Messages de LXDRZVRV

Comme général, Périclès jouissait de la confiance universelle, parce qu’il ne hasardait rien ; parce qu’il ne livrait jamais une bataille dont le succès fût incertain, ou dût être payé trop cher ; parce qu’il n’enviait point les capitaines qui avaient gagné de brillantes victoires pour s’être aventurés, et qu’il ne cherchait point à les imiter, quelque gloire qu’ils eussent tirée de leur témérité ; surtout parce qu’il disait toujours à ses concitoyens qu’en tant qu’il dépendait de lui, ils seraient immortels. Tolmide, fils de Tolméus, enflé de ses succès antérieurs, et du renom que lui avaient fait ses actions militaires, se disposait à se jeter sur la Béotie sans aucune raison, et il avait engagé les jeunes Athéniens les plus braves et les plus passionnés pour la gloire, au nombre de mille, à se joindre à ses troupes, et à prendre part à l’expédition[46]. Périclès chercha à le retenir, et à le dissuader de son projet ; et c’est alors qu’il dit, dans l’assemblée du peuple, cette parole célèbre : « Si tu ne veux pas écouter Périclès, du moins tu ne feras pas mal d’attendre le plus sage des conseillers, le temps. » Cette parole ne fut presque point remarquée à ce moment ; mais, peu de jours après, lorsqu’on apprit que Tolmide avait été vaincu et tué, dans un combat près de Coronée, et qu’il y avait péri un grand nombre de citoyens courageux, on se rappela le mot de Périclès. L’estime qu’on lui portait s’accrut encore ; et on reconnut en lui l’homme vraiment sensé, vraiment ami de son pays.
Les Lacédémoniens commençaient à voir d’un œil d’envie la grandeur croissante d’Athènes. Périclès inspirait à ses concitoyens une opinion de plus en plus haute d’eux-mêmes, en sorte qu’ils se croyaient appelés à une puissance plus grande encore. Il proposa et fit décréter que toutes les villes grecques, grandes et petites, de l’Europe et de l’Asie, dans quelques parages qu’elles fussent, seraient invitées à envoyer des députés à une assemblée, qui se tiendrait à Athènes, pour délibérer sur la reconstruction des temples qu’avaient incendiés les barbares ; sur les sacrifices qu’on avait voués aux dieux pour le salut de la Grèce, lors de la guerre contre les Perses ; sur les moyens d’assurer à tous la liberté et la sécurité de la navigation, et d’établir la paix générale. On choisit, pour ce message, vingt citoyens âgés de plus de cinquante ans. Cinq allèrent en Asie, chez les Ioniens, les Doriens et les habitants des îles, jusqu’à Lesbos et Rhodes ; et cinq dans les provinces de l’Hellespont et de la Thrace, jusqu’à Byzance. Cinq autres furent envoyés en Béotie, en Phocide et dans le Péloponnèse, d’où ils devaient passer, à travers la Locride, sur le continent voisin, et s’avancer jusque dans l’Acarnanie et le pays d’Ambracie. Les autres avaient à parcourir l’Eubée, les peuplades de l’Œta, le golfe Maliaque, la Phthiotide, l’Achaïe[45] et la Thessalie. Ils allaient donc, appelant et invitant tous les peuples à venir prendre part aux délibérations sur la paix et sur les intérêts communs de la Grèce. Cependant rien ne se fit. Les villes n’envoyèrent point de députés, empêchées qu’elles furent, dit-on, par les Lacédémoniens ; car c’est dans le Péloponnèse que ce plan échoua d’abord. Toutefois j’ai cru devoir en faire mention, pour montrer la grandeur des conceptions de Périclès et la haute portée de son esprit.
Or, une telle conduite ne s’accordait guère avec la philosophie d’Anaxagore. Car celui-ci, dans un mouvement de noble délire et d’enthousiasme pour la science, avait donné sa maison ; et il avait laissé ses terres en friche aux troupeaux que l’on y voudrait mener paître. Mais il n’en est pas de même, ce me semble, d’un philosophe spéculatif et d’un homme politique. Le premier ne s’occupe que du beau moral, sans que son intelligence ait besoin d’aucun instrument physique, d’aucune matière extérieure ; et l’autre, au contraire, dévoue ses facultés au service matériel des hommes : la richesse, pour lui, est donc chose, non pas seulement de première nécessité, mais d’ornement utile et louable. Ainsi Périclès était riche, et il soulageait un grand nombre de pauvres. On raconte même que, tandis qu’il était fort occupé par les affaires publiques, Anaxagore déjà vieux, oublié de lui et de tout le monde, et tombé dans la plus grande détresse, se couvrit la tête de son manteau, résolu à se laisser mourir de faim. Périclès en fut informé ; et il accourut aussitôt, tout éperdu, le suppliant de vivre : « Je pleure, lui disait-il, non pas sur toi, mais sur moi-même, qui serais privé d’un conseiller si précieux pour mon administration. » Anaxagore se découvrit la tête, et dit : « Périclès, ceux qui ont besoin d’une lampe y versent de l’huile. »
Le gouvernement de Périclès ne fut pas un ministère d’occasion, de caprice, de vogue éphémère : Périclès demeura, pendant quarante ans, le premier citoyen de sa patrie, alors qu’existaient des Éphialte, des Léocrate, des Myronide, des Cimon, des Tolmide, des Thucydide. Après que Thucydide eut été banni par l’ostracisme, et que son parti eut été dissous, Périclès conserva encore toute sa supériorité pendant quinze années ; et, tandis que les autres généraux n’étaient qu’annuels, il garda sans interruption le commandement et le pouvoir, et toujours il resta invincible à l’appât de l’argent. Ce n’était pas cependant qu’il ne voulut en aucune façon s’occuper d’affaires pécuniaires : non, car son patrimoine, ses propriétés légitimes ne dépérirent point par sa négligence ; mais les détails de cette administration ne le détournèrent jamais de ses occupations politiques. Il assura son revenu par le mode d’économie domestique qui lui paraissait le plus simple et le plus certain : c’était de faire vendre en masse toute sa récolte de l’année, et ensuite d’acheter au marché toutes les choses nécessaires et de régler ainsi, sur son avoir, son intérieur et sa dépense de chaque jour ; habitude qui ne plaisait guère à ses fils devenus hommes, ni à leurs femmes, lesquelles trouvaient Périclès trop parcimonieux, et qui blâmaient cette régularité de dépense journalière, ces relevés faits avec tant d’exactitude, l’absence de cette abondance qu’on devait s’attendre à voir dans une maison riche et opulente, enfin cette balance rigoureuse de la dépense et de la recette. Celui qui entretenait ce bon ordre extrême était Évangélus, un de ses serviteurs, homme que la nature avait doué d’un talent tout particulier pour une intendance de ce genre, ou que Périclès y avait formé lui-même.

Thucydide[43] nous donne une idée nette et précise de la puissance qu’exerça Périclès ; mais les poëtes comiques ne nous la montrent que sous un voile d’expressions malveillantes : ils appellent les amis de Périclès de nouveaux Pisistratides ; ils disent qu’il est temps de lui faire jurer qu’il ne se fera pas souverain absolu, car son excessive autorité pèse d’un trop grand poids sur une démocratie avec laquelle elle est incompatible. Les Athéniens lui ont livré, dit Téléclide[44],

Les revenus de leurs villes, et leurs villes mêmes, pour lier les unes et délier les autres ;
Des murailles de pierre, pour les bâtir et puis les débâtir ensuite ;
Ils ont abandonné à sa discrétion traités, armées, puissance, paix, finances, enfin tout leur bonheur.

Cette grande autorité, Périclès la dut non-seulement à son éloquence, mais encore, selon Thucydide, à sa réputation, et à la confiance qu’il inspirait. On savait inaccessible à tous les moyens de corruption, et insensible à l’appât des richesses, un homme qui, ayant trouvé sa patrie grande et opulente, l’avait élevée au comble de l’opulence et de la grandeur ; un homme qui fut plus puissant que n’étaient bien des rois et bien des tyrans, et de ceux-là même qui transmirent leur pouvoir à leurs fils, et qui cependant n’augmenta pas d’une drachme la fortune que lui avait laissée son père.
Il semblait qu’il n’y eût plus d’inimitiés politiques, et qu’il n’y eût désormais, dans Athènes, qu’un même sentiment, une même âme. On pourrait dire qu’alors Athènes, c’était Périclès. Gouvernement, finances, armées, trirèmes, empire des îles et de la mer, puissance absolue sur les Grecs, puissance absolue sur les nations barbares, sur tous les peuples soumis et muets, fortifiée par les amitiés, les alliances des rois puissants, il attira tout à lui, il tenait tout dans ses mains. Mais il ne demeura plus le même. Ce n’était plus ce démagogue voguant à tous les vents populaires, si dévoué, si facile à céder à tous appétits de la multitude ; ce ne fut plus le gouvernement d’autrefois, lâche et mou, comme un instrument dont les cordes détendues ne rendent que des sons languissants et sans énergie. Périclès tint les rênes avec une vigueur nouvelle, et il les tendit avec une autorité princière et presque souveraine : n’employant néanmoins, pour arriver au meilleur but, que des moyens droits et irrépréhensibles ; amenant d’ordinaire le peuple à ses vues par le raisonnement et la persuasion. Quelquefois cependant, quand la foule se montrait opiniâtre, il avait recours à la force et à la contrainte, pour tout conduire à bien. On eût dit un médecin traitant quelque maladie longue, et qui présente des accidents variés : tantôt il permet au malade l’usage d’une chose qui lui plaît, et qui ne peut nuire ; et tantôt il lui administre des remèdes énergiques et violents, qui lui rendent la santé. Chez un peuple possesseur d’un si vaste empire, mille causes produisaient des désordres de toute sorte. À chacune de ces maladies politiques Périclès seul était capable d’appliquer le remède qui convenait, maniant les esprits par l’espérance ou la crainte, et faisant jouer avec adresse ce double gouvernail, pour retenir les emportements de la foule, ou pour lui rendre le courage et la raison, quand elle se laissait abattre. Périclès prouva ainsi que l’éloquence est bien, comme le dit Platon[42], l’art de maîtriser les esprits, et que son fait consiste, avant tout, dans la connaissance des penchants et des passions, qui sont comme des sons et des tons de l’âme, que peut faire rendre seul le toucher d’une main habile.
Comme les orateurs du parti de Thucydide déclamaient contre Périclès, et qu’ils l’accusaient de dilapider le trésor, et de dissiper follement les revenus de l’État, Périclès demanda au peuple assemblé s’il leur semblait qu’il eût trop dépensé ; et le peuple répondit : « Beaucoup trop ! - Hé bien ! repartit Périclès, je supporterai seul la dépense ; mais aussi j’inscrirai mon nom seul sur les monuments. » À peine eut-il dit cette parole, que, soit qu’ils fussent frappés de sa grandeur d’âme, soit qu’ils ne voulussent pas lui laisser pour lui seul, dans la postérité, la gloire de ces travaux, tous s’écrièrent qu’il pouvait puiser à son gré dans le trésor, dépenser comme il l’entendrait, et sans compter. Quant à la lutte entre Périclès et Thucydide, elle en vint à un tel point d’exaspération, que, pour se délivrer de son adversaire, Périclès se détermina à courir les risques de l’ostracisme. Thucydide succomba ; et Périclès dissipa la ligue formée contre lui.
C’est Phidias qui fit la statue d’or de la déesse ; et le nom de l’artiste est gravé sur le socle. Il avait, avons-nous dit, la direction de tous les travaux, et la surveillance de tous les artistes employés à l’œuvre : honneur qu’il devait à l’amitié de Périclès. De là, mille jalousies contre l’un, mille bruits injurieux contre l’autre. Ainsi l’on disait que Phidias recevait chez lui des femmes de condition libre, qui s’y rendaient sous prétexte de visiter les travaux, et qu’il les livrait à Périclès. Les auteurs comiques ne manquèrent pas d’accueillir ces rumeurs, pour verser sur Périclès le sarcasme et l’injure. « Il vit, disaient-ils, avec la femme de Ménippus, son ami et son lieutenant. Pyrilampe est l’ami intime de Périclès : il élève des oiseaux, il nourrit des paons ; et c’est pour en faire de petits présents aux femmes dont Périclès obtient les faveurs. » Mais comment s’étonner que des hommes qui font métier de médire portent en offrande à la haine du peuple, ainsi qu’à un génie malfaisant, des calomnies contre tout ce qui se montre supérieur ; comment s’en étonner, dis-je, quand on entend Stésimbrote de Thasos oser articuler, contre Périclès, une accusation horrible, fabuleuse : celle d’entretenir la femme de son propre fils ! Tant l’histoire a, ce semble, de peine à saisir la vérité ! Ceux qui veulent écrire sur une époque antérieure en trouvent la connaissance enveloppée sous les voiles du temps ; et les écrivains contemporains, tantôt par prévention et par haine, tantôt par faveur et par flatterie, déguisent et altèrent la vérité.
Les Propylées[40] de l’Acropole furent achevés en cinq ans, par l’architecte Mnésiclès. Un événement merveilleux, qui se passa pendant les travaux de construction, fit voir que non-seulement la déesse ne les désapprouvait point, mais que même elle voulait, en quelque sorte, y mettre la main, et concourir à leur achèvement. Celui des artistes qui montrait le plus de diligence et d’activité, se trouvant au haut de l’édifice, glissa et tomba à terre : la chute fut si violente, que les médecins jugèrent la guérison du blessé impossible. Périclès était douloureusement affecté de cet accident ; mais la déesse lui apparut en songe, et elle lui enseigna un remède qu’il employa, et qui apporta à cet homme une guérison prompte et facile. C’est pour cela que Périclès fit couler en bronze la statue de Minerve Hygie[41], qu’il plaça dans l’Acropole, auprès de l’autel qui s’y trouvait, dit-on, auparavant.
C’est en ce temps que Périclès, pour accroître sa célébrité, fit décréter par le peuple qu’aux Panathénées[39], il y aurait un concours de musique. C’était une chose nouvelle : nommé lui-même athlothète, il détermina le mode de chacun des exercices, qui étaient la flûte, le chant et la lyre. C’est dans l’Odéon qu’eurent lieu alors et depuis les concours de musique.

L’Odéon, dans l’intérieur duquel il y avait plusieurs rangs de sièges et de colonnes, avait un toit qui se recourbait sur lui-même, et qui allait se rétrécissant et se terminant en pointe. Il avait été construit, dit-on, sur le modèle de la tente du roi de Perse, et sous la direction également de Périclès. C’est à cela que Cratinus fait allusion, dans sa pièce des Thraciennes, par ces mots :

Voici venir Jupiter Schinocéphale,
Périclès coiffé de son Odéon,
Et tout fier d’avoir échappé à l’ostracisme.

Athènes possédait, à cette époque, un grand nombre d’architectes et d’artistes habiles : néanmoins Phidias fut le directeur et l’intendant de tous les travaux. Le Parthénon Hécatompédon[36] fut bâti par Callicrate et Ictinus. La construction du temple des mystères[37], à Éleusis, fut commencée par Corœbus, qui dressa le premier étage des colonnes, et qui les joignit par les architraves. Corœbus mort, Métagénès, de Xypète[38], y plaça la frise et la corniche, et éleva le second étage de colonnes ; et Xénoclès, de Cholarge, termina le faite du sanctuaire. Pour la longue muraille, dont Socrate disait avoir entendu proposer la construction, ce fut Callicrate qui en prit à forfait l’entreprise ; mais il mit tant de lenteur dans l’exécution, que Cratinus, à ce sujet, lance le trait suivant, dans une de ses comédies :

Depuis longtemps Périclès pousse à l’œuvre en paroles ;
Mais d’action, point.

Ces édifices s’élevaient, déployant une grandeur étonnante, une beauté et une grâce inimitables ; car les artistes s’appliquaient à l’envi à surpasser, par la perfection de l’œuvre, la perfection du plan même. Et ce qu’il y avait de plus surprenant, c’était la rapidité de l’exécution. En effet, cette multitude d’ouvrages, dont il semblait que chacun ait dû exiger les efforts continus de plusieurs générations pour arriver à son achèvement, fut toute exécutée et terminée durant les années florissantes de l’administration d’un seul homme. Un jour, dit-on, le peintre Agatharchus se vantant de sa promptitude et de sa facilité à exécuter les figures : « Et moi, repartit Zeuxis, je me fais gloire de ma lenteur. » En effet, la facilité et la promptitude de l’exécution ne donnent pas à l’œuvre une solidité durable, ni une parfaite beauté : c’est le temps qui, ajouté à l’assiduité du travail dans l’exécution, assure à l’œuvre sa durée. Aussi éprouve-t-on, en présence des monuments de Périclès, une admiration plus vive encore, quand on songe aux siècles qu’ils ont vus déjà, eux qui ont été faits en si peu de temps. À peine achevé, chacun d’eux, par sa beauté, sentait déjà son antique ; et leur fraîcheur, leur solidité, feraient croire qu’ils viennent d’être achevés. Tant y brille comme une fleur de jeunesse qui flatte l’œil, et que la main du temps ne peut ternir ! On dirait que ces ouvrages sont animés d’un esprit toujours plein de vie, d’une âme qui ne vieillit jamais.
Périclès tenait un tout autre langage : « Vous ne devez à vos alliés nul compte de ces deniers, disait-il au peuple, puisque c’est vous qui faites la guerre pour eux, et qui retenez les barbares loin de la Grèce, tandis qu’eux ne vous fournissent pas un cheval, pas un vaisseau, pas un homme, et qu’ils ne contribuent que de leur argent. Or, l’argent, du moment qu’il est donné, n’est plus à celui qui l’a donné, mais à celui qui l’a reçu, pourvu seulement que celui-ci remplisse les engagements qu’il a contractés en le recevant. Or, vous avez rempli tous vos engagements, en ce qui concerne la guerre. Vous êtes suffisamment pourvus de tout ce qu’il faut pour la faire ; et si, grâce à vous, le trésor est surabondant, n’est-il pas juste que vous l’employiez à des ouvrages qui procurent à votre ville une gloire éternelle, et après l’achèvement desquels Athènes continuera de jouir d’une opulence qu’entretiendra le développement des industries de tout genre ? Une foule de besoins nouveaux ont été créés, qui ont éveillé tous les talents, occupé tous les bras, et fait, de presque tous les citoyens, des salariés de l’État : ainsi, la ville ne tire que d’elle-même et ses embellissements et sa subsistance. Ceux que leur âge et leurs forces rendent propres au service militaire reçoivent, sur le fonds commun, la paye qui leur est due. Quant à la multitude des ouvriers que leurs professions exemptent présentement du service militaire, j’ai voulu qu’elle ne restât point privée des mêmes avantages, mais sans y faire participer la paresse et l’oisiveté. Voilà pourquoi j’ai entrepris, dans l’intérêt du peuple, ces grandes constructions, ces travaux de tous genres, qui réclament tous les arts et toutes les industries, et qui les réclameront longtemps. Par ce moyen, la population sédentaire n’aura pas moins de droits à une part des deniers communs, que les citoyens qui courent les mers sur nos flottes, ou qui gardent nos places éloignées, ou qui font la guerre. Nous avions la matière première, pierre, airain, ivoire, or, ébène, cyprès ; nous l’avons fait travailler et mettre en œuvre, par tout ce qu’il y a d’artisans : charpentiers, mouleurs, fondeurs, tailleurs de pierre, brodeurs, doreurs, sculpteurs en ivoire, peintres, orfèvres. Et nous employons sur mer, au transport de tous ces objets, les équipages et les vaisseaux du commerce, les matelots et les pilotes de l’État : sur terre, ces travaux occupent les charrons, les voituriers, les charretiers, les cordiers, les tisserands, les cordonniers, les paveurs, les mineurs. Et chaque métier occupe encore, comme fait un général, une armée de manœuvres qui n’ont d’autre talent que l’usage de leurs bras, et qui ne sont, pour ainsi dire, que des outils et des forces, au service des chefs d’atelier. Ainsi le travail distribue et répand au loin l’aisance, dans tous les âges et dans toutes les conditions. »
Mais ce qui fit le plus de plaisir à Athènes, et ce qui devint le plus bel ornement de la ville ; ce qui fut pour tout l’univers un objet d’admiration ; la seule chose enfin qui atteste aujourd’hui la vérité de ce qu’on a dit de la puissance de la Grèce et de sa splendeur d’autrefois, ce fut la magnificence des édifices construits par Périclès. C’est aussi contre ces monuments de son administration que ses ennemis se sont le plus déchaînés, et qu’ils ont poussé, dans les assemblées, leurs accusations et leurs déclamations les plus furieuses, « Le peuple s’est déshonoré, disaient-ils, et il s’est couvert d’infamie, en tirant de Délos le trésor commun de la Grèce, pour l’employer à son seul profit. La raison la plus plausible que nous eussions pu opposer à ceux qui nous en ont fait un crime, savoir, que nous avions voulu placer dans un lieu plus sûr ce qui appartient à tous, de crainte que les barbares n’allassent s’en emparer à Délos, ce prétexte honorable, Périclès nous en a privés. Et la Grèce n’a-t-elle pas raison de se croire insultée, et outrageusement tyrannisée, quand elle, voit que les sommes déposées par elle dans le trésor commun, et qu’elle destinait à fournir aux frais des guerres nationales, nous les dépensons, nous, à couvrir notre ville de dorures et d’ornements recherchés, comme une femme coquette accablée sous le poids des pierreries ; à la parsemer de statues ; à construire des temples de mille talents[35] ? »
C’est alors, et pour cette raison, que Périclès lâcha le plus la bride au peuple. Il ne cherchait qu’à lui complaire ; il remplissait chaque jour la ville de fêtes pompeuses, de banquets, de solennités, et il formait les citoyens à des plaisirs qui n’étaient pas sans élégance. Tous les ans, il faisait partir soixante trirèmes, montées par un grand nombre d’Athéniens, lesquels devaient, moyennant une solde, tenir la mer pendant huit mois, pour s’exercer et s’instruire dans l’art nautique. En outre, il envoya une colonie de mille hommes dans la Chersonèse[32], une de cinq cents à Naxos, une de deux cent cinquante à Andros[33] ; une autre colonie, de mille hommes alla se fixer en Thrace, dans le pays des Bisaltes ; enfin il peupla, en Italie, Sybaris, qui venait d’être rebâtie sous le nom de Thuries[34]. Par ce moyen, Périclès déchargea la ville d’une populace oisive, et pleine, par conséquent, d’une malfaisante activité ; il put subvenir aux besoins urgents des pauvres, et établir à demeure, au sein des alliés d’Athènes, comme une garnison qui les tenait en respect, et qui prévenait toute révolution.
Le parti aristocratique, voyant Périclès devenu le premier et le plus puissant des citoyens, chercha un homme qui pût lui tenir tête, affaiblir son autorité, et empêcher cette autorité d’être réellement une monarchie absolue ; et on lui opposa Thucydide, du dème d’Alopèce, homme plein de sens, et beau-frère de Cimon. Moins habile dans la guerre que n’avait été son parent, il s’entendait mieux que lui à l’art oratoire et au maniement des affaires publiques ; et, comme il habitait toujours la ville, il ne lui fallut que quelques luttes contre Périclès, à la tribune, pour rétablir promptement l’équilibre entre les deux ordres de l’État. Jusqu’alors, ce qu’on appelle les gens de bien et d’honneur, les nobles, ne formaient point un corps : dispersés çà et là, ils étaient mêlés et confondus avec le peuple ; et leur dignité se trouvait ainsi offusquée et effacée dans la multitude. Il fit cesser ce mélange : il distingua tout ce qu’il y avait de nobles, les réunit en un corps, et forma, de toutes leurs forces particulières, un faisceau de puissances, capable de contre-balancer la puissance de Périclès. Dès le principe, il y avait bien une division de familles, mais inaperçue, comme une paille dans le fer. Elle ne faisait qu’indiquer sourdement la différence de race, plébéienne ou aristocratique. Mais la rivalité et l’ambition de ces deux personnages firent comme une profonde incision, qui sépara l’État en deux membres, nommés depuis Peuple et Grands.
Cependant les Athéniens, vaincus sur la frontière de l’Attique, et qui s’attendaient à avoir sur les bras, au printemps suivant, une guerre terrible, commençaient à se repentir de la résolution qu’ils avaient prise, et à regretter Cimon. Périclès, s’apercevant des dispositions de la multitude, ne fît pas difficulté d’y satisfaire : il s’empressa même de rédiger le décret de rappel, et de le faire adopter. Cimon, à peine de retour, profita des sentiments que lui portaient les Lacédémoniens, qui avaient autant de bienveillance pour lui, que de haine pour Périclès et les autres démagogues ; et il fit conclure la paix entre les deux républiques. Plusieurs écrivains prétendent que Périclès ne rédigea le décret de rappel qu’après avoir arrêté avec Cimon, par l’entremise d’Elpinice, sœur de ce dernier, certaines conventions secrètes, suivant lesquelles Cimon s’en irait, à la tête de deux cents vaisseaux, faire la guerre aux ennemis du dehors, et ravager les provinces du roi de Perse, tandis que Périclès demeurerait à Athènes, et y exercerait toute l’autorité. Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée[31] contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement.
La loi fixait à dix années la durée de l’exil qu’emportait l’ostracisme. Or, il arriva que, pendant la cinquième année de l’exil de Cimon, une armée considérable de Lacédémoniens se jeta sur le territoire de Tanagre[30] ; et les Athéniens coururent à leur rencontre. Alors Cimon, pour se laver du reproche qu’on lui faisait, d’incliner vers les Lacédémoniens, rompit son ban ; et il se présenta en armes pour prendre rang parmi les hommes de sa tribu, et pour partager les dangers de ses concitoyens. Mais les amis de Périclès se liguèrent pour l’empêcher, et ils le forcèrent de se retirer, à titre de banni. Ce fut, pour Périclès, une obligation de faire les plus grands efforts dans la bataille, de déployer une extrême bravoure, de se surpasser, en un mot, pour n’être surpassé par personne. Quant aux amis de Cimon, que Périclès accusait aussi d’être partisans de Lacédémone, ils se firent tous tuer dans cette journée.