Messages de LXDRZVRV
Restait la question des comices consulaires, l’objet principal et la première cause de la sédition, l’affaire, en un mot, qui donnait le plus d’embarras. La querelle du sénat avec le peuple durait toujours, quand on apprit, par des avis certains, que les Celtes, partis une seconde fois des bords de la mer Adriatique, marchaient sur Rome, précipitamment et avec une armée formidable. Les effets suivirent de près la nouvelle : la guerre avait déjà commencé par le dégât de tout le pays ; et ceux qui n’avaient pas eu le temps de se retirer à Rome s’étaient dispersés sur les montagnes. La crainte assoupit la sédition : les nobles et les simples citoyens, le sénat et le peuple, réunis par le danger commun, élurent unanimement Camille dictateur, pour la cinquième fois. Malgré son extrême vieillesse, car il avait près de quatre-vingts ans, il ne vit que la nécessité, et il n’allégua plus, comme auparavant, ni raison ni prétexte : il accepta sans balancer la dictature, et il se hâta de faire les levées. Comme il savait, par expérience, que la plus grande force des barbares consistait dans leurs épées, qu’ils mariaient à la barbare, lourdement et sans dextérité, en taillant presque uniquement épaules et têtes, il arma la plus grande partie de ses soldats de casques de fer poli, sur lesquels les épées des ennemis ne pouvaient manquer de glisser ou de se rompre. Le bois des boucliers des Romains n’était pas assez fort pour résister aux coups ; il les fît border d’une lame d’airain. Il enseigna aussi aux soldats à se servir de longues piques, et à les glisser sous les épées des ennemis, pour prévenir leurs coups de taille assénés d’en haut.
Quelque temps après, Licinius Stolon excita dans Rome une sédition violente, et souleva le peuple contre le sénat. Le peuple voulait à toute force que, des deux consuls élus chaque année, un fut pris parmi les plébéiens, et non pas tous les deux parmi les patriciens. Les tribuns du peuple furent d’abord élus ; mais le peuple empêcha que l’on continuât les comices, pour la nomination des consuls ; et la ville, faute de magistrats, allait être exposée aux plus grands troubles. Le sénat nomma donc Camille dictateur, pour la quatrième fois : c’était contre le gré du peuple ; et Camille lui-même n’accepta cette charge qu’avec répugnance. Il ne voulait pas avoir à lutter contre des hommes qui étaient en droit de lui dire, après tant de batailles gagnées, que ce qu’il avait accompli par leurs mains à la guerre était bien autre chose que tous les travaux politiques où il avait eu les patriciens pour aides. Il sentait d’ailleurs que les patriciens ne l’avaient élu que parce qu’il était désagréable aux plébéiens, et pour le mettre dans l’alternative, ou de tenir le peuple dans l’oppression, s’il avait l’avantage, ou, s’il avait le dessous, de se voir écrasé lui-même. Il essaya pourtant d’apporter un remède au mal présent. Averti du jour où les tribuns du peuple se proposaient de faire passer leur loi, il fait publier, pour ce jour-là même, une levée de troupes, et il appelle le peuple du Forum au Champ-de-Mars, avec menace de fortes amendes pour ceux qui n’auraient pas obéi. Les tribuns, de leur côté, opposent menaces à menaces : ils jurent de le condamner lui-même, s’il s’obstine à empêcher le peuple de voter la loi, à une amende de cinquante mille as[57]. Soit qu’il redoutât un nouvel exil et une seconde condamnation, comme chose ignominieuse pour un vieillard, pour un homme qui s’était illustré par tant d’exploits ; soit qu’il se crût incapable de lutter contre le vœu énergique de la multitude, Camille se retira chez lui, et, quelques jours après, alléguant sa mauvaise santé, il abdiqua la dictature. Le sénat lui nomma un successeur[58] ; et celui-ci choisit pour général de la cavalerie Stolon, le chef même de la sédition, et lui permit de faire passer une loi qui exaspéra les patriciens : cette loi portait défense à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents de terre. Cette victoire donna un moment à Stolon une morgue insupportable ; mais, peu de temps après, convaincu lui-même de posséder plus de terres qu’il ne permettait aux autres d’en avoir, il fut puni, en vertu de sa propre loi[59].
Aussi les Romains, informés de la révolte des Tusculans[56], chargèrent-ils encore Camille de cette expédition, en lui laissant le choix de celui de ses cinq collègues qu’il voudrait prendre avec lui. Chacun d’eux désirait l’accompagner, et le demandait avec instance : Camille, contre l’attente de tout le monde, laissa tous les autres, pour choisir Lucius Furius, celui-là même qui, peu de temps auparavant, avait, contre son avis, hasardé témérairement et perdu la bataille. Camille voulait, je crois, par cette préférence, fournir à Furius une occasion de réparer son malheur, et d’effacer la honte de sa défaite. Effrayés à l’approche de Camille, les Tusculans usèrent d’adresse pour réparer leur faute : ils remplirent la campagne de laboureurs et de bergers, cultivant la terre comme en pleine paix, et faisant paître les troupeaux ; ils tinrent les portes de la ville ouvertes ; ils envoyèrent, comme d’habitude, leurs enfants aux écoles ; enfin on voyait les artisans travailler tranquillement dans les ateliers, les citadins se promener en robe sur la place publique, et les magistrats courir çà et là, faisant les empressés pour préparer des logements aux Romains, comme s’ils n’eussent eu rien à craindre, ni rien à se reprocher. Cette conduite n’ôta pas à Camille la certitude qu’il avait de leurs projets de révolte ; mais, touché des marques de repentir qui en étaient le désaveu, il leur ordonna d’aller trouver le sénat, pour prévenir les effets de son ressentiment. Il appuya même leurs prières ; il fit absoudre leur ville de toute accusation, et il obtint pour eux le partage des droits de la cité romaine. Telles furent les actions les plus éclatantes, de son sixième tribunat.
Lucius chargea témérairement les ennemis, et il fut bientôt repoussé. Camille, voyant les Romains prendre la fuite, ne put se contenir : il saute de son lit ; et, avec ce qu’il avait de troupes, il court aux portes du camp, passe au travers des fuyards, et tombe sur ceux qui les poursuivaient. Alors ceux des Romains qui étaient déjà rentrés dans le camp reviennent sur leurs pas, pour suivre Camille ; et les fuyards qui étaient encore dans la plaine se rallient autour de lui, et ils prennent leur rang de bataille, s’exhortant les uns les autres à ne pas abandonner leur général. Les ennemis, ce jour-là, suspendirent leur chasse. Le lendemain, Camille fait avancer son armée, les charge et les met en tuile ; il entre dans leur camp avec les fuyards, et presque tous sont massacrés. Il apprend, après sa victoire, que la ville de Satria[55] a été prise par les Étrusques, et que ses habitants, qui tous étaient Romains, ont été passés au fil de l’épée : alors il renvoie à Rome son corps d’infanterie et ses bagages, et il marche, avec l’élite de ses troupes légères, contre les Étrusques qui occupaient Satria. Les ennemis sont défaits, sont chassés de la ville, ou périssent dans le combat. Camille revient à Rome chargé de butin : preuve éclatante que les peuples les plus sages sont ceux qui, sans s’effrayer du grand âge et de l’état de faiblesse d’un général dont ils connaissent l’expérience et le courage, le préfèrent, tout malade qu’il est, et malgré sa répugnance, à ceux qui sont dans la fleur de l’âge, qui sollicitent le commandement, et qui mettent tout en œuvre pour l’obtenir.
Camille, appelé pour la sixième fois au tribunat militaire[52], refusa cette charge. Il était déjà fort avancé en âge[53] ; et peut-être craignait-il, après tant de succès et de gloire, les effets de l’envie, ou d’un retour de la Fortune. La cause la plus apparente de son refus, c’était sa mauvaise santé, car il venait de tomber malade ; mais le peuple n’admit pas son excuse. Il ne s’agissait pas pour lui, criait-on, de combattre à pied ou à cheval : on voulait seulement ses conseils pour la conduite de la guerre. Il fut donc obligé de prendre le commandement des troupes ; et, assisté de Lucius Furius[54], un de ses collègues, il les mena à l’ennemi : c’étaient les Prénestins et les Volsques, lesquels ravageaient, avec une armée nombreuse, les terres des alliés des Romains. Camille se mit en marche, et il alla camper à côté de leur camp même. Son intention était de traîner l’affaire en longueur, afin que, s’il fallait en venir à une bataille, il eût le temps de rétablir sa santé, et de se mettre en état de combattre ; mais Lucius, son collègue, emporté par le désir de la gloire, brûlait d’impatience d’en venir aux mains, et son ardeur se communiquait à tous les chefs, centurions et manipulaires. Camille craignit qu’on ne le soupçonnât d’avoir ôté à des jeunes gens, par envie, une occasion de vaincre et de se distinguer : il permit à Lucius, mais à regret, de livrer bataille ; pour lui, retenu par la maladie, il resta dans le camp, avec un petit nombre de soldats.
Camille est élu derechef tribun militaire. Manlius était traduit en justice ; mais la vue du Capitole nuisait à ses accusateurs. L’œil découvrait, du Forum, l’endroit où Manlius avait combattu la nuit contre les Celtes ; et lui-même, tendant les mains vers la citadelle, et les yeux baignés de larmes, il rappelait aux Romains les combats qu’il avait soutenus. Tous les assistants étaient émus de pitié ; et, plus d’une fois, les juges remirent la cause, ne sachant à quoi se décider. Ils ne voulaient pas l’absoudre du crime, contre les preuves les plus évidentes ; et ils ne pouvaient user de la rigueur des lois, quand la vue du Capitole leur remettait sans cesse devant les yeux les services de Manlius. Camille s’aperçut de cette impression : il fit transporter le tribunal hors de la ville, dans le bois Pétilien, d’où l’on ne voyait pas le Capitole. Alors le demandeur reprit tous les chefs de l’accusation ; et les juges, n’ayant plus rien qui rappelât à leurs yeux les exploits de l’accusé, laissèrent agir l’indignation que leur causait l’idée de ses crimes. Manlius fut condamné à mort. On le conduisit au Capitole, et on le précipita du haut du rocher. Ainsi le même lieu fut témoin de sa calamité déplorable, qui l’avait été de ses plus heureux succès. Les Romains démolirent sa maison, bâtirent à la place un temple à la déesse Monéta[50], et défendirent, par un décret, qu’aucun patricien habitat désormais dans la citadelle[51].
Le triomphe qu’il dut à ses nouveaux exploits ne lui acquit ni moins d’estime ni moins de gloire que les deux premiers. Ses envieux les plus acharnés, ceux-là même qui attribuaient tous ses succès à la Fortune plutôt qu’à sa valeur, furent forcés, par les faits mêmes, à faire honneur de ceux-ci à sa prudence et à son activité. Son rival le plus déclaré et le plus jaloux était Marcus Manlius, ce même Manlius qui avait repoussé le premier les Celtes du haut de la citadelle, la nuit qu’ils escaladèrent le Capitole, et qui avait reçu en récompense le surnom de Capitolinus. Manlius voulait être le premier entre ses concitoyens ; et, comme il ne pouvait parvenir, par des voies honnêtes, à surpasser la gloire de Camille, il prit la route ordinaire de ceux qui aspirent à la tyrannie : il travailla à s’attacher la multitude, et surtout les citoyens perdus de dettes. Il prenait leur parti contre leurs créanciers ; il les défendait dans les tribunaux ; il arrachait de force au créancier le débiteur que la loi lui adjugeait comme esclave. Aussi se vit-il bientôt entouré d’une foule d’indigents, qui faisaient trembler les meilleurs citoyens, et qui troublaient les assemblées du Forum. Quintus Capitolinus, élu dictateur dans ces conjonctures, fit emprisonner Manlius. Mais le peuple prit le deuil, ce qu’il ne faisait jamais que dans les grandes calamités publiques ; et le sénat, qui craignait une sédition, ordonna que Manlius fût mis en liberté. Loin que Manlius fût sorti meilleur de sa prison, il ne fit que soulever le peuple avec plus d’insolence encore, et il remplit la ville de séditions.
Cela fait, Camille laisse à son fils Lucius le commandement du camp, et la garde des prisonniers et du butin ; puis il entre sur les terres des ennemis, prend la ville des Èques[49], et force les Volsques de se rendre. Il courait déjà, avec son armée, du côté de Sutrium ; car il n’avait pas encore été informé du malheur des Sutriens : il s’imaginait que la ville n’avait besoin que d’un prompt secours, et qu’elle était toujours assiégée par les Étrusques, et seulement en danger d’être prise. Mais les Sutriens venaient de rendre la ville aux ennemis, qui les avaient dépouillés de tout, hormis les vêtements qu’ils portaient. Ils furent rencontrés sur la route par Camille, eux, leurs femmes et leurs enfants, lamentant tristement leurs infortunes. Camille fut vivement touché de leur état ; et, voyant les Romains pleurer de pitié aux prières des Sutriens, et faire éclater leur indignation, il prit le parti de ne pas différer la vengeance, et de marcher le jour même à Sutrium. Des hommes, pensait-il, qui venaient de prendre une ville riche et puissante, qui n’y avaient pas laissé un seul ennemi, et qui n’en attendaient pas du dehors, n’avaient pu songer qu’à se divertir, et ils ne seraient pas sur leurs gardes. Il ne se trompait point dans sa conjecture ; car non-seulement il traversa, sans être aperçu, le territoire de Sutrium, mais il arriva aux portes de la ville, et il se saisit des murailles, avant qu’on se doutât de rien. Il n’y avait aucunes sentinelles : épars çà et là dans les maisons, les Étrusques se réjouissaient et faisaient bonne chère. Ils finirent par s’apercevoir que les ennemis étaient maîtres de la ville ; mais ils se trouvaient tellement repus, tellement ivres, que la plupart n’eurent pas même l’idée de fuir : ils se laissèrent honteusement égorger, ou ils se livrèrent sans défense à l’ennemi. C’est ainsi que Sutrium fut pris deux fois dans un jour : ceux qui s’en étaient rendus maîtres le perdirent ; et ceux qui se l’étaient laissé prendre le recouvrèrent par le moyen de Camille.
Voici l’autre récit, celui qu’ont adopté presque tous les historiens.
Camille, nommé dictateur pour la troisième fois, ayant appris que l’armée commandée par les tribuns militaires était assiégée dans son camp par les Latins et les Volsques, fut forcé d’enrôler sous les armes même des hommes qui n’étaient plus en âge de servir. Il tourna, par un long circuit, le mont Marcius, alla placer son camp derrière les ennemis ; sans être aperçu, et fit allumer de grands feux, pour avertir les assiégés de sa présence. Ceux-ci reprennent courage à cette vue, et ils s’apprêtent à faire une sortie, et à attaquer l’ennemi. Mais les Latins et les Volsques se tintent à couvert dans leur camp, et ils se fortifièrent de tous les côtés par de bonnes palissades en croix, enfermés qu’ils se voyaient entre deux armées. Dans cette position, ils résolurent d’attendre de nouvelles troupes de leurs pays, et le secours des Étrusques. Camille, qui pénétra leur dessein, et qui craignait de se voir enveloppé à son tour, se hâta de prévenir l’événement. Les retranchements de l’ennemi étaient construits entièrement en bois ; et il s’élevait tous les matins un grand vent du côté des montagnes : Camille fait préparer une ample provision de torches ; et, dès le point du jour, il met son armée sur pied. Il ordonne à un corps de troupes de s’armer de traits, et d’assaillir l’ennemi d’un côté, en jetant de grands cris : pour lui, il se poste, avec ceux qui doivent lancer les feux, à l’endroit d’où le vent avait coutume de souffler de toute sa force, et il attend le moment favorable. L’attaque était engagée de l’autre côté ; le vent, au lever du soleil, se mit à souffler avec violence : à ce moment, Camille donne le signal aux siens, qui font pleuvoir dans les retranchements une grêle de traits enflammés. Le feu prit aisément à ces pieux de bois serrés les uns contre les autres, et garnis d’autres bois posés en travers ; et l’incendie se communiqua rapidement à toute l’enceinte. Les Latins n’avaient à leur disposition rien qui pût l’éteindre, ou en arrêter les progrès ; et tout leur camp fut bientôt en flammes. Ils se ramassèrent d’abord dans un espace étroit ; mais force leur fut bien d’en sortir, et ils tombèrent entre les mains des ennemis, rangés en bataille devant les retranchements. Il n’en échappa qu’un très-petit nombre ; et ceux qui restèrent dans le camp furent presque tous consumés par les flammes. Enfin, les Romains éteignirent le feu pour piller.
On conte que les Latins, soit qu’ils cherchassent un prétexte de rompre avec les Romains, ou qu’ils voulussent réellement, comme ils l’avaient fait jadis, s’unir avec eux par de nouveaux mariages, députèrent vers eux, et leur demandèrent pour épouses des jeunes filles de condition libre. Les Romains ne savaient quel parti prendre : ils commençaient à peine à respirer, et à se rétablir de leurs pertes, et ils redoutaient la guerre ; mais, d’un autre côté, ils soupçonnaient que cette demande n’était, pour les Latins, qu’un moyen de se faire livrer des otages, et que ce nom spécieux de mariages couvrait un mauvais dessein. Une esclave, nommée Tutola, d’autres disent Philotis, conseilla aux tribuns militaires de l’envoyer, elle et les plus jeunes et les plus belles d’entre les esclaves, habillées comme des filles de bonne maison : on pouvait, disait-elle, se reposer sur elle du reste. Les magistrats accueillirent sa proposition. Ils choisirent donc le nombre d’esclaves qu’elle crut nécessaire, les parèrent d’habits magnifiques et de joyaux d’or, et les remirent aux mains des Latins, qui étaient campés non loin de la ville. Pendant la nuit, ces filles enlevèrent furtivement aux ennemis leurs épées, tandis que Tutola, ou Philotis, montée sur un grand figuier sauvage, étendait derrière elle une couverture, et élevait, du côté de Rome, un flambeau allumé. C’était le signal dont elle était convenue avec les magistrats, à l’insu de tous les autres citoyens. Aussi y eut-il quelque confusion au premier moment, quand les soldats romains firent leur sortie, sur l’ordre des magistrats : ils s’appelaient les uns les autres ; et ils eurent de la peine à prendre leurs rangs de bataille. Quoi qu’il en soit, ils tombèrent sur les retranchements des ennemis, qui ne s’y attendaient pas, et qui dormaient ; ils s’emparèrent du camp, et ils y firent un grand carnage. Cet événement arriva le jour des nones de juillet[47], appelées alors les nones de Quintilis ; et, ce jour-là, on en célèbre encore, à Rome, la fête commémorative. D’abord, des citoyens sortent de la ville en troupe confuse, prononçant à haute voix plusieurs des noms romains les plus ordinaires, Caius, Marcus, Lucius, et d’autres semblables, en imitation de la sortie précipitée des soldats s’entr’appelant les uns les autres. Ensuite, les femmes esclaves, vêtues de robes magnifiques, se promènent par la ville, folâtrant, et lançant des brocards sur tous ceux qu’elles rencontrent. Elles se livrent aussi entre elles une sorte de combat, pour marquer la part qu’elles eurent à la lutte contre les Latins. Enfin, elles s’asseyent sous des branchages de figuier ; et là, on leur donne un festin. Ce jour s’appelle les nones Capratines : nom qui vient, à ce qu’on croit, du figuier sauvage où monta la jeune esclave, pour élever le flambeau ; car le figuier sauvage se nomme caprificus, dans la langue des Romains. D’autres prétendent que ce qui se fait et se dit dans cette fête a trait à la disparition de Romulus. En effet, c’est ce jour-là qu’il disparut, durant une tempête qui s’était élevée tout à coup, accompagnée d’une obscurité profonde ; ou, comme d’autres le pensent, durant une éclipse de soleil. Et ce jour aurait été appelé nones Capratines, du mot capra, nom latin de la chèvre, parce que Romulus disparut pendant qu’il tenait une assemblée du peuple près du marais de la Chèvre, comme je l’ai écrit dans sa Vie[48].
On y mit tant d’ardeur et de précipitation, qu’il ne fut gardé aucun ordre dans la distribution des rues, et dans l’assiette des édifices. Aussi dit-on qu’en une année, la ville nouvelle fut debout tout entière, ses murailles, et jusqu’aux dernières maisons des particuliers. Ceux que Camille avait chargés de chercher, au milieu de cette confusion, les emplacements qu’occupaient les lieux sacrés, et d’en déterminer les limites, avaient fait le tour du Palatium, et ils étaient arrivés à la chapelle de Mars : ils trouvèrent cette chapelle, comme toutes les autres, détruite et brûlée par les barbares. Mais, en fouillant et nettoyant la place, ils découvrirent, sous un monceau de cendres, le bâton augural de Romulus. Le bâton augural est une verge recourbée par un des bouts, et qui s’appelle lituus. On s’en sert pour marquer les régions du ciel, quand on veut prendre les auspices ; et c’est aussi l’usage auquel l’employait Romulus, homme très-versé dans la science divinatoire. Quand Romulus eut disparu, les prêtres prirent le lituus, et ils le gardèrent religieusement, sans y laisser non plus toucher qu’aux autres choses sacrées. Ce fut pour eux une grande joie de le retrouver alors, sans qu’il eût été endommagé par le feu, qui avait consumé tout le reste : ils en conçurent d’heureuses espérances pour la prospérité de Rome ; ils y virent un signe qui présageait à la ville une durée éternelle. Les travaux n’avaient pas encore été mis à fin, qu’il survint une nouvelle guerre. Les Èques, les Volsques et les Latins entrèrent en armes sur le territoire de Rome ; les Étrusques vinrent assiéger Sutrium[45], ville alliée des Romains. Enfin les tribuns militaires qui commandaient l’armée, et qui avaient placé leur camp près du mont Marcius[46] y étaient assiégés par les Latins ; et, comme ils se voyaient en danger d’être forcés, ils avaient envoyé à Rome demander du secours. Camille fut nommé dictateur pour la troisième fois. Il y a, au sujet de cette guerre, deux récits différents : je commence par le fabuleux.
Camille fut d’avis que le sénat décidât la question. Il fit, dans le conseil, un long discours, où il invoqua l’intérêt du pays ; et tous les sénateurs qui voulurent parler furent aussi écoutés. Enfin, il allait prendre les avis, en commençant par Lucius Lucrétius, qui opinait d’ordinaire le premier[44], et en faisant prononcer après lui chacun à son rang. Le silence régnait dans l’assemblée, et Lucrétius prenait la parole, lorsque le centurion qui relevait la garde du jour passa par hasard avec sa troupe, et cria d’une voix forte, à son premier enseigne, de s’arrêter, et de planter l’étendard : « Le poste est excellent, disait-il ; restons ici. » Sur ces paroles, si analogues et à la circonstance, et au sujet qui était en délibération, et à l’incertitude où étaient tous les esprits, Lucrétius adore les dieux ; puis il déclare, et avec lui tous les autres sénateurs, qu’il conforme son opinion à l’oracle qu’il vient d’entendre. Il se fit aussi, dans la volonté du peuple, un changement merveilleux : ils s’exhortaient les uns les autres et s’animaient à commencer l’ouvrage ; et, sans attendre qu’on marquât la direction des rues et leur alignement, chacun se mit à bâtir dans l’endroit qu’il trouva le plus tôt prêt, ou qui lui parut le plus à sa convenance.
Cependant les sénateurs travaillaient à adoucir et à consoler les citoyens, et à les ramener par la persuasion et par les caresses. Ils leur montraient les monuments et les tombeaux de leurs ancêtres ; ils leur rappelaient ces temples et ces lieux saints, qu’avaient consacrés Romulus, Numa, les autres rois, et dont le dépôt leur avait été transmis. Mais les arguments religieux qu’ils faisaient surtout valoir, c’était cette tête humaine fraîchement coupée, qu’on avait trouvée en creusant les fondements du Capitole, promesse que faisaient les destins, à la ville qui serait bâtie dans ce lieu-là, d’être un jour la capitale de toute l’Italie[43] ; c’était ce feu sacré de Vesta, que les prêtresses avaient rallumé après la guerre, et qu’ils allaient laisser éteindre une seconde fois, s’ils abandonnaient la ville, cette Rome qui serait leur opprobre si des hommes venus d’ailleurs, si un peuple étranger en faisait sa demeure à leurs yeux, si même elle restait déserte, et servait de pâturage aux troupeaux, telles étaient les représentations touchantes qu’ils adressaient à chaque citoyen en particulier, et que plus d’une fois ils firent entendre à tous dans l’assemblée ; mais, de leur côté, ils étaient vivement émus par les gémissements de ce peuple, qui déplorait son indigence, et qui les conjurait de ne pas forcer des hommes naguère échappés, pour ainsi dire, au naufrage, nus et sans ressources, à relever les ruines d’une ville détruite, tandis qu’ils en avaient une autre toute prête à les recevoir.
Mais, quand il fut question de rebâtir la ville, qui était entièrement détruite, le découragement s’empara de tous les esprits, à l’idée d’une pareille tâche. Le peuple, qui manquait de toutes les ressources nécessaires, différait de jour en jour. Après tous les maux qu’on venait d’éprouver, on sentait bien plus le besoin de prendre un peu de bon temps et de repos ; les fortunes étaient détruites, les corps fatigués : on hésitait à s’engager dans ces travaux, et à s’épuiser davantage encore. Insensiblement, les pensées se tournèrent, comme jadis, du côté de Véies ; car cette ville subsistait tout entière, et elle était pourvue de tout en abondance. Ce fut, pour les flatteurs de la multitude, une occasion de harangues nouvelles ; et Camille fut en butte à leurs attaques séditieuses. C’était, à les entendre, dans une vue d’ambition et de gloire personnelle, qu’il enviait aux citoyens le séjour d’une ville toute prête à les recevoir, et qu’il les forçait d’habiter des ruines et de remuer les cendres de cet immense bûcher : c’était pour être appelé, non-seulement le chef et le général des Romains, mais le fondateur de Rome, et pour enlever ce titre à Romulus. Aussi le sénat, qui craignait un bouleversement, dérogea-t-il, malgré les instances de Camille, à l’usage où avaient été jusqu’alors tous les dictateurs, de ne pas rester en charge plus de six mois : il ne consentit point à ce que Camille se démît de la dictature avant la fin de l’année.
Camille eut le triomphe : on ne devait pas moins à l’homme qui avait arraché sa patrie des mains des ennemis, et qui ramenait Rome dans Rome même ; car les citoyens qui en étaient sortis avec leurs femmes et leurs enfants y rentraient à la suite du triomphateur. Les assiégés du Capitole, qui avaient été si près de mourir de faim, sortirent pour les recevoir. On s’embrassa en versant des larmes de joie : on osait à peine croire à un bonheur si inespéré. Les prêtres des dieux et les ministres des temples portaient les objets sacrés qu’ils avaient ou enterrés avant de prendre la fuite, ou emportés avec eux : spectacle bien doux pour les citoyens ! On eût dit, au joyeux accueil que leur faisait le peuple, que c’étaient les dieux eux-mêmes qui rentraient avec eux dans Rome. Camille offrit des sacrifices, et il purifia la cité avec les cérémonies dont les pontifes dictaient les formules ; puis il fit réparer les temples, et, outre ceux qui existaient auparavant, il en bâtit un au dieu Aïus Locutius[42], au lieu même où Marcus Céditius avait entendu pendant la nuit cette voix divine qui annonçait l’arrivée des barbares. Ce ne fut pas sans peine et sans fatigue que l’on retrouva les emplacements des anciens temples : il fallut toute la constance de Camille, et les laborieuses recherches des prêtres.
C’est ainsi que Rome fut prise d’une manière surprenante, et sauvée d’une manière plus surprenante encore. Elle était restée sept mois entiers au pouvoir des barbares : ils y étaient entrés peu de jours après les ides de Quintilis[40], et ils furent chassés vers les ides de février[41].
Brennus, furieux de ce discours, se met aussitôt à escarmoucher. Déjà les deux partis avaient tiré l’épée et se chargeaient pêle-mêle, avec une confusion inévitable au milieu de maisons en ruines, dans des rues étroites et des lieux serrés, où il était impossible de se former en bataille. Mais bientôt Brennus reprend son sang-froid : il ramène ses troupes dans son camp, avec peu de perte, et, la nuit venue, il part de Rome, emmenant toute son armée, et il va camper à soixante stades[38], près du chemin de Gabies[39]. À la pointe du jour, Camille était là aussi, revêtu d’armes éclatantes, et suivi des Romains, qui avaient repris confiance en eux-mêmes. Là, il s’engage un combat long et pénible : Camille taille les ennemis en pièces, les met dans une complète déroute, et se rend maître de leur camp. Ceux qui prirent la fuite furent massacrés : les uns, presque à l’instant même, par les Romains qui s’acharnèrent à leur poursuite ; mais le plus grand nombre, ceux qui s’étaient dispersés dans la campagne, périrent traqués par les habitants des bourgs et des villes voisines.
Pendant qu’ils disputaient, et avec les Celtes, et les uns avec les autres, Camille, à la tête de son armée, arrive aux portes de Rome. Informé de ce qui se passait, il ordonne au gros de ses troupes de suivre au petit pas et en bon ordre : pour lui, avec l’élite de ses soldats, il hâte sa marche, et il se trouve, au bout d’un instant, parmi les Romains. Tous, à son aspect, se séparent et le reçoivent comme leur chef suprême, avec les marques du respect et dans un profond silence. Camille prend l’or que l’on pesait, le donne à ses licteurs, et commande aux Gaulois de ramasser leurs balances et leurs poids, et de se retirer, « Les Romains, dit-il, ont appris de leurs pères à racheter leur patrie avec du fer, et non avec de l’or. » Brennus, frémissant de colère, s’écrie que c’est une injustice et une infraction au traité. « Ce traité, répondit Camille, n’a pas été conclu suivant les lois ; les conventions faites sont nulles. Moi élu dictateur, toute autre autorité s’est trouvée suspendue en vertu de la loi : vous avez traité avec des gens qui n’avaient aucun pouvoir. C’est donc à moi que vous devez exposer maintenant vos demandes. Je viens, armé de l’autorité de la loi, tout prêt ou à vous pardonner, si vous avez recours aux prières, ou à vous punir comme des coupables, si vous ne témoignez aucun repentir. »
Il y avait des Romains qui voulaient, dans leur indignation, qu’on reprît l’or, et qu’on retournât au Capitole, pour y soutenir encore le siège ; mais les autres conseillaient de laisser passer une injure en soi peu grave : « La honte, disaient-ils, consiste non point à donner plus qu’on n’a promis, mais à être forcé de donner ; et c’est une nécessité humiliante, dont les circonstances nous font une loi. »
Dans un état de choses également fâcheux pour les deux partis, il se fit d’abord quelques propositions d’accommodement, par le moyen des gardes avancées, qui conféraient ensemble. Ensuite, sur une décision des principaux citoyens, Sulpicius, l’un des tribuns militaires de Rome, alla parlementer avec Brennus. Il fut convenu que les Romains payeraient mille livres pesant d’or, et que les ennemis, dès qu’ils les auraient reçues, sortiraient de la ville et du territoire. Les conditions étaient acceptées de part et d’autre, les serments prononcés, l’or apporté ; mais les Celtes trompèrent à la pesée : d’abord secrètement, en se servant de faux poids ; ensuite ouvertement, en faisant pencher un des bassins de la balance. Les Romains ne purent alors retenir leur indignation. Mais Brennus, comme pour ajouter à cette infidélité l’insulte et la raillerie, détache son épée, et il la met par-dessus les poids avec le baudrier. « Que signifie cela ? demanda Sulpicius. - Eh ! répondit Brennus, quelle autre chose, sinon : Malheur aux vaincus ! » Ce mot a passé depuis en proverbe[37].