Messages de LXDRZVRV

Il fit ensuite fortifier le Pirée[47], parce qu’il avait reconnu la commodité de ce port. Faire ainsi prendre au peuple athénien le goût de la mer, c’était suivre une politique tout opposée à celle des anciens rois d’Athènes. Ceux-ci, dit-on, afin d’éloigner les citoyens du commerce maritime, et de leur faire abandonner désormais la navigation pour l’agriculture, avaient répandu cette fable, où, Minerve et Neptune se disputant le patronage de l’Attique, Minerve montra aux juges l’olivier sacré, et gagna sa cause. Thémistocle ne colla point le Pirée à la ville, comme le prétend Aristophane le comique[48] ; mais il rattacha la ville au Pirée, et la terre à la mer. C’était fortifier le peuple contre les nobles, et le remplir de confiance en lui-même, que de mettre ainsi l’autorité entre des mains de matelots, de pilotes et de rameurs. Aussi, dans la suite, la tribune du Pnyx, qui regardait la mer, fut-elle tournée du côté de la terre par les trente tyrans : ils pensaient que les forces maritimes engendrent la démocratie, tandis que l’oligarchie trouve moins de résistance chez les laboureurs. Thémistocle avait imaginé, dans l’intérêt de la marine athénienne, un projet extraordinaire. Depuis la retraite de Xerxès, la flotte des Grecs était à Pagases[49], où elle hivernait. Il dit un jour aux Athéniens, en pleine assemblée, qu’il avait un dessein dont l’exécution leur serait avantageuse et salutaire, mais que ce dessein, il ne devait pas le faire connaître au public. Les Athéniens ordonnèrent qu’il le communiquât à Aristide, et qu’il se mît à l’œuvre, si Aristide approuvait. Thémistocle dit à Aristide qu’il avait conçu la pensée de brûler la flotte des Grecs. Aristide rentra dans l’assemblée, et il y déclara que le projet dont Thémistocle méditait l’exécution était à la fois le plus utile et le plus injuste. Les Athéniens ordonnèrent à Thémistocle d’y renoncer.
Après les exploits que j’ai retracés, il s’occupa, sans perdre un instant, de rebâtir et de fortifier Athènes, et il conjura l’opposition des éphores[46] à prix d’argent. Tel est le récit de Théopompe. Selon la tradition la plus accréditée, il employa la ruse. Il se rendit à Sparte, avec le titre d’ambassadeur ; et, comme les Spartiates se plaignaient de ce qu’on fortifiait Athènes, et qu’ils s’appuyaient du témoignage de Poliarque, envoyé expressément par les Éginètes pour accuser les Athéniens, il nia le fait, et il proposa de dépêcher des gens à Athènes, pour s’en assurer. Il ne voulait que gagner du temps pour achever les murailles, tout en donnant aux Athéniens, dans ceux qu’on enverrait, des otages de sa personne. Le but fut atteint. Les Lacédémoniens, instruits de la vérité, dissimulèrent leur ressentiment, et ils le laissèrent partir sans lui faire aucun mal.
Sa passion pour la gloire était extrême, à en juger par les traits qu’on rapporte de lui. Quand les Athéniens l’eurent élu chef de la flotte, il cessa d’expédier à leur tour du rôle et les affaires des particuliers et celles de l’État : celles qui lui survenaient, il les remit toutes pour le jour où il devait s’embarquer, afin qu’en le voyant juger à la fois ce grand nombre d’affaires, et parler à tant de sortes de gens, on conçut une haute idée de sa grandeur et de sa puissance. Une autre fois, il regardait, le long du rivage de la mer, les cadavres qu’y avaient apportés les flots : il en vit plusieurs qui avaient des bracelets et des colliers d’or. Il continua son chemin ; mais, montrant ces objets à un de ses amis qui le suivait : « Prends cela pour toi, lui dit-il ; car tu n’es pas Thémistocle. » Antiphatès, qui avait été autrefois un beau jeune homme, et qui avait alors traité orgueilleusement Thémistocle, lui faisait assidûment sa cour, depuis que Thémistocle avait un nom célèbre. « Mon ami, dit celui-ci, nous sommes devenus sages en même temps, mais tous deux un peu tard. » Il disait que ce n’était ni de l’estime ni de l’admiration qu’avaient pour lui les Athéniens, mais qu’ils se servaient de lui comme on fait d’un platane : on va se réfugier sous ses rameaux, pendant l’orage ; et, lorsque le calme est revenu, on le dépouille et on l’ébranche. Un Sériphien lui disait que ce n’était pas à lui-même qu’il devait son illustration, mais à sa patrie. « Tu dis vrai, répondit Thémistocle ; mais ni moi, né à Sériphe[45], je n’eusse connu la gloire, ni toi, né à Athènes. » Un des autres chefs, qui croyait avoir rendu à la république quelque signalé service, se vantait devant Thémistocle, et comparait ses actions avec les siennes. « Le jour de fête, dit Thémistocle, eut dispute avec son lendemain. Celui-ci se plaignait qu’il n’avait pas un moment de loisir, et qu’il était accablé de travail, tandis que tous ne s’occupaient, durant le jour de fête, qu’à jouir à l’aise des biens amassés les autres jours. Le jour de fête répondit : Tu as raison ; mais, si je n’avais été, tu ne serais pas. Et moi, ajouta Thémistocle, si je n’avais été, où seriez-vous tous maintenant ? » Le fils de Thémistocle abusait de la tendresse de sa mère, et il se servait d’elle pour gouverner son père. Thémistocle remarquait en plaisantant que son fils avait plus de pouvoir que pas un des Grecs. « En effet, disait-il, les Athéniens commandent aux Grecs, moi aux Athéniens, sa mère à moi ; et lui à sa mère. » Il affectait en tout la singularité. Il avait une terre à vendre ; il fit annoncer, dans la criée : « On aura, par-dessus le marché, un bon voisin. » Deux prétendants lui demandaient sa fille ; il préféra l’homme de bien à l’homme riche, disant : « Je veux pour gendre un homme qui ait besoin de richesses, plutôt que des richesses qui aient besoin d’un homme. » Telles étaient les saillies de Thémistocle.
Hérodote dit qu’Égine, dans bette journée, se distingua entre toutes les villes, mais que les Grecs, d’un accord unanime, donnèrent à Thémistocle le premier rang entre les braves, avec regret cependant, parce qu’ils portaient envie à sa gloire. En effet, quand les chefs furent rentrés à l’isthme, ils prêtèrent serment sur l’autel, et ils portèrent leurs suffrages : or, chacun d’eux s’était adjugé le premier rang, et avait donné le second à Thémistocle. Pour les Lacédémoniens, ils l’emmenèrent à Sparte. Là, ils décernèrent à Eurybiade le prix de la valeur, et à Thémistocle une branche d’olivier, prix de la sagesse ; ils firent don à celui-ci du plus beau char qui fût dans la ville, et, lorsqu’il partit, trois cents jeunes hommes le reconduisirent, par honneur, jusqu’aux frontières de l’État. On dit aussi qu’aux premiers jeux Olympiques qui suivirent, Thémistocle ayant paru dans le stade, les spectateurs oublièrent les combattants, et eurent, durant tout le jour, les yeux fixés sur lui : ils le montraient aux étrangers, avec des cris d’admiration et des battements de mains. Thémistocle, dans son ravissement, avoua à ses amis que c’était là une digne récompense des peines qu’il s’était données pour la Grèce.
Après la bataille, Xerxès, qui voulait lutter encore en dépit de sa défaite, entreprend de combler le détroit, pour faire passer à Salamine, sur des levées, son armée de terre, et pour y attaquer les Grecs. Thémistocle proposa, mais seulement dans le dessein de sonder Aristide, qu’on allât dans l’Hellespont, couper le pont de bateaux. « C’est le moyen, ajoutait-il, de prendre l’Asie dans l’Europe. » Aristide ne goûta point ce projet, et dit : « Jusqu’à ce jour, nous n’avons eu affaire qu’à un barbare amolli par les délices ; mais, si nous l’enfermons dans la Grèce, et que la crainte réduise à la nécessité de combattre un homme qui commande à des troupes si nombreuses, alors il ne se tiendra plus assis sous un pavillon d’or, et tranquille spectateur du combat : il osera tout, et il se portera partout au danger ; il réparera ses pertes, et il livrera sa fortune à de plus sages conseils. Ainsi donc, Thémistocle, loin de rompre le pont qui existe, il faudrait pouvoir lui en bâtir un second, pour chasser l’ennemi au plus vite hors de l’Europe. - Si tu juges ce parti utile, reprit Thémistocle, hâtons-nous, tous ensemble, d’aviser et imaginer quelque stratagème, pour délivrer la Grèce de sa présence le plus promptement possible. » On s’en tint à cette idée ; et Thémistocle prit un eunuque de Xerxès, nommé Arnacès, qui se trouvait parmi les prisonniers, et il l’envoya porter au roi ce message : Que les Grecs, vainqueurs sur mer, se préparent à faire voile vers l’Hellespont, pour y couper le pont de bateaux qu’il avait construit ; que Thémistocle, inquiet pour le salut du roi, lui conseille de regagner en hâte les mers de son obéissance, et de repasser en Asie ; que, de son côté, Thémistocle trouvera des prétextes pour amuser les alliés, et pour retarder leur poursuite. À cette nouvelle, le barbare, saisi d’effroi, fit précipitamment sa retraite. Mardonius justifia la prudence de Thémistocle et d’Aristide. Car la Grèce courut, à Platées, un danger extrême ; et pourtant elle n’y eut à lutter que contre une faible portion de l’armée de Xerxès.
Lycomède, Athénien, un des triérarques, fut le premier qui s’empara d’un vaisseau ennemi : il en enleva les enseignes, et il les consacra à Apollon Daphnéphore[44]. Les Grecs avaient, de front, le même nombre de vaisseaux que les barbares, à cause du détroit, où ceux-ci ne pouvaient que venir à la file, et où ils s’embarrassaient les uns les autres. Ils combattirent avec tant de constance, jusqu’à la nuit, qu’ils obligèrent les Perses de prendre la fuite, et qu’ils remportèrent, comme s’exprime Simonide, cette belle et renommée victoire, le plus grand et le plus glorieux exploit qu’aient jamais accompli sur mer ni les Grecs ni les barbares ; l’œuvre de la valeur et du courage de tous les soldats, et aussi de la prudence et de l’habileté de Thémistocle.
Le combat en était là, lorsqu’il parut, dit-on, une grande lumière du côté d’Éleusis, et que la plaine, depuis Thriasie[41] jusqu’à la mer, retentit de voix confuses, comme d’un grand nombre d’hommes menant le chœur mystique d’Iacchus[42]. On crut voir un nuage de poussière, soulevé par la marche de cette foule bruyante, monter peu à peu dans les airs, puis redescendre et tomber sur les vaisseaux. D’autres avaient vu, disaient-ils, des figures d’hommes armés apparaître, qui, de l’île d’Égine, tendaient les mains vers les trirèmes des Grecs. On conjectura que c’étaient les Éacides[43], dont on avait invoqué le secours avant le combat.
Ariamène, amiral de Xerxès, guerrier plein de courage, le plus brave et le plus juste des frères du roi, montait un grand vaisseau, d’où il lançait, comme du haut d’une muraille, une grêle de flèches et de traits du côté où combattait Thémistocle. Aminias de Décélie[38] et Sosiclès de Pédiée[39] poussèrent à sa rencontre, avec tant d’impétuosité, que les deux vaisseaux se heurtèrent de leurs becs d’airain, et qu’ils s’entr’accrochèrent. Ariamène sauta dans la trirème athénienne ; mais les deux guerriers l’y reçurent vigoureusement et à coups de javelines, et ils le précipitèrent dans la mer. Artémise[40] reconnut son corps, qui flottait parmi d’autres débris, et elle le rapporta à Xerxès.

Quant au nombre des vaisseaux des barbares, le poëte Eschyle dit, dans la tragédie des Perses[36], parlant comme témoin, et d’après des renseignements sûrs :

Xerxès, j’en suis garant, avait mille
Vaisseaux en somme, sans compter ses fins voiliers,
Au nombre de deux cent sept. Voilà la vérité.

Les Athéniens en avaient cent quatre-vingts, montés chacun de dix-huit soldats, qui combattaient du haut du pont : quatre de ces soldats étaient des archers, et les autres étaient des hoplites[37]. Thémistocle ne fut pas moins habile, ce semble, à choisir le moment que le lieu du combat : il prit garde de n’engager l’action, contre la flotte des barbares, qu’à l’heure où il souffle régulièrement de la mer un vent très-fort, qui soulève les vagues dans le détroit. Cette agitation n’incommodait nullement les vaisseaux des Grecs, qui étaient plats et de médiocre hauteur. Mais ceux des barbares, qui avaient la proue relevée, le pont très-haut, et qui étaient pesants à la manœuvre, tournoyaient sous l’effort, et ils présentaient le flanc aux Grecs. Ceux-ci chargeaient vivement l’ennemi, attentifs à exécuter les ordres de Thémistocle, celui des généraux qui savait le mieux ce qu’il fallait faire.

Pendant que Thémistocle faisait un sacrifice sur la trirème du commandement, on lui amena trois prisonniers d’une beauté remarquable, magnifiquement vêtus, et tout chargés d’ornements d’or : on les disait fils d’Artayctus et de Sandaucé, sœur du roi. À peine le devin Euphrantidès les eut-il aperçus, qu’une grande flamme tout étincelante jaillit des victimes, et qu’un éternuement retentit à droite. Le devin prend la main de Thémistocle ; il lui commande de donner à Bacchus Omestès[35] les jeunes gens en offrande, et de les lui immoler. C’était, disait-il, le moyen d’assurer le salut des Grecs et leur victoire. Thémistocle, à cette singulière et cruelle exigence du devin, fut frappé de stupeur ; mais la multitude, comme c’est l’ordinaire dans les conjonctures difficiles et dans les périls extrêmes, comptait bien plus, pour son salut, sur l’étrange que sur les moyens avoués par la raison : elle se mit à invoquer le dieu tout d’une voix ; et, menant les prisonniers au pied de l’autel, elle exigea, à toute force, que le sacrifice s’accomplît, comme le devin l’avait ordonné. C’est du moins ce que conte Phanias de Lesbos, philosophe, et homme savant dans les antiquités de l’histoire.
Aristide, fils de Lysimachus, s’aperçut le premier de ce mouvement. Il se rendit à la tente de Thémistocle, dont il n’était pas l’ami, et qui l’avait fait bannir, comme je l’ai dit plus haut. Thémistocle sortit à sa rencontre. « Nous sommes enveloppés, » lui dit Aristide. Thémistocle, qui connaissait sa probité, et que charmait sa présence à cet instant, lui découvre ce qu’il avait fait par le moyen de Sicinus, et le prie de retenir les Grecs et de travailler avec lui, puisqu’il avait toute leur confiance, à les faire combattre dans le détroit. Aristide, après avoir loué Thémistocle, va trouver les généraux et les triérarques, et il les exhorte vivement au combat. Pourtant ils doutaient encore qu’il n’y eut plus d’issue, lorsqu’une trirème de Ténédos[32], commandée par Panétius, passa aux Grecs, et leur confirma la nouvelle. La colère et la nécessité décidèrent donc les Grecs à tenter l’événement. Le lendemain, à la pointe du jour, Xerxès se plaça sur une hauteur, d’où il surveillait sa flotte et les dispositions de la bataille. C’était, suivant Phanodème[33] au-dessus du temple d’Hercule, près de l’endroit le plus resserré du canal qui sépare l’île de Salamine de l’Attique ; mais, suivant Acestodore[34], c’était à la limite de la Mégaride, sur les coteaux qu’on appelle les Cornes. Assis sur un trône d’or, Xerxès avait à ses côtés plusieurs secrétaires, chargés d’écrire tous les événements du combat.
Thémistocle, qui voyait avec douleur que les Grecs, en se dispersant chacun dans leurs villes, allaient perdre tout l’avantage que leur donnaient la nature du lieu et cet étroit passage, imagina la ruse dont l’instrument fut Sicinus. Sicinus était un prisonnier de guerre, Perse de nation, mais ami de Thémistocle, et précepteur de ses enfants. Thémistocle le dépêche secrètement au Perse, avec ordre de lui dire que Thémistocle, général des Athéniens, se dévouait aux intérêts du roi, et qu’il lui faisait donner le premier l’avis que les Grecs pensaient à prendre la fuite ; qu’il lui conseillait de ne les pas laisser échapper, mais de profiter, pour attaquer et détruire leurs forces navales, du désordre où les jetait l’absence de leurs troupes de terre. Cet avis combla de joie Xerxès, qui n’y vit qu’une preuve du dévouement de Thémistocle. Il fit porter aussitôt aux capitaines des navires l’ordre de détacher, tandis que le reste de la flotte se remplirait à loisir, deux cents vaisseaux à l’instant même, pour aller se saisir de tous les passages et cerner les îles, afin que pas un des ennemis n’échappât.
Quelques-uns disent qu’à l’instant où Thémistocle tenait ce propos de dessus le tillac de son vaisseau, une chouette parut, qui vola vers la droite de la flotte, et qui vint se poser sur le haut d’un mât. Ce fut là surtout ce qui rangea les Grecs à l’opinion de Thémistocle, et les décida à combattre sur mer. Mais, quand la flotte ennemie se montra sur les côtes de l’Attique, vers le port de Phalère[31], et qu’elle couvrit tous les rivages des environs ; quand le roi lui-même en personne fut descendu vers la mer avec son armée de terre, et qu’il eut déployé aux yeux cette foule immense, alors les raisons de Thémistocle s’effacèrent de l’esprit des Grecs : les Péloponnésiens tournaient de nouveau leurs regards vers l’isthme ; ils ne souffraient pas même qu’on proposât d’autre avis. Il fut donc résolu qu’on partirait la nuit même ; et l’ordre de partir fut donné aux pilotes.
Eurybiade, que la prépondérance de Sparte avait fait nommer chef suprême de la flotte, était un homme faible de cœur en face du danger[29] : il voulait mettre à la voile, et naviguer vers l’isthme, où s’était rassemblée l’armée de terre des Péloponnésiens. Thémistocle s’y opposa ; et c’est à cette occasion qu’il fit les réponses qu’on a conservées. « Thémistocle, lui dit Eurybiade, on bâtonne, dans les jeux publics, ceux qui partent avant le signal. Il est vrai, répondit Thémistocle ; mais on ne couronne point ceux qui restent les derniers. » Eurybiade ayant levé son bâton, comme pour le frapper : « Frappe, lui dit Thémistocle, mais écoute. » Eurybiade, émerveillé de cette douceur, l’invita à parler. Thémistocle commençait à le ramener à son avis ; mais quelqu’un se mit à dire : « Il ne sied pas, à un homme qui n’a plus de ville, de conseiller, à ceux qui en ont, de les abandonner et de trahir leurs patries. » Thémistocle, rétorquant le mot : « Misérable, dit-il, si nous avons abandonné nos maisons et nos murailles, c’est que nous n’avons pas voulu devenir esclaves, par amour pour des choses inanimées. Mais il nous reste encore la plus grande des villes de la Grèce : ce sont ces deux cents trirèmes, qui sont ici pour vous secourir, si vous consentez à ce qu’elles vous sauvent. Au reste, si vous partez, si vous nous trahissez une seconde fois, bientôt on entendra dire dans la Grèce que les Athéniens possèdent une ville libre, et un pays non moins beau que celui qu’ils ont perdu. » Eurybiade, à ces paroles de Thémistocle, comprit avec terreur les périls où le pourrait laisser la retraite des Athéniens. Un Érétrien voulait parler contre Thémistocle. « Hé quoi, dit celui-ci, vous parlez aussi de guerre, vous autres qui avez, comme les teuthides[30], une épée et pas de cœur. »
Voilà des faits bien glorieux pour Thémistocle ; mais il ne s’en tint pas là encore. Il s’apercevait que les citoyens regrettaient Aristide, et qu’ils craignaient que le ressentiment ne le portât à se joindre aux barbares, et qu’il ne ruinât les affaires de la Grèce ; car c’était avant la guerre, que la faction de Thémistocle l’avait fait condamner par l’ostracisme. Il proposa donc un décret, en vertu duquel tous les citoyens bannis pour un temps étaient autorisés à revenir, comme à faire et à dire, conjointement avec les autres citoyens, tout ce qui serait utile pour le salut de la Grèce.
Le trésor public d’Athènes était vide : l’Aréopage, au rapport d’Aristote, donna huit drachmes[26] à chaque soldat, et c’est à lui qu’on dut aussi les moyens de compléter l’armement des trirèmes ; mais, suivant Clidémus[27], cet argent provenait d’un stratagème de Thémistocle. Clidémus raconte que, lorsque les Athéniens furent descendus au Pirée, l’égide de la statue de Minerve se trouva perdue ; que Thémistocle, en fouillant partout, sous prétexte de la chercher, trouva une grande quantité d’argent, que chacun avait caché parmi ses hardes. Cet argent fut mis à la disposition de l’État, et les soldats purent faire les provisions nécessaires. Enfin, la ville vogua sur les flots. On se sentait, à ce spectacle, tout saisi de compassion ; on admirait surtout l’intrépidité de ces hommes envoyant ainsi leurs parents dans une ville étrangère, et passant à Salamine, sans se laisser ébranler par les gémissements, les larmes et les embrassements de leurs femmes. Mais, surtout, ce qu’on ne pouvait voir sans pitié, c’était cette foule de vieillards que leur grand âge ne permettait pas de transporter[28]. À ce sentiment douloureux se joignait une sorte d’attendrissement, à la vue de ces animaux domestiques et privés, qui couraient çà et là sur le rivage, avec des hurlements plaintifs, et rappelant leurs maîtres. On cite, entre autres, le chien de Xanthippe, père de Périclès : il ne put se résoudre à quitter son maître ; il se jeta à la mer, et il nagea près de son vaisseau jusqu’à Salamine, où il expira aussitôt, épuisé de fatigue. On montre encore un endroit appelé le Tombeau du Chien, où l’on dit qu’il fut enterré.
Enfin son avis prévalut ; et il dressa un décret, par lequel les Athéniens mettaient leur ville sous la garde de Minerve, leur protectrice, et qui commandait que tout homme en âge de porter les armes s’embarquât sur la flotte, et que chacun pourvût, du mieux qui lui serait possible, à la sûreté de sa femme, de ses enfants et de ses esclaves. Le décret fut ratifié ; et la plupart des Athéniens envoyèrent leurs parents et leurs femmes à Trézène[24], où on les reçut avec toutes sortes de bons procédés. Les Trézéniens ordonnèrent qu’ils seraient nourris aux dépens du public, et ils assignèrent, pour chaque personne, deux oboles[25] par jour. Ils permirent aux enfants de cueillir des fruits partout où il leur plairait, et ils fournirent aux honoraires des maîtres chargés de les instruire. Ce décret fut l’œuvre de Nicagoras.
Cependant Xerxès avait pénétré, par la Doride supérieure, jusque dans la Phocide : il brûlait et il saccageait les villes des Phocéens, sans que les Grecs vinssent les secourir, quoique les Athéniens priassent qu’on allât faire tête à l’ennemi dans la Béotie, afin de couvrir l’Attique, comme ils étaient allés eux-mêmes par mer à Artémisium, pour la défense commune. Mais personne ne les écoutait : les autres Grecs ne songeaient qu’au Péloponnèse ; et ils voulaient rassembler en deçà de l’isthme toutes les forces de la Grèce, et fermer l’isthme d’une muraille, depuis une mer jusqu’à l’autre. Cet abandon irrita les Athéniens, et les jeta dans la tristesse et le découragement. Seuls, comme ils l’étaient, ils ne pouvaient songer à combattre tant de milliers d’ennemis ; et l’unique parti qu’il leur restât à prendre, c’était d’abandonner Athènes, et de monter sur les vaisseaux. Mais le peuple ne pouvait s’y résoudre, persuadé qu’il n’y avait nul espoir de vaincre, nul salut possible, si l’on abandonnait les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. Alors Thémistocle, qui désespérait de déterminer le peuple par des raisonnements humains, eut recours aux prodiges et aux oracles, comme on a recours à la machine dans la tragédie[23]. Le prodige qu’il supposa fut la disparition du dragon de Minerve, qu’on ne vit point, ces jours-là, dans le sanctuaire. Les prêtres trouvèrent intactes les oblations qu’on lui faisait chaque jour, et ils répandirent parmi le peuple, à l’instigation de Thémistocle, que la déesse avait quitté la ville, en leur montrant le chemin de la mer. Puis Thémistocle fit valoir l’autorité de l’oracle : les murailles de bois dont parlait le dieu ne signifiaient, disait-il, rien autre chose que les vaisseaux ; et c’était pour cela que le dieu donnait à Salamine le titre de divine, et non celui de malheureuse et de funeste, parce que cette île donnerait son nom à un éclatant exploit des Grecs.
Cependant, quand on reçut, à Artémisium, des nouvelles des Thermopyles ; quand on apprit la mort de Léonidas, et que Xerxès était maître des passages de terre, on rentra dans l’intérieur de la Grèce, les Athéniens fermant la marche, tout orgueilleux de leurs exploits. Thémistocle côtoyait le rivage ; et, là où il voyait que les ennemis, à coup sûr, viendraient mouiller l’ancre et se rafraîchir, il faisait graver de grandes lettres, ou sur les pierres qu’il trouvait par hasard, ou sur d’autres qu’il faisait placer dans les endroits commodes pour les relâches et les aiguades. Ces inscriptions s’adressaient aux Ioniens : « Venez, s’il vous est possible, vous réunir à vos pères, à ceux qui s’exposent les premiers pour défendre votre liberté. Si vous ne le pouvez pas, du moins, durant les combats, harcelez l’armée des barbares, et jetez-y le désordre. » Il espérait, par là, ou attirer les Ioniens dans le parti des Grecs, ou les effrayer, en les rendant suspects aux barbares.

Artémisium est un promontoire de l’île d’Eubée, qui s’étend au nord au-dessus d’Histiée : en face est Olizon, dans le pays où régna jadis Philoctète. Il y a, sur le promontoire, un petit temple, consacré à Diane, surnommée Orientale. Il est entouré d’un bois, et décoré d’un portique de pierre blanche : cette pierre, quand on la frotte avec la main, rend l’odeur du safran, et en prend la couleur. Sur une des colonnes, sont inscrits les vers élégiaques suivants :

Mille nations étaient venues des contrées de l’Asie ;
Mais les enfants d’Athènes, sur ces mers,
Ont détruit leur flotte ; et, quand l’armée des Mèdes eut péri,
Ils ont élevé ces trophées à la vierge Diane.