laconie a l’aspect d’un héritage que plusieurs frères viennent de partager. »
C’est ainsi que Lycurgue avait tempéré le gouvernement. Mais, dans la suite, on reconnut que les sénateurs formaient une oligarchie absolue, dont le pouvoir démesuré menaçait la liberté publique. On lui donna pour frein, comme dit Platon, l’autorité des éphores, cent trente ans environ après Lycurgue. Élatus fut le premier éphore nommé. C’était sous le roi Théopompe. Le roi s’entendit reprocher, par sa femme, qu’il laisserait à ses enfants la royauté moindre qu’il ne l’avait reçue : « Au contraire, répondit-il, je la leur laisserai d’autant plus grande, qu’elle sera plus durable. » En effet, en lui ôtant ce qu’elle avait de trop, il la mit à l’abri de l’envie et des dangers. Aussi les rois de Sparte n’eurent-ils point à subir les outrages que Messène et Argos firent endurer à leurs rois, trop entêtés du pouvoir, et qui n’en voulurent rien relâcher pour se rendre populaires. Rien ne fait mieux éclater la sagesse et la prévoyance de Lycurgue, que la considération des troubles et des maux politiques qui accablèrent ceux de Messène et d’Argos, peuples et rois. C’étaient les parents et les voisins des Spartiates. Ils avaient eu les mêmes avantages qu’eux, à l’origine, et même un meilleur lot dans le partage des terres. Cependant ils ne furent pas longtemps heureux : l’abus de l’autorité chez les rois, joint à l’insubordination de la multitude, bouleversèrent les institutions, et montrèrent par quelle insigne faveur des dieux les Spartiates avaient vu leur gouvernement ainsi ordonné, et tempéré avec tant de sagesse. Mais cela ne parut que dans la suite.

Personne que les sénateurs et les rois n’avait le droit, dans l’assemblée du peuple, de mettre en avant les sujets de délibération : eux seuls les proposaient ; et le peuple était maître de décider. Dans la suite, comme le peuple altérait, dénaturait, par des retranchements, des additions, les décrets du sénat, les rois Polydore et Théopompe ajoutèrent à l’oracle ce qui suit : « Si le peuple essaye de prévariquer, que les sénateurs et les rois se retirent. » C’est-à-dire : qu’ils ne confirment pas les décisions ; qu’ils renvoient l’assemblée, et qu’ils annulent les arrêts du peuple, comme entachés d’illégalité et de fraude. Après quoi ils persuadèrent aux citoyens que tel était l’ordre du dieu. C’est à cela que fait allusion Tyrtée[18] dans ces vers :

Ils ont entendu, à Pytho, de la bouche d’Apollon, et rapporté chez eux
Les oracles du dieu, et ces paroles infaillibles :
Le conseil aura pour chefs les rois sacrés,

Qui veillent sur la douce ville de Sparte ;
Puis viendront les vieillards ; et puis les hommes du peuple
Confirmeront les équitables décrets.

Cette institution avait, aux yeux de Lycurgue, une telle importance, qu’il alla chercher à Delphes, uniquement pour ce corps, un oracle appelé rhètre[16], lequel était conçu en ces termes : « Quand tu auras bâti un temple à Jupiter hellanien et à Minerve hellanienne ; que tu auras divisé le peuple par tribus et par portions de tribus, et établi un sénat de trente membres, en y comprenant les deux rois, tu tiendras le conseil, suivant le besoin des circonstances, entre le Babyce et le Cnacion : là, les sénateurs proposeront les lois, et le peuple aura le droit de les rejeter[17]. » Le Babyce et le Cnacion se nomment maintenant Œnonte ; mais, selon Aristote, le Cnacion est un fleuve, et le Babyce un pont. C’est dans cet espace que les Lacédémoniens tenaient leurs assemblées ; et il n’y avait là ni portique, ni aucun autre bâtiment. Lycurgue était persuadé que ces ornements ne servent pas à faire trouver de bons conseils ; qu’ils y nuisent plutôt, en suggérant des pensées inutiles, des sentiments d’orgueil et de vanité, à ceux qui, réunis pour délibérer sur les affaires publiques, s’amusent à considérer des statues, des tableaux, des décorations de théâtres, ou les plafonds artistement ouvragés d’une salle d’assemblée.
De tous les nouveaux établissements de Lycurgue, le premier et le plus important fut celui du sénat. Le sénat, comme dit Platon[13], vint se mêler à la puissance royale, pour en tempérer la fougue, et, armé d’un pouvoir égal à celui des rois, fournir à l’État, dans les grandes occasions, un moyen de salut, et les leçons de la sagesse. Le gouvernement avait flotté, jusqu’alors, dans une agitation continuelle, poussé tantôt, par les rois, vers la tyrannie, et tantôt, par le peuple, vers la démocratie. Le sénat, entre ces deux forces opposées, fut comme un contre-poids qui les tint en équilibre, et qui assura pour longtemps l’ordre et la stabilité des choses. Les vingt-huit sénateurs se rangeaient toujours du côté des rois, quand il fallait arrêter les progrès de la démocratie, comme aussi ils fortifiaient le parti du peuple, pour réprimer la tyrannie au besoin. Lycurgue fixa, suivant Aristote, le nombre des sénateurs à vingt-huit, parce que, des trente citoyens qu’il s’était d’abord associés, il y en eut deux qui perdirent courage, et qui abandonnèrent l’entreprise ; mais Sphérus[14] assure que, dès le commencement, Lycurgue n’avait pris que vingt-huit conseillers. Peut-être, en cela, eut-il égard à la propriété de ce nombre, formé par la multiplication de sept par quatre, et qui est, après six, le premier nombre parfait, parce qu’il est égal à ses parties[15]. Pour moi, je croirais qu’il désigna vingt-huit sénateurs, afin qu’en ajoutant les deux rois, le conseil fût composé de trente personnes en tout.
Quand le moment favorable fut arrivé, il ordonna à trente des plus considérables de se rendre en armes sur la place publique, afin d’imposer par la crainte à ses adversaires, dont Hermippus énumère les vingt plus fameux. Entre les amis de Lycurgue, un surtout prit grande part à l’entreprise, et contribua à l’établissement des lois : il se nommait Arthmiadas. Au commencement de l’émeute, Charilaüs, craignant qu’on en voulût à sa personne, s’enfuit dans le temple Chalciœcos[12] ; ensuite, instruit des vrais desseins de Lycurgue, et rassuré, d’ailleurs, par les serments qu’on lui fit, il sortit du temple, et il donna son approbation à tout ce qui se faisait, car il était d’un naturel pacifique. C’est cette douceur de caractère qui fît dire un jour à Archélaüs, son collègue dans la royauté, devant qui on louait la bonté de ce jeune homme : « Comment Charilaüs ne serait-il pas bon, lui qui n’est pas rude aux méchants mêmes ? »
Ce projet arrêté, il alla d’abord à Delphes, pour consulter le dieu, offrit un sacrifice, et revint avec cet oracle fameux, où la Pythie l’appelait l’ami des dieux, et un dieu plutôt qu’un homme. Elle avait ajouté qu’Apollon lui accordait sa demande ; qu’il lui serait donné de faire de bonnes lois, et qui l’emporteraient infiniment sur les institutions des autres peuples. Encouragé par ces promesses, Lycurgue s’ouvrit de son dessein aux premiers de la ville, et il les pressa de le seconder. Il s’était d’abord adressé secrètement à ses amis ; puis, il avait fini peu à peu par gagner un grand nombre d’autres citoyens, et par les rallier à son dessein.
Cependant les Lacédémoniens regrettaient Lycurgue absent. Plus d’une fois ils envoyèrent le prier de revenir, alléguant que les rois qu’ils avaient ne différaient du simple peuple que par leurs titres et par les honneurs ; au lieu qu’ils reconnaissaient, dans Lycurgue, le don naturel du commandement, et l’autorité qui entraîne à son gré les hommes. Les rois eux-mêmes[11] désiraient son retour, espérant que sa présence servirait de frein à la licence et à l’indocilité de la multitude. Il trouva, quand il revint, les esprits si bien disposés, qu’à l’instant même il entreprit de détruire les abus, et de changer la forme du gouvernement, persuadé que des lois partielles n’auraient aucune utilité, et qu’il fallait, comme dans un corps mal constitué et tout plein de maladies, détruire, par des remèdes et des purgatifs, les humeurs vicieuses, et changer le tempérament, avant de prescrire un régime tout nouveau.