Ça date de 1975 et Foucault avait déjà compris le potentiel dictatorial de l’organisation sociale durant une épidémie :
« Cet espace clos découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, ou un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribués entre les vivants, les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. A la peste répond l’ordre ; il a pour fonction de débrouiller les confusions : celle de la maladie qui se transmet lorsque les corps se mélangent ; celle du mal qui se multiplie lorsque la peur et la mort effacent les interdits. Il prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort, à chacun son bien, par l’effet d’un pouvoir omniprésent et omniscient […] il y a eu aussi un rêve politique de la peste, qui en était exactement l’inverse : non pas la fête collective, mais les partages stricts ; non pas les lois transgressées, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir ; non pas les masques qu’on met et qu’on enlève, mais l’assignation à chacun de son « vrai » nom, de sa « vraie » place, de son « vrai » corps et de la « vraie » maladie. La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des désertions, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre.
[…] Plutôt que le partage massif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l’exil-clôture ; on le laisse s’y perdre comme dans un masse qu’il importe peu de différencier ; les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux […] L’exil du lépreux et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L’un, c’est celui d’une communauté pure, l’autre celui d’une société disciplinée. Deux manières d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste. »