Messages de LXDRZVRV

Les Mégariens repoussent avec énergie l’inculpation de la mort d’Anthémocrite, et ils rejettent les causes de la guerre sur Périclès et Aspasie. Ils se fondent sur ces vers des Acharniens[71], qui sont si connus et si populaires :

Des jeunes gens vont à Mégare : ils s’enivrent en jouant au cottabe[72] ;
Ils enlèvent la courtisane Simétha.
Bientôt les Mégariens, en proie à une douleur extrême,
Enlèvent à leur tour deux des courtisanes d’Aspasie.

Une députation vint, pour ce sujet, de Lacédémone à Athènes ; et, Périclès prétextant une loi qui défendait de détruire la table sur laquelle le décret était écrit, un des députés, nommé Polyarcès, lui répliqua, dit-on : « Hé bien ! ne la détruis pas, retourne-la, cette table ; car il n’y a pas de loi qui le défende. » Le mot parut plaisant ; mais Périclès n’en demeura pas moins inflexible. Il est donc probable qu’il avait quelque haine particulière contre les Mégariens ; mais, pour lui donner un prétexte d’intérêt public, et qu’il pût avouer, il les accusa d’avoir empiété sur le terrain consacré, dont la culture était prohibée[69], et il fit décréter qu’un héraut leur serait envoyé pour s’en plaindre, et irait ensuite à Lacédémone soutenir l’accusation. Le décret, rédigé par Périclès, est en termes fort doux et fort modérés. Mais Anthémocrite, qui fut chargé du message, mourut pendant sa mission. On attribua sa mort aux Mégariens ; et Charinus fit décréter qu’il y aurait désormais, entre Athènes et Mégare, haine irréconciliable, haine sans trêve ; que tout Mégarien qui mettrait le pied sur le sol attique serait puni de mort ; que les généraux, quand ils prononceraient le serment exigé par les lois, jureraient en outre de faire, pendant l’année de leur commandement, deux incursions dans la Mégaride, et qu’Anthémocrite serait enterré près des portes Thriasiennes, aujourd’hui nommées le Dipyle[70].
Cependant Périclès, se voyant blâmé par tout le monde de n’avoir envoyé que ces dix trirèmes, secours bien au-dessous des besoins des insulaires, et sentant d’ailleurs qu’il donnait par là trop d’avantages à ses adversaires politiques, fit partir une autre escadre, plus considérable, mais qui n’arriva qu’après le combat. Alors les Corinthiens s’indignent, et ils portent plainte contre les Athéniens à Lacédémone ; et les Mégariens se joignent à eux, alléguant pour griefs que tous les marchés, tous les ports de la dépendance d’Athènes leur sont interdits, et qu’ils en sont exclus au mépris du droit commun et des engagements réciproques pris par tous les Grecs. Quant aux Éginètes, fatigués de ce qu’ils appelaient les outrages et la domination violente des Athéniens, et n’osant d’ailleurs se plaindre ouvertement, ils firent passer secrètement leurs doléances à Lacédémone. En même temps Potidée[68] se révolta : c’était une colonie de Corinthe, mais soumise aux Athéniens. Ceux-ci en firent le siège ; et cette circonstance hâta encore la guerre. Cependant des députés furent envoyés à Athènes ; et même Archidamus, roi des Lacédémoniens, avait arrangé presque tous les différends, et calmé les alliés : on touchait à la réconciliation générale ; et les Athéniens n’auraient pas eu à soutenir la guerre, du moins pour les autres torts qu’on leur reprochait, s’ils avaient consenti à révoquer leur décret contre Mégare, et à se réconcilier avec les Mégariens. Mais Périclès fit les plus grands efforts, pour empêcher la révocation de ce décret, et il excita le peuple à persister dans son animosité jalouse contre les Mégariens ; et c’est pour cela qu’on le regarde comme seul auteur de la guerre.
Le poëte Ion prétend qu’après sa victoire sur les Samiens, Périclès se prit d’admiration pour lui-même, et qu’il se laissa aller à une haute opinion de son mérite. « Agamemnon, disait-il, a mis dix ans à s’emparer d’une ville barbare ; et moi j’ai emporté, en neuf mois, la première et la plus puissante ville des Ioniens. » Et certes, il avait quelque droit de se glorifier ainsi ; car cette guerre fut remplie de vicissitudes et de dangers, puisque, selon Thucydide, il s’en fallut de fort peu que les Samiens ne ravissent aux Athéniens l’empire de la mer. Après cette expédition, voyant déjà se soulever les flots de la guerre du Péloponnèse, il engagea le peuple à secourir les Corcyréens[67], attaqués par ceux de Corinthe, et à s’attacher une île si puissante par sa marine, à une époque où les peuples du Péloponnèse ne pouvaient plus tarder à devenir leurs ennemis. Sa proposition fut adoptée ; et il envoya à Corcyre Lacédémonius, fils de Cimon. Périclès ne lui avait donné que dix vaisseaux, dans une intention perfide ; car il y avait, entre la famille de Cimon et les Lacédémoniens, des rapports d’une étroite amitié. Si donc Lacédémonius ne faisait rien de remarquable et de glorieux dans son commandement, ce serait une occasion de l’accuser de laconisme. C’est pour cette raison qu’il lui donna si peu de vaisseaux, et qu’il le chargea malgré lui de cette expédition. Il cherchait d’ailleurs, par tous les moyens, à rabaisser les fils de Cimon : c’étaient, disait-il, non des citoyens, mais des métis, des étrangers, étrangers même par leurs noms. L’un se nommait, en effet, Lacédémonius, l’autre Thessalus, et un troisième Éléus ; et leur mère passait pour Arcadienne.

Samos abattue, Périclès revint à Athènes. Là, il célébra avec pompe les funérailles des guerriers morts dans la guerre ; et, suivant l’usage, il prononça leur éloge funèbre, aux applaudissements de tous. Lorsqu’il descendit de la tribune, les femmes lui tendaient les mains, et elles lui jetaient des couronnes et des bandelettes, comme à un athlète vainqueur ; mais Elpinice, s’approchant de lui : « Oui, Périclès, cela est admirable, dit-elle, cela est digne de ces couronnes, d’avoir fait périr tant et de si braves citoyens, non pas en faisant la guerre contre les Phéniciens ou les Mèdes, comme mon frère Cimon, mais pour ruiner une ville alliée, une ville parente d’Athènes[66] ! » Périclès l’écouta sans s’émouvoir ; et il lui répondit, en souriant, par un vers d’Archiloque :

Vieille, tu devrais ne plus te parfumer !

Après neuf mois de siège, les Samiens se rendirent. Périclès démantela leur ville, leur ôta tous leurs vaisseaux, et exigea une somme considérable, dont ils payèrent une partie sur-le-champ, s’engageant à payer le reste à des termes fixes, et donnant des otages pour sûreté. Le Samien Duris[65], avec une emphase tragique, accuse les Athéniens et Périclès d’un raffinement de cruauté, dont ne font mention ni Thucydide, ni Éphore, ni Aristote : il dit, et le fait ne paraît pas vraisemblable, que Périclès, ayant pris tous les capitaines de vaisseaux et les soldats de marine, les fit conduire sur la place de Milet, où ils demeurèrent pendant dix jours, attachés à des poteaux ; et que, quand il vit leurs forces épuisées, il ordonna de les tuer en les assommant à coups de bâton, et de jeter leurs corps sans sépulture. Mais Duris n’a pas pour habitude de fonder ses récits sur la vérité, même lorsqu’il n’est emporté par aucune passion : à plus forte raison a-t-il probablement exagéré les maux de son pays, pour en tirer occasion de jeter de l’odieux sur les Athéniens.
Périclès apprit cet échec, et il revint en toute hâte au secours des siens. Il rencontra Mélissus, qui venait lui offrir le combat : il le vainquit, le mit en déroute ; et, déterminé à briser la résistance des assiégés, et à prendre la ville, mais préférant la dépense de temps et d’argent à tout sacrifice d’hommes, il enferma la place par un mur de circonvallation. Mais, comme les Athéniens eux-mêmes s’ennuyaient de la longueur du siège[62], qu’ils demandaient à combattre, et qu’il était fort difficile de les contenir, il divisa toutes ses troupes en huit corps, et il les fit tirer au sort : celui des huit qui amenait une fève blanche[63] n’avait qu’à se reposer et faire bonne chère, tandis que les autres combattaient. De là vient que ceux qui ont passé la journée dans les plaisirs disent qu’ils ont eu un jour blanc, à cause de la fève blanche de Samos. Éphore raconte qu’à ce siège, Périclès employa des machines de guerre. Il s’était passionné pour cette invention nouvelle, due au mécanicien Artémon. Artémon était avec lui ; et, comme il était boiteux, et qu’il se faisait porter en litière aux endroits où les travaux pressaient, on le surnommait Périphorète[64]. Héraclide de Pont convainc Éphore d’erreur, au moyen de quelques vers d’Anacréon, dans lesquels est pommé un Arlémon Périphorète, plusieurs générations avant le siège de Samos, et avant les faits dont nous parlons. L’Artémon du poète était un homme délicat et mou, qui avait peur de tout, et qui, n’osait presque point sortir de sa maison, y demeurait toujours assis, tandis que deux domestiques tenaient, au-dessus de sa tête, un bouclier d’airain, pour le garantir de tout ce qui aurait pu tomber sur lui : quand il fallait absolument qu’il sortît, il se faisait porter, partout où il voulait aller, dans une petite litière fort peu élevée au-dessus de terre ; et c’est pour cela qu’on l’avait surnommé Périphorète.

Vainqueur, il poursuivit les Samiens jusque dans leur port, s’en empara, et mit le siège devant la ville. Les assiégés se défendirent avec intrépidité : ils ouvrirent leurs portes, et ils combattirent devant leurs remparts. Cependant Périclès, ayant reçu une flotte plus nombreuse que la première, bloqua entièrement la place ; puis, à la tête de soixante trirèmes, il quitta les parages de l’île, et il prit la mer pour aller, à ce que disent la plupart des historiens, au-devant d’une escadre qu’envoyaient les Phéniciens, alliés de Samos, car il voulait livrer la bataille le plus loin possible de l’île. Stésimbrote prétend que c’était pour faire une expédition contre Cypre ; ce qui ne paraît pas vraisemblable Quelle qu’ait été son intention, l’événement prouva qu’il avait tort ; car, pendant qu’il était éloigné, le philosophe Mélissus[60], fils d’Ithagénès, alors général des Samiens, méprisant le petit nombre des vaisseaux laissés au siège, ou bien l’inhabileté des hommes qui les commandaient, engagea ses concitoyens à tomber sur les assiégeants. Ils le firent, remportèrent la victoire, tuèrent à leurs ennemis beaucoup de monde, et coulèrent à fond plusieurs vaisseaux ; et, la mer ainsi rendue libre, ils firent entrer dans leurs murs des vivres et toutes les choses dont ils étaient privés auparavant, et dont ils avaient besoin pour soutenir le siège. Aristote dit que Périclès lui-même avait été déjà auparavant vaincu sur mer par Mélissus. Les Samiens rendirent aux prisonniers athéniens le même outrage qu’ils en avaient reçu : ils imprimèrent, sur le front de chacun d’eux, la figure d’une chouette, comme les Athéniens avaient imprimé, sur le front des leurs, la figure d’une samine. La samine était un navire dont la proue n’était point saillante, et dont les flancs étaient larges et renflés ; ce qui le rendait très-facile à la manœuvre, et en même temps très-léger. Cette espèce de navire était appelé samine, parce que le premier avait été construit à Samos, sous la direction du tyran Polycrate[61]. C’est à ces stigmates des captifs que fait allusion, dit-on, le vers d’Aristophane :

Comme le peuple de Samos est fort sur les lettres !

On accuse donc Périclès d’avoir fait décréter la guerre contre les Samiens dans l’intérêt des Milésiens, à la prière d’Aspasie. Samos et Milet se faisaient la guerre pour la possession de Priène[58] ; et les Samiens avaient remporté une victoire, lorsque les Athéniens les sommèrent de cesser les hostilités, et de venir discuter devant eux leurs prétentions : ils n’obéirent point. Périclès fit voile vers Samos, y détruisit le gouvernement oligarchique, se fit livrer pour otages cinquante des notables, et autant d’enfants, et il les envoya en dépôt à Lemnos. On dit que chacun de ces otages lui offrit un talent pour rançon, et que d’autres offres lui furent faites par ceux qui auraient voulu ne pas voir le gouvernement démocratique établi dans leur ville. En outre, le Persan Pissuthnès, ami des Samiens, lui envoya dix mille pièces d’or, pour le toucher en leur faveur. Périclès refusa tout, traita les Samiens comme il l’avait résolu, établit chez eux le gouvernement démocratique, et fit voile pour retourner vers Athènes. À peine était-il parti, que Pissuthnès enleva furtivement les otages des Samiens, et que les Samiens se préparèrent à la guerre. Périclès revint, et ne les trouva ni surpris ni effrayés, mais bien déterminés à soutenir la lutte, et à disputer aux Athéniens l’empire de la mer. Un terrible combat naval s’engagea près de l’île de Tragia[59], et Périclès y remporta une brillante victoire ; car, avec quarante-quatre vaisseaux, il en défit soixante-dix, dont vingt portaient des troupes de débarquement.
Aspasie acquit ainsi un tel renom et une telle célébrité, que Cyrus, celui qui disputa les armes à la main l’empire de Perse au roi son frère[57], donna le nom d’Aspasie à celle de ses concubines qu’il aimait le plus, et qui auparavant s’appelait Milto. Elle était fille d’Hermotine, et native de Phocée. Cyrus ayant péri dans la bataille qu’il livra, elle fut conduite au roi, et elle prit sur lui un grand ascendant. Ces particularités me sont revenues à la mémoire en traitant mon sujet ; et je n’ai pas cru devoir pousser la rigueur jusqu’à les repousser et à les passer sous silence.

Les auteurs comiques ont donné à Aspasie les noms de nouvelle Omphale, de Déjanire, de Junon ; et Cratinus l’appelle nettement une concubine, dans ce passage :

Elle lui enfante Junon-Aspasie,
L’impudique concubine, à l’œil de chienne.

Il paraît que Périclès eut d’elle un bâtard ; car Eupolis, dans les Dèmes[56], l’a représenté faisant cette question :

Et mon bâtard vit-il encore ?

et Pyronidès lui répondant :
Il y a même longtemps déjà qu’il serait marié,
S’il n’avait craint le malheur de prendre une prostituée.

Tout le monde s’accorde à dire qu’elle était de Milet, et fille d’Axiochus. On dit aussi qu’elle s’attaqua aux personnages les plus puissants, parce qu’elle avait pris pour modèle une des anciennes courtisanes d’Ionie, nommée Thargélia. Cette Thargélia, belle femme, et douée de toutes les grâces du corps et de l’esprit, avait été liée avec un grand nombre de Grecs : elle avait gagné au roi de Perse tous ceux qui la fréquentaient, et, par eux, elle avait répandu dans les villes des germes d’esprit médique ; car elle ne choisissait pour amants que ce qu’il y avait, dans chaque ville, d’hommes considérés et puissants. Quant à Aspasie, on dit que Périclès la rechercha comme une femme d’esprit, et qui avait l’intelligence des choses politiques. Socrate allait souvent chez elle avec ses amis ; et ceux qui la fréquentaient y conduisaient même leurs femmes, pour qu’elles entendissent sa conversation, quoique sa vie ne fut certainement point un modèle de décence et d’honnêteté, puisqu’elle nourrissait des jeunes filles, qui se donnaient au premier venu. Eschine dit que Lysiclès[55], le marchand de moutons, homme grossier par naissance et par éducation, se fit le premier citoyen d’Athènes, parce qu’il fréquenta Aspasie, après la mort de Périclès. Platon, dans l’introduction du Ménexène, ne laisse pas, malgré son ton de plaisanterie, de donner comme positif, que plusieurs Athéniens allaient chez elle pour recevoir des leçons d’éloquence. Quoi qu’il en soit, il est évident que ce qui attira Périclès auprès d’elle, ce fut plutôt de l’amour. Il avait une femme, qui était sa parente, et qui, mariée en premières noces à Hipponicus, en avait eu un fils, Callias le riche. Elle avait aussi donné à Périclès deux fils, Xanthippe et Paralus. Plus tard, comme ils ne se plaisaient point, lui et elle, dans la société l’un de l’autre, il la céda, elle y consentant, à un autre mari, et il épousa Aspasie, qu’il aima éperdument ; car tous les jours, en sortant pour aller sur la place publique, ou en rentrant chez lui, il la saluait, dit-on, d’un baiser.
Après cela[54], une trêve de trente ans fut conclue entre Athènes et Lacédémone ; et Périclès fit décréter l’expédition navale contre Samos, sous prétexte que les habitants de cette île, ayant reçu d’Athènes l’ordre de cesser leurs hostilités contre Milet, n’avaient pas obéi. Comme il paraît n’avoir été poussé, dans l’affaire de Samos, que par le désir de plaire à Aspasie, il est à propos de rechercher quel art, quelle puissance de séduction cette femme avait en elle, pour enlacer dans ses filets le plus grand homme d’État de son époque, et pour que les philosophes aient pu parler d’elle en termes si honorables et si pompeux.
Dans le compte des frais de cette expédition, Périclès porta une somme de dix talents[52], en disant seulement qu’elle avait été employée en dépenses nécessaires ; et le peuple approuva ce compte, sans s’occuper de cette somme, et sans lui demander ce qu’il tenait secret. Plusieurs écrivains, entre autres le philosophe Théophraste, rapportent qu’il envoyait à Sparte dix talents chaque année. Il les distribuait en largesses à tous les magistrats en charge, afin de détourner la guerre ; achetant, non la paix, mais le temps pendant lequel il pourrait se préparer à loisir, pour faire ensuite la guerre avec tous ses avantages. Par conséquent, il se tourna aussitôt contre les rebelles ; et, passant en Eubée avec cinquante vaisseaux et cinq mille hommes d’infanterie, il fit rentrer toutes les villes dans le devoir. À Chalcis, il chassa les habitants les plus riches et les plus en crédit, qu’on appelait les Hippobotes[53] ; à Hestiée, il enleva toute la population, et il la remplaça par une colonie d’Athéniens : il se montra inexorable, cette fois, envers les Hestiens, parce qu’ayant capturé un vaisseau athénien, ils avaient égorgé tous ceux qui le montaient.
Il avait raison de retenir dans la Grèce toutes les forces d’Athènes ; et les événements le prouvèrent. D’abord, l’Eubée se révolta : il s’y élança avec une armée. Presque aussitôt, il apprit que les Mégariens s’étaient déclarés contre Athènes, et que déjà une armée ennemie campait sur la frontière de l’Attique, ayant à sa tête Plistonax, roi de Lacédémone : il quitta donc promptement l’Eubée, pour venir défendre l’Attique. Il n’osa point cependant accepter le combat, que lui offrait une infanterie nombreuse et vaillante ; mais, sachant que Plistonax, qui était un tout jeune homme, ne faisait rien que par les conseils de Cléandridas, que les éphores lui avaient donné pour tuteur et pour second, à cause de sa jeunesse, il fit sonder secrètement celui-ci. Il l’eut bientôt gagné à prix d’argent, et il le détermina à retirer de l’Attique les Péloponnésiens. Cette armée opéra sa retraite, et les soldats se dispersèrent, chacun dans sa ville ; mais les Lacédémoniens, indignés, condamnèrent leur roi à une amende si forte, qu’il ne put la payer et qu’il s’expatria. Cléandridas avait pris la fuite : ils le condamnèrent à mort. Cet homme était le père de Gylippe, celui qui vainquit les Athéniens en Sicile. Il paraît que la nature avait mis, dans le cœur de Gylippe, l’amour de l’argent, comme une maladie héréditaire. Car il en fut le honteux esclave ; et, convaincu d’actes infâmes, il fut banni de Sparte, ainsi que nous l’avons raconté dans la Vie de Lysandre[51].
Périclès contint ces convoitises aventureuses, et réprima cette fureur d’entreprises, en employant la plus grande partie des forces d’Athènes à garder et assurer ce qu’on avait acquis, persuadé qu’il était d’ailleurs que c’était déjà beaucoup d’empêcher l’accroissement de la puissance de Lacédémone. Il se montra, dans maintes occasions, l’adversaire opiniâtre des Lacédémoniens, et particulièrement dans la guerre sacrée. Ceux-ci étaient allés en armes à Delphes ; ils avaient enlevé aux Phocéens l’intendance du temple, et ils l’avaient donnée aux Delphiens. À peine s’étaient-ils retirés, que Périclès, à son tour, fit une contre-expédition, et rendit aux Phocéens l’intendance du temple. Les Delphiens avaient donné aux Lacédémoniens le droit de consulter l’oracle les premiers, et ceux-ci avaient gravé leur privilège sur le front du loup de bronze. Périclès prit le même privilège pour les Athéniens, et il le fit graver sur le côté droit du même loup.
Cependant Périclès ne cédait pas à tous les caprices de ses concitoyens ; et il se gardait de faillir avec eux, lorsque, aveuglés et enorgueillis de leur puissance et de leurs succès, il les voyait se prendre à l’idée de faire une nouvelle tentative sur l’Égypte, et d’attaquer les provinces maritimes du roi de Perse. Déjà beaucoup avaient conçu leur malheureux amour pour la Sicile, funeste passion que, plus tard, enflammèrent dans tous les cœurs les discours d’Alcibiade. Il y en avait même qui rêvaient la conquête de l’Étrurie et du pays de Carthage. Et ces espérances n’étaient pas peut-être sans fondement, si l’on songe à la grandeur de l’empire des Athéniens et à la suite non interrompue de leurs prospérités.
Il mit ensuite à la voile pour le Pont, menant une flotte nombreuse et magnifiquement équipée. Là, il rendit aux villes grecques tous les services qu’elles réclamèrent : il les traita avec beaucoup d’humanité, en même temps qu’il déployait aux yeux des nations barbares du voisinage, de leurs rois, de leurs princes, la grandeur des Athéniens, la sécurité avec laquelle ils naviguaient dans tous les parages où il leur plaisait de se présenter, leur confiance fondée sur l’empire des mers qu’ils avaient su conquérir. Il laissa aux habitants de Sinope[49] treize vaisseaux, ainsi que les soldats qui les montaient, sous la conduite de Lamachus, pour les assister dans une lutte contre le tyran Timésiléon[50] ; et, lorsque le tyran et ses amis eurent été chassés de la ville, il fit décréter qu’une colonie de six cents Athéniens volontaires serait transportée à Sinope, pour s’y confondre avec l’ancienne population, et pour se partager les maisons et les terres qu’y avait possédées la faction du tyran.
Périclès acquit, chez les nations étrangères elles-mêmes, une grande célébrité et un glorieux renom, par son expédition navale autour du Péloponnèse. Parti de Pèges en Mégaride, avec cent trirèmes, il ne se contenta pas de piller les villes maritimes, comme l’avait fait Tolmide : il pénétra fort avant dans les terres, à la tête de ses troupes de débarquement, et il força les habitants de se retirer dans les villes, pour ne pas être surpris par ses attaques. Ceux de Sicyone ayant osé se poster, pour l’attendre, dans la forêt de Némée, et lui livrer le combat, il emporta la position de vive force, les mit en déroute, et éleva, sur le lieu même, un trophée. Puis, après avoir tiré de l’Achaïe[48], alliée d’Athènes, un renfort qu’il mit sur sa flotte, il passa avec sa flotte sur l’autre rivage du golfe ; et, franchissant l’embouchure de l’Achéloüs, il ravagea l’Acarnanie, enferma les habitants du territoire d’Œnée dans leurs murailles, et porta par tout le pays ennemi le ravage et la dévastation. Il retourna à Athènes, après s’être montré capitaine redoutable, aux ennemis de sa patrie, et, à ses concitoyens, protecteur sûr et actif de leur vie et de leur fortune. Ses troupes n’avaient essuyé aucun accident fâcheux, même fortuit.
Entre ses expéditions militaires, celle que l’on approuva le plus, ce fut l’expédition de la Chersonèse, à laquelle durent leur salut les Grecs de la presqu’île. Il y conduisit mille colons athéniens, et il fortifia les villes du pays, en augmentant la population. Il fit plus ; il défendit le passage de l’isthme[47], à l’aide de boulevard et d’ouvrages de fortification, qui s’étendaient d’une mer à l’autre ; et il opposa ainsi une barrière aux incursions des Thraces répandus dans le voisinage de la Chersonèse. Il ferma l’entrée à ces guerres continuelles et pénibles qu’avait à soutenir incessamment ce pays, harcelé et bouleversé par les barbares du voisinage, et infesté par les brigands qui habitaient les frontières et même les campagnes de l’intérieur.