Messages de LXDRZVRV
La maison des Furius n’avait pas eu jusque-là un grand lustre : il fut le premier Furius qui se fit un nom[2]. Son mérite personnel le fit remarquer dans la grande bataille contre les Èques et les Volsques, où il servait sous le dictateur Postumius Tubertus[3]. C’est lui qui avait commencé la charge, en piquant des deux en avant : blessé à la cuisse, il n’avait point quitté la mêlée : il avait arraché le trait enfoncé dans la plaie, et il s’était acharné sur les plus vaillants des ennemis, jusqu’à ce qu’ils eussent pris la fuite. Plusieurs fonctions honorables furent la récompense de sa bravoure, entre autres celle de censeur, dignité des plus considérables en ce temps-là. Un des actes de sa censure, qu’on cite avec de justes éloges, ce fut de déterminer, et par la persuasion, et par des menaces d’amendes, les célibataires à épouser les veuves, dont les guerres continuelles avaient fort augmenté le nombre. Il ne fit que céder à la nécessité, quand il soumit à l’impôt les orphelins, exempts jusqu’alors de toute redevance : il fallait bien fournir aux énormes dépenses qu’exigeaient des guerres continuelles.
CAMILLE. (Né en l’an 446 et mort en l’an 365 avant J.-C.)
Quant à Furius Camillus[1], entre toutes les grandes choses qu’on rapporte de lui, ce qu’il y a de vraiment singulier et d’étrange, c’est qu’un homme qui avait tant de fois commandé les armées et remporté des victoires éclatantes, qui exerça cinq fois la dictature, qui obtint quatre triomphes, et qui reçut le titre de second fondateur de Rome, n’ait pas été une seule fois consul. Il en faut chercher la cause dans les circonstances politiques. C’était alors le temps des discussions du sénat et du peuple. Le peuple s’opposait à l’élection des consuls : et il nommait, pour gouverner à leur place, des tribuns qui exerçaient, dans toute leur plénitude, la puissance et l’autorité consulaires, mais dont le pouvoir était moins odieux, à cause de leur nombre. C’était une consolation, pour ceux qui n’aimaient pas l’oligarchie, que de voir, à la tête des affaires, six personnes au lieu de deux. Camille, qui était alors dans toute la fleur de sa gloire, et qui se signalait par ses exploits, ne voulut point devenir consul contre le gré du peuple, bien qu’on eût tenu plusieurs fois, à Rome, dans l’intervalle, les comices consulaires. Quant aux autres magistratures, il en obtint une foule, et dans tous les genres : et il s’y comporta de telle façon, que l’autorité, même lorsqu’il commandait seul, lui fût commune avec d’autres, tandis que la gloire lui restait en propre, alors même qu’il avait des collègues. C’était, d’une part, l’effet de sa modération : il voulait exercer le pouvoir sans exciter l’envie : et de l’autre, c’était le fruit de sa prudence, qualité qui lui donnait une incontestable supériorité.
On voit encore, sur la place publique de Magnésie, le splendide tombeau de Thémistocle. On ne doit pas ajouter foi à ce que dit Andocide[77], dans son discours à ses amis, que les Athéniens déterrèrent ses restes, et qu’ils les jetèrent au vent. Ce n’est là qu’un mensonge, imaginé comme un moyen d’irriter les nobles contre le peuple. Phylarque[78] dans son histoire, a eu recours à une sorte de machine tragique : il fait intervenir, pour exciter la pitié et émouvoir vivement les cœurs, je ne sais quels Néoclès et Démopolis, fils de Thémistocle. Mais c’est une pure fiction, et qui saute aux yeux du premier venu. Diodore le Périégète[79] dit, dans son livre des Tombeaux, mais plutôt par conjecture que comme chose certaine, qu’il y a, près du Pirée, en venant du promontoire Alcimus, une langue de terre qui s’avance en forme de coude ; et qu’on trouve, après avoir doublé cette pointe, dans un endroit où la mer est toujours calme, une base fort grande, sur laquelle s’élève, en forme d’autel, le tombeau de Thémistocle. C’est ce que témoignerait, suivant lui, Platon le comique[80], dans ces vers ;
Ta tombe s’élève dans un lieu favorable,
Où elle sera l’éternel objet de la vénération des voyageurs.
Elle verra et ceux qui sortent du port, et ceux qui arrivent ;
Et, quand les vaisseaux combattront, ce sera son spectacle.
Les descendants de Thémistocle sont encore en possession, à Magnésie, de quelques honneurs particuliers, dont jouissait Thémistocle l’Athénien, qui fut mon camarade et mon ami, à l’école du philosophe Ammonius.
Thémistocle laissa trois fils d’Archippe, fille de Lysandre, du dème d’Alopèce : Archéptolis, Polyeucte et Cléophante. Platon le philosophe parle de Cléophante comme d’un écuyer habile[76], mais qui n’avait du reste nul mérite. Avant ceux-là il en avait eu deux autres : Néoclès, qui était mort, dans son enfance, d’une morsure de cheval, et Dioclès, que Lysandre, son aïeul, avait adopté pour fils. Il eut aussi plusieurs filles : Mnésiptoléma, née d’un second mariage, qui avait épousé Archeptolis son frère, fils d’une autre mère ; Italia, femme de Panthoïde de Chios ; Sybaris, femme de Nicomède, Athénien ; Nicomaché, qu’après la mort de son père, ses frères donnèrent à Phrasiclès, fils d’un frère de Thémistocle, et qui était venu d’Athènes à Magnésie. C’est Phrasiclès qui éleva chez lui la plus jeune des sœurs, Asia.
Mais la révolte de l’Égypte, soutenue par les Athéniens, et les progrès de la flotte des Grecs, qui s’était avancée jusqu’à Cypre et aux côtes de la Cilicie, et enfin toute la mer soumise par Cimon, tournèrent la pensée du roi du côté des Grecs : il songea à s’opposer à leurs entreprises, et à les empêcher de se fortifier contre lui. Déjà ses troupes se mettaient en mouvement, et les généraux se rendaient à leurs postes. Des courriers sont expédiés à Magnésie, et ils portent à Thémistocle, au nom du roi, l’ordre de prendre en main le commandement de l’expédition contre les Grecs, et de s’acquitter de ses promesses. Mais Thémistocle ne retrouva plus dans son cœur assez de ressentiment contre ses concitoyens ; et la gloire et la puissance qui lui étaient offertes ne purent pas davantage le décider à la guerre. Peut-être croyait-il le succès impossible ; car la Grèce avait alors plus d’un grand général, entre autres Cimon, qu’un bonheur singulier accompagnait dans toutes ses entreprises. Mais un motif surtout l’arrêtait, c’était la honte qu’il y aurait, pour lui, à flétrir la gloire de ses exploits et tant de trophées illustres. Aussi prit-il la magnanime résolution de couronner sa vie par une fin digne de lui. Il fit un sacrifice aux dieux, assembla ses amis ; et, après un embrassement d’adieu, il but, suivant la tradition vulgaire, du sang de taureau, ou, comme d’autres disent, un poison très-actif. C’est ainsi qu’il mourut à Magnésie, âgé de soixante-cinq ans, après une vie passée presque tout entière dans l’administration des affaires publiques et dans le commandement des armées[75]. L’admiration du roi pour Thémistocle s’accrut encore, dit-on, quand il eut appris la cause et le genre de sa mort ; et toujours depuis il traita avec une grande bonté sa famille et ses amis.
En passant à Sardes, il profita de son loisir pour y visiter les temples, qui sont magnifiques, et pour examiner la multitude des offrandes qu’on y avait consacrées. Il vit, dans le temple de la mère des dieux, la jeune fille Hydrophore[74], comme on nommait une statue de bronze haute de deux coudées, que lui-même avait fait faire, pendant qu’il était intendant des eaux à Athènes : c’était l’emploi du produit des amendes auxquelles il condamnait ceux qui détournaient les eaux publiques dans des canaux particuliers ; et il l’avait consacrée dans un temple. Soit qu’il souffrît de voir son offrande ainsi prisonnière, ou qu’il voulût faire montre aux Athéniens de tous les honneurs et du crédit dont il jouissait dans les États du roi, il parla de la statue au satrape de Lydie, et il lui demanda la permission de la renvoyer à Athènes. Le barbare, irrité de cette demande, lui dit qu’il allait en écrire au roi. Thémistocle, effrayé, recourut au gynécée, et il se concilia, à prix d’argent, les concubines du satrape. Celui-ci s’apaisa ; mais ce fut pour Thémistocle une leçon d’être à l’avenir plus réservé, et de se mettre en garde contre l’envie des barbares. Aussi ne parcourut-il point les autres contrées de l’Asie, quoi qu’en dise Théopompe ; il se fixa à Magnésie, où il recueillait le fruit des grands bienfaits du roi, et où il recevait les mêmes honneurs que les grands de la Perse. Il y vécut longtemps paisible ; car le roi n’avait pas le temps de songer aux affaires de la Grèce, occupé qu’il était dans les hautes provinces de l’empire.
Il descendait vers les côtes maritimes de l’empire, pour les affaires de la Grèce ; et c’est alors qu’un Perse, nommé Épixyès, satrape de la haute Phrygie, lui dressa des embûches, et aposta des Pisidiens pour l’assassiner, pendant la nuit qu’il passerait dans la ville de Léontocéphale[72]. Mais, comme il dormait sur le midi, la mère des dieux lui apparut, et lui dit : « Thémistocle, évite la tête de lion, de peur de tomber dans les griffes du lion. Pour prix de cet avertissement, je demande que tu voues à mon service ta fille Mnésiptoléma. » Thémistocle s’éveille en sursaut, fait sa prière à la déesse, quitte le grand chemin, prend un détour pour éviter l’endroit fatal, et ne s’arrête qu’à la nuit fermée. Une des bêtes de somme, qui portait sa tente, était tombée dans la rivière : les gens de Thémistocle étendirent les tapisseries, pour les faire sécher. Cependant les Pisidiens accoururent, l’épée à la main ; et, ne reconnaissant pas, au clair de la lune, les tapisseries qui séchaient, ils les prirent pour la tente de Thémistocle ; et ils comptaient bien l’y trouver endormi. Ils en étaient tout près, et ils levaient déjà la tapisserie ; mais ceux des gens de Thémistocle qui faisaient le guet tombèrent sur eux, et se saisirent de leurs personnes. Échappé ainsi au danger, Thémistocle, pour remercier la déesse de cette apparition merveilleuse, bâtit à Magnésie un temple de Dindymène[73], et il en institua prêtresse sa fille Mnésiptoléma.
On crut, dans le public, que Thémistocle ne lui parlait que des affaires de la Grèce ; mais les changements que le roi fit subir à sa cour, et la disgrâce dont il frappa, en ce temps-là, quelques-uns de ses amis, valurent à Thémistocle la haine des grands, persuadés qu’il avait eu la hardiesse de dire franchement au roi ce qu’il pensait d’eux. Il est vrai que les honneurs qu’on faisait aux étrangers n’approchaient nullement de ceux que recevait Thémistocle. Thémistocle était de toutes les parties de chasse du roi, de tous ses divertissements d’intérieur. Le roi le présenta même à la reine sa mère, qui l’admit dans sa familiarité. Enfin il fut instruit, par ordre du roi, dans la doctrine des Mages. Un jour, Démarate le Spartiate, invité par le roi à lui demander un présent, demanda qu’il lui fût permis de se promener à cheval dans Sardes, la tiare sur la tête, comme les rois de Perse. Mithropaustès, cousin du roi, lui prenant la main, lui dit : « Démarate, cette tiare n’aurait point assez de cervelle à couvrir. Prisses-tu en main la foudre, tu ne serais pas pour cela Jupiter. » Le roi, irrité de la demande, repoussa durement Démarate ; et rien ne semblait pouvoir calmer son ressentiment. Thémistocle sollicita pour Démarate, et il vint à bout de la réconciliation. Aussi dit-on que, dans les temps qui suivirent, alors que les Perses eurent avec la Grèce des relations plus fréquentes, ce que les rois promettaient toujours, dans leurs lettres aux Grecs qu’ils voulaient attirer près d’eux, c’était de les faire plus grands que n’avait été Thémistocle. On ajoute que Thémistocle, au milieu de cette fortune, et déjà l’objet de tous les empressements, dit à ses enfants, un jour qu’il vit sa table magnifiquement servie : « Ô mes enfants ! nous étions perdus, si nous n’eussions été perdus ! » Presque tous les auteurs assurent que le roi lui donna trois villes pour son pain, son vin et sa viande : Magnésie, Lampsaque et Myonte. Néanthès de Cyzique[70] et Phanias en ajoutent deux autres, Percote et Palescepsis[71] pour le mobilier et les vêtements.
Le lendemain, à la pointe du jour, il convoqua ses amis ; et il fit venir Thémistocle, qui n’espérait rien de bon, depuis qu’il avait vu les grands de la porte, aussitôt qu’ils avaient su son nom, lui témoigner leur malveillance, et lui dire des injures. Ajoutez que Roxanès, chef d’un corps de mille hommes, à l’instant où Thémistocle passait devant lui, lorsque le roi était déjà sur son trône et tout le monde dans un profond silence, avait dit tout bas, en soupirant : « Serpent artificieux de Grèce, c’est le bon génie du roi qui t’amène ici. » Mais, quand il eut paru devant le roi, et qu’il l’eut adoré de nouveau, celui-ci le salua, et lui dit avec bonté : « Je te dois déjà deux cents talents ; car, puisque tu es venu toi-même te remettre entre mes mains, il est juste que tu reçoives la récompense promise à celui qui t’aurait amené. » Il lui en promit encore davantage, le rassura pleinement, et l’invita à exprimer sans aucun détour sa pensée, quelle qu’elle pût être, sur les affaires de la Grèce. Thémistocle répondit : « Le discours humain est semblable aux tapisseries à personnages. Il a besoin, comme elles, d’être développé pour qu’on en contemple les figures : replié, il cache les figures, et il gâte leurs proportions. Par conséquent, il me faut du temps pour satisfaire à ta demande. » Le roi goûta la comparaison, et lui permit de prendre le temps qu’il voudrait. Thémistocle demanda un an ; et, dans cet intervalle, il apprit assez bien la langue perse, pour pouvoir s’entretenir désormais sans interprète avec le roi.
Quand on l’eut introduit devant le roi, il l’adora, et il se tint en silence jusqu’à ce que l’interprète eût reçu l’ordre de lui demander qui il était. L’interprète fit la question ; et Thémistocle répondit : « Je suis, ô roi, Thémistocle l’Athénien. Banni et persécuté par les Grecs, je viens chercher asile près de toi. J’ai fait bien du mal aux Perses ; mais je leur ai fait plus de bien encore, en empêchant qu’on les poursuivît ; quand la Grèce était sauvée, et mon pays hors de danger, il m’était bien permis de vous rendre quelque service. Aujourd’hui, mes sentiments sont conformes à ma fortune ; et je viens également disposé ou à recevoir tes bienfaits, si ton ressentiment est calmé, ou à le détourner, s’il subsiste encore. Mes ennemis te seront témoins des services que j’ai rendus aux Perses : que mon malheur te serve donc à faire éclater ta vertu, plutôt qu’à satisfaire ta vengeance. Choisis, ou de sauver la vie à un suppliant, qui vient se livrer à toi, ou de perdre un ennemi déclaré des Grecs. » Thémistocle ne s’en tint pas à ce discours. Il allégua les ordres de la volonté divine ; il rapporta la vision qu’il avait eue chez Nicogène, et un oracle de Jupiter de Dodone. « Le dieu m’a ordonné, dit-il, de me retirer auprès du prince qui porte le même nom que lui. Il ne pouvait donc s’agir que de toi ; car il n’y a que Jupiter et toi qui soyez et qu’on appelle grands rois. » Le Perse ne répondit rien à Thémistocle, tout saisi d’admiration qu’il fût pour sa grandeur d’âme et pour sa hardiesse ; mais, devant ses amis, il se félicita de cet événement, comme du plus grand bonheur qui lui pût arriver. Il pria Arimane[69] d’envoyer toujours à ses ennemis de semblables pensées, et de leur faire bannir du milieu d’eux leurs plus grands hommes. Il fit, dit-on, un sacrifice aux dieux, suivi d’un banquet ; et il était si transporté de joie, que, la nuit, on l’entendit s’écrier trois fois, au milieu de son sommeil : « J’ai Thémistocle l’Athénien ! »
Thucydide et Charon de Lampsaque[64] disent que Thémistocle n’arriva en Perse qu’après la mort de Xerxès, et que c’est au fils de Xerxès qu’il se présenta. Éphore[65], Dinon[66], Clitarque[67] Héraclide, et plusieurs autres encore, assurent qu’il parut devant Xerxès lui-même. Mais le sentiment de Thucydide semble s’accorder davantage avec les tables chronologiques, dressées, du reste, elles aussi, avec peu de fidélité. Thémistocle donc, quand il se vit au moment critique, s’adressa d’abord à Artaban, chef d’un corps de mille hommes. Il dit à Artaban qu’il était Grec de nation, et qu’il désirait entretenir le roi d’affaires d’une haute importance, et que le roi lui-même avait fort à cœur. « Étranger, répondit Artaban, les lois des hommes ne sont point partout les mêmes. Ce qui est beau pour les uns ne l’est pas pour les autres ; mais il est beau à tout homme quelconque de respecter et de maintenir les lois de son pays. Vous autres, vous estimez, dit-on, au-dessus de tout, la liberté et l’égalité : pour nous, entre tant de belles lois que nous avons, la plus belle, à nos yeux, c’est celle qui nous ordonne d’honorer le roi, et d’adorer en lui l’image du dieu qui conserve toutes choses. Si donc tu veux t’accommoder à nos usages, et l’adorer, il t’est loisible, comme à nous, de le voir et de l’entretenir. Si telles ne sont pas tes dispositions, tu ne lui pourras parler que par des intermédiaires ; car c’est la coutume, en Perse, que nul ne reçoit audience du monarque, sans l’avoir adoré. » À ces observations d’Artaban, Thémistocle répliqua : « Je suis venu, ô Artaban ! pour augmenter la gloire et la puissance du roi. Oui, j’obéirai à vos lois, puisque telle est la volonté du dieu qui a élevé si haut la fortune des Perses ; bien plus, le roi verra, par mon aide, s’augmenter le nombre de ses adorateurs. Ainsi donc, qu’il n’y ait là aucun obstacle à l’entretien que je veux avoir avec lui. - Mais, dit Artaban, sous quel nom te faut-il annoncer ? car tes sentiments n’ont rien d’un homme vulgaire. - Quant à mon nom, repartit Thémistocle, personne, Artaban, ne le saura avant le roi. » Tel est le récit de Phanias. Ératosthène[68], dans son ouvrage sur la Richesse, ajoute que ce fut une femme érétrienne, concubine d’Artaban, qui recommanda Thémistocle à celui-ci, et qui ménagea leur entrevue.
Thémistocle s’alla coucher, et il crut voir en songe un dragon, qui s’entortillait autour de son ventre, et qui se glissait le long de son cou. À peine le dragon eut touché son visage, qu’il se changea en aigle, couvrit Thémistocle de ses ailes, l’emporta un long espace de chemin, et le plaça sur un caducée d’or, qui parut tout à coup. Thémistocle s’y sentait le pied ferme, et l’âme délivrée d’une frayeur et d’un trouble extrêmes. Nicogène l’envoya donc au roi ; et voici l’expédient dont il s’avisa, pour le conduire en sûreté. Chez presque toutes les nations barbares, et surtout chez les Perses, les femmes sont l’objet d’une jalousie sauvage et impitoyable ; et non-seulement celles qu’ils ont épousées, mais même les esclaves qu’ils ont achetées, et dont ils ont fait leurs concubines. Aussi les gardent-ils si étroitement, que nul étranger ne les peut voir : dans leurs maisons, ils les tiennent sous clef ; en voyage, ils les font porter sur des chariots couverts de pavillons, et bien enfermées de tous côtés. C’est dans un de ces chariots, que Nicogène fit mettre Thémistocle ; et les gens de l’escorte répondaient, à toutes les questions des passants, que c’était une femme grecque qu’ils amenaient d’Ionie à un des grands de la porte du roi.
Arrivé à Cymé[63], il s’aperçut qu’il y avait, parmi les curieux qui couvraient le rivage, nombre de gens apostés pour l’arrêter, et, en particulier, Ergotelès et Pythodore. C’était, en effet, une riche proie pour ceux à qui tout moyen de s’enrichir est bon ; car le roi de Perse avait fait publier qu’il donnerait deux cents talents à qui le lui livrerait. Il s’enfuit donc à Éges, petite ville de l’Éolie, où il n’était connu que de son hôte Nicogène, le plus riche des Éoliens, et qui avait quelque crédit au-près des grands de la Perse. Il s’y tenait caché depuis quelques jours, lorsqu’un soir, après le souper, qui avait été suivi d’un sacrifice, Olbius, gouverneur des enfants de Nicogène, subitement inspiré, et dans un transport prophétique, prononça tout haut ce vers :
Donne à la nuit une voix ; donne-lui le conseil et la victoire.
C’est chez Admète qu’Épicratès d’Acharne[58] lui envoya sa femme et ses enfants, qu’il avait fait sortir secrètement d’Athènes. Épicratès fut, pour ce fait, cité depuis en justice par Cimon, et condamné à mort, s’il en faut croire Stésimbrote, lequel oubliant ensuite, je ne sais comment, ce qu’il a dit, ou le faisant oublier à Thémistocle, raconte qu’Épicratès fit voile pour la Sicile ; que là, il demanda au tyran Hiéron sa fille en mariage, et que, sur le refus d’Hiéron, il s’embarqua pour l’Asie. Mais ce récit n’a aucune vraisemblance ; car, Hiéron, d’après le témoignage de Théophraste, dans son livre sur la Royauté, ayant envoyé des chevaux à Olympie pour y disputer le prix de la course, et fait dresser un pavillon orné avec la plus grande magnificence, Thémistocle proposa, dans l’assemblée des Grecs, d’arracher le pavillon du tyran, et l’empêcher ses chevaux d’entrer en lice. Thucydide rapporte que Thémistocle s’embarqua à Pydna[59], pour gagner l’autre mer[60]. Personne, dans le vaisseau, ne savait qu’il fût Thémistocle, jusqu’au moment où le vent eut emporté le navire vers Naxos[61], dont les Athéniens faisaient alors le siège : là, le danger qu’il courait l’obligea de se découvrir au patron et au pilote. Il employa tour à tour, auprès d’eux, prières et menaces ; il leur déclara qu’il les accuserait devant les Athéniens, en dépit de la vérité même, de l’avoir reçu à bord, non point à leur insu, mais gagnés à prix d’argent. Il finit par les forcer de passer outre, et de cingler vers l’Asie. Quant à ses biens, ses amis lui en envoyèrent en Asie une portion considérable, qu’ils avaient détournée : ceux qui n’étaient point cachés furent portés au trésor public, et ils se montaient, suivant Théopompe, à cent talents ; selon Théophraste, à quatre-vingts. Or, toute la fortune de Thémistocle, lorsqu’il mit la main aux affaires, ne montait pas à trois talents[62].
De là il s’enfuit en Épire ; et, s’y voyant poursuivi par les Athéniens et les Lacédémoniens, il prit le parti aussi incertain que périlleux de se réfugier chez Admète, roi des Molosses. Admète avait autrefois demandé je ne sais quel service aux Athéniens ; et Thémistocle, qui jouissait alors du plus grand crédit dans la république, l’avait fait honteusement éconduire. Admète en conservait du ressentiment ; et l’on ne doutait pas qu’il ne se vengeât s’il en trouvait l’occasion. Mais Thémistocle, dans son exil, redoutait bien plus l’envie de ses concitoyens, toute neuve encore, que la vieille inimitié du roi : il aima donc mieux se livrer à Admète. Il se présenta devant lui, comme un suppliant, mais d’une façon particulière au pays, et assez étrange. Il prend entre ses bras le fils du roi, encore enfant, et il se jette à ses genoux devant le foyer. C’est la supplication que les Molosses regardent comme la plus sacrée, et la seule qu’il ne soit pas permis de rejeter. Ce fut Phthia, femme du roi, suivant quelques-uns, qui suggéra à Thémistocle ce qu’il y avait à faire, et qui le plaça elle-même devant le foyer, avec son fils entre les bras. Selon d’autres, Admète lui-même, pour s’excuser, sur une obligation religieuse, de refuser de livrer Thémistocle à ses persécuteurs, aurait imaginé cette supplication, et ménagé ce coup de théâtre.
Thémistocle, banni d’Athènes, vivait à Argos[54], lorsque la découverte de la trahison de Pausanias fournit à ses ennemis un sujet d’accusation contre lui. Léobolès, fils d’Alcméon, du dème d’Agraule, le dénonça comme traître ; et les Spartiates appuyèrent l’accusation. Pausanias, tout ami qu’il fût de Thémistocle, lui avait d’abord caché la trahison qu’il méditait ; mais, quand il le vit dépouillé de l’autorité, et supportant impatiemment son exil, il se hasarda à lui en faire part, et il le sollicita d’entrer dans le projet. Il lui montra les lettres du roi, et il chercha à l’irriter contre les Grecs, en les taxant de méchanceté et d’ingratitude. Thémistocle rejeta bien loin la proposition de Pausanias, et se défendit de toute complicité avec lui. Mais, en même temps, il garda un profond secret sur le complot, et il ne s’en ouvrit à personne, espérant ou que Pausanias abandonnerait de lui-même un projet aussi déraisonnable que hasardeux, et dont il ne pouvait attendre aucun succès, ou que la révélation se ferait de quelque autre manière. Après que Pausanias eut été, comme on sait, mis à mort, on trouva chez lui des lettres et d’autres écrits, qui firent soupçonner Thémistocle de complicité. Les Lacédémoniens se déchaînèrent donc contre lui, et ses envieux d’Athènes lui intentèrent, tout absent qu’il fût, une accusation. Il plaidait sa cause par lettres, surtout pour repousser les premières calomnies de ses ennemis. « J’ai toujours recherché la domination, écrivait-il à ses concitoyens ; car je n’étais pas né pour être esclave, et je n’avais pas la volonté de le devenir. Comment donc supposer que j’aie entrepris de me livrer, moi et toute la Grèce, à des ennemis et à des barbares ? » Mais le peuple, gagné par les accusateurs, envoya des gens à Argos, avec ordre de l’arrêter, et de l’amener à Athènes, pour y être jugé par le conseil des Grecs. Thémistocle, qui pressentait ce résultat, était passé à Corcyre[55], ville dont il avait été autrefois le bienfaiteur. Nommé juge d’un différend que les Corcyréens avaient avec les Corinthiens, il avait terminé la querelle en condamnant les Corinthiens à leur payer vingt talents[56] et en décidant que Corcyre et Corinthe posséderaient en commun Leucade[57], qui était une colonie de ces deux villes.
Les citoyens, envieux de sa gloire, prêtaient volontiers l’oreille à ces calomnies ; et Thémistocle se voyait forcé de les fâcher davantage, en rappelant sans cesse, quand il parlait dans l’assemblée du peuple, ses services et ses exploits. Et, lorsqu’on témoignait quelque impatience : « Quoi donc ! disait-il, vous vous lassez de recevoir trop souvent les bienfaits des mêmes personnes ! » Il n’offensa pas moins la multitude en élevant un temple à Diane Aristobule, comme il avait surnommé la déesse, pour faire entendre qu’il avait donné à Athènes et à toute la Grèce les meilleurs conseils[53]. Il construisit ce temple près de sa maison, dans le quartier de Mélite, où, de nos jours, les bourreaux jettent les corps des suppliciés, et où ils apportent les vêtements de ceux qu’ils ont étranglés et mis à mort, et les cordes dont ils se sont servis pour l’exécution. Il y avait encore, de mon temps, dans le temple de Diane Aristobule, une statuette de Thémistocle ; et, à en juger par cette image, ce n’est pas l’âme seulement que Thémistocle avait héroïque, c’étaient aussi les traits. Les Athéniens donc, pour abattre une autorité qui leur paraissait démesurée, bannirent Thémistocle par l’ostracisme, sorte d’exil qu’ils avaient coutume d’infliger à tous ceux dont ils redoutaient la puissance, et qui ne se renfermaient pas dans les bornes de l’égalité démocratique. Car l’ostracisme n’était pas un châtiment : c’était une satisfaction, un soulagement accordé à l’envie, laquelle aime à rabaisser ceux dont l’élévation lui fait ombrage, et qui trouvait, dans leur abaissement, un moyen d’exhaler sa haine.
Mais Timocréon lance contre Thémistocle des traits plus piquants encore, et il le ménage moins que jamais, dans un chant qu’il fit après le bannissement de Thémistocle, et qui commence ainsi :
Muse, donne à ces vers, parmi les Grecs, le renom qu’ils méritent et que tu leur dois.
On dit que Timocréon fut banni pour avoir embrassé le parti des Mèdes, et que Thémistocle opina pour la condamnation. Aussi, lorsque Thémistocle subit la même accusation, Timocréon l’attaqua-t-il en ces termes :
Timocréon n’est pas le seul qui ait traité avec les Mèdes.
Il y a bien d’autres pervers, et je ne suis pas le seul boiteux ;
Il y a d’autres renards encore.
Timocréon le Rhodien, poète lyrique, fait, dans un de ses chants, un reproche bien mordant à Thémistocle : il l’accuse d’avoir rappelé les bannis pour de l’argent, tandis que, pour de l’argent, il l’avait abandonné, lui, son ami et son hôte. Je vais citer les paroles de Timocréon :
Loue, si tu veux, Pausanias, loue Xanthippe, loue Léotychide ;
Moi, c’est Aristide que je loue, l’homme le plus vertueux qui vint jamais d’Athènes la ville sacrée.
Pour Thémistocle, ce menteur, cet homme injuste, ce traître, Latone le déteste. Lui, l’hôte de Timocréon,
Il s’est laissé corrompre par un vil argent, et il a refusé de ramener Timocréon dans Ialysus, sa patrie.
Oui, pour le prix de trois talents d’argent, Il a mis à la voile l’infâme !
Ramenant injustement ceux-ci d’exil, bannissant ceux-là mettant les autres à mort ;
Du reste, repu d’argent. Et, à l’isthme, il tenait table ouverte ; avec quelle lésinerie ! il servait des viandes froides ;
Et l’on mangeait, en souhaitant que Thémistocle n’allât pas jusqu’au printemps.
Les Lacédémoniens proposaient, dans le conseil des Amphictyons[50], que les villes qui n’étaient pas entrées dans la ligue contre les Mèdes fussent exclues de l’Amphictyonie. Mais Thémistocle craignait que, si les Thessaliens, les Argiens, et, avec eux, les Thébains, perdaient leur droit de présence dans le conseil, les Spartiates n’y devinssent, maîtres des suffrages, et qu’ils n’imposassent leurs volontés : il défendit la cause de ces villes, et il amena les Pylagores[51] à son sentiment. « Il n’y a, leur dit-il, que trente et une villes, la plupart même fort peu considérables, qui aient pris part à la guerre : ce serait donc un vrai malheur, que de donner ainsi à deux ou trois villes principales, par l’exclusion du reste de la Grèce, la prépondérance dans le conseil amphictyonique. » Thémistocle, depuis ce moment, fut en butte au mauvais vouloir des Lacédémoniens. Ils poussèrent Cimon aux plus hauts emplois, pour contre-balancer, dans le gouvernement, l’autorité de Thémistocle. Thémistocle s’attira aussi la haine des alliés, en parcourant les îles pour y lever des contributions. Ainsi, quand il demanda de l’argent à ceux d’Andros[52], voici ce qui se passa, si l’on en croit Hérodote. Il leur dit qu’il apportait avec lui deux divinités, la persuasion et la force. Ils lui répondirent qu’ils avaient, eux aussi, deux grandes divinités, la pauvreté et l’indigence, et qui leur défendaient de lui rien donner.