Shantys
2024-09-17 06:29:19
Voilà une bien profonde interrogation, à laquelle je dois vous avouer que je ne possède pas de réponse appropriée ou qui soit encore crédible (celle que j'ai préparée avant de venir à cet entretien est périmée depuis quinze minutes, et je n'ai plus le droit de l'utiliser, je pourrais être poursuivi en justice sinon). Mais si je le faisais, vous seriez obligé de mettre fin prématurément à votre émission, ce qui me pousserait à quitter le plateau en avance, et à rentrer chez moi me saoûler plus tôt que d'habitude.
Mais comme nous n'avons ni l'un ni l'autre assez d''argent de côté en ce moment (vous en cas de licenciement, moi pour acheter de l'alcool), il va bien falloir que je m'invente une identité pour les vingt prochaines minutes, qui aura disparue aussitôt que vous aurez rendu l'antenne et que j'aurai allumé ma première cigarette d'homme veuf solitaire marchant sous la pluie en écoutant The Doors.
Je me suis cherché dans les livres, dans les bruits de vagues, les feux d'artifices, les naissances d'enfants, l'ecstasy, la contrebande, le deal et le crack, la charité et le football.
Que s'est-il donc passé à l'issue de vos recherches ?
Il s'est passé qu'à chaque fois y'avait un autre mec qui s'appelait Veemex, pour chaque secteur ou activité auxquels je me suis intéressé, ce qui donne un Shantys surfeur, un Shantys pyrotechnicien, un Shantys sage-femme (c'est pour la fin des stéréotypes de genre), un Shantys camé, un Shantys philanthrope et un Shantys ramasseur de balles au Camp Nou. C'est pour ça que je me suis toujours pas trouvé, parce qu'à choisir entre six Shantys on n'a que l'embarras du choix, surtout si on ne peut plus se réincarner comme avant (faudra que je contacte mon gourou à ce sujet d'ailleurs, pour qu'il me fasse une nouvelle greffe de vie).
Tiens, un gourou, intéressant ça ! Êtes-vous membre d'une secte ou d'une organisation ésotérique ? Enfin, je demande ça parce que barré comme vous l'êtes, plusieurs télespectateurs se sont interrogés sur un possible conditionnement occulte auquel imputer certaines de vos déclarations controversées, ainsi que quelques scandales médiatiques dont vous avez fait l'objet par le passé. Confirmez-vous ces rumeurs ?
J'ai entendu parler de sectes pour la première fois pendant l'automne 1986, lors d'une conférence organisée par un collectif d'anciens de Moon. J'ai tout de suite été conquis par les truculentes aventures qu'ils affirmaient avoir vécues, tous les huit, à l'époque de leur lavage de cerveau. Je les ai écouté parler, quatre-vingt minutes durant, de leurs voyages astraux sur Jupiter, Vénus, Saturne ou Pluton, au cours desquels ils s'amusaient à flotter parmi les nébuleuses vieilles et ridées qui ne pouvaient plus sourire, à profaner les étoiles sans sépulture, à s'injecter du mercure dans les veines sans anesthésie préalable. Mais j'appréciais particulièrement le souvenir de leurs orgies réalisées dans les sous-sols de fast-foods new-yorkais avec des restes d'animaux morts. Je me figurais huit âmes aux écorces enchevêtrées, enduites de crème chantilly et de peinture fraîche, se pénétrer mutuellement, les cœurs dilatés d'extase éphémère, s'asperger de sperme, de cyprine ou de sang en récitant le Mahabhârata. Le plus âgé d'entre eux avait même détaillé le contenu de leurs vies antérieures vécues dans la peau de bergers peuls, de scribes dans l'empire aztèque, sous forme de plante ornementale pour temple bouddhiste ou de liquide inflammable. Je crois que j'aurais voté pour eux s'ils avaient été un parti politique à l'époque. J'aimais l'idée d'exister en apesanteur des choses, à rebours des substances et des normes chimiques, des contrôles mal préparés ou des leçons mal sues, des constipations quotidiennes dont souffre le trafic urbain, des griffures d'estomac que provoquent les amours non réciproques à l'adolescence, etc. C'est assez dommage qu'ils aient enchaîné sur les effets néfastes des drogues et, tout le combo cinq-fruits-et-légumes-par-jour-études-abstinence-forêt-amazonienne, parce que jusque là, leur exposé avait été vraiment cool...
Tout ça est bien beau, mais vous n'avez pas répondu à la question de base et à la place vous êtes parti en vrille dans des digressions poético-philosophiques dont nous n'avons rigoureusement rien à carrer pendant une dizaine de minutes au moins... Alors, le délire mystique, vous appréciez ou pas ?
C'était pour une meilleure contextualisation de ce que j'appelle ma problématique identitaire personnelle (et oui, les titres à rallonge s'invitent aussi dans les interviews). J'ai d'abord pensé rejoindre l'église de Scientologie à seize ans, mais ma mère a dit non, parce que mon adhésion aurait coûté vingt fois plus cher qu'une scolarité classique de lycéen. Ils ont même pas voulu de moi comme stagiaire à la propagande, alors que j'étais très doué pour mentir aux gens depuis l'enfance ; j'ai d'ailleurs fait croire plus jeune à ma mère que j'aimais ses lasagnes de veau, alors que je les ai toujours détestées et consommé pas moins de cinquante laxatifs différents pour ne pas les digérer, en trente-six ans. J'ai ensuite envoyé une lettre de motivation assortie d'un curriculum vitae (oui, j'aime le dire en entier, parce que ça me fait passer pour quelqu'un de cultivé qui maîtrise les langues mortes) à des goupes néo-paganistes type Wicca ou GreenPeace (quoi ? ils en font pas partie ? quelle déception...), mais j'ai eu pour toute réponse un bon d'achat pour un kit de débutant en sorcellerie féministe, et un échantillon de fourrure d'ours polaire que j'ai conservé, dans le cas d'une éventuelle reconversion dans la taxidermie. Autant vous dire que mes attentes ont été insuffisamment comblées et qu'à la place du joyeux bordel qu'aurait dû être ma vie, j'ai eu droit à un bordel comme tant d'autres, à coups de factures, de contrats, de restrictions budgétaires, de voyages d'affaires et de confidences larmoyantes de collègues infidèles.
Parlez-nous un peu de votre vie sociale au lycée. Les lecteurs voudraient savoir quel garçon pervers, impopulaire vous étiez il y a une vingtaine d'années
Je devais intégrer le tissu social avec souplesse et discrétion, un peu comme une infection ou une tumeur maligne que l'organisme ne soupçonnerait pas initialement, pour ensuite le parasiter afin de me l'approprier complètement. Je l'aurais finalement détruit dans une expression de ras-le-bol né de la routine de dominer. J'avais lu plusieurs ouvrages d'initiation à la manipulation mentale, au développement du charisme et au contrôle des dynamiques de groupe. J'envisageais initialement de monter les filles les unes contre les autres...
(mes parents s'étaient ruinés en adoptant deux girafes importées de Tanzanie pour les mettre dans l'enclos familial, et la fille cachée d'une ancienne actrice bollywoodienne qui m'a servie de jeune sœur)