Flagadass75
2024-03-29 01:08:12
Je galere, c'est une ebauche, y a de l'humour, dites moi si c'est pourrav, cimer les kheys
Mon premier voyage en Inde m’avait laissé un goût amer. Mon parcours de touriste se situait alors dans le sud, de Bombay à Pondicherry, en passant par Goa, Karnataka et Kerala; la rencontre fut rude, le fossé d’avec le rêve brutal.
Autant dire que je n’avais rien compris. Des clichés plein la tête, j’avais atterri là-bas, il y a cinq ans, avec l’enthousiasme d’un jeune commis allant fouler du pied une immuable terre sacrée. Mentalement formaté par le fatras qu’un romantisme pop lui avait inoculé dès son entrée au collège, par un récit familial mal compris, mal digéré, des dispositions erratiques avaient exacerbé une mystique bouffonne de carte postale.
La dernière tentative fut toute autre. Je ne voulais pas vraiment y aller; enfin je redoutais le harcèlement, la saleté, la foule, tous les travers du sous-continent dont j’avais pu mesurer, d’après la rumeur, la systématique portée. Mon parcours devait cette fois s’illustrer dans le nord, dans un espace compris entre le centre et l’extrême Est, Delhi et Calcutta. J’ai donc, pour atténuer mes craintes, choisi de continuer la route vers la Thaïlande, pays rationnel où les trains partent et arrivent à bonne heure. Cette issue de secours en perspective fut sans doute salutaire dans le ressenti global. J’ai pu faire mon chemin dans une léthargie toute pleine de la sagesse bouddhique qui imprégnât, il fut un temps, une large zone Est du pays. J’ai pu voir, au sens propre du terme, sans interférence de la volonté. Un espace de liberté s’est ouvert, d’où un voyeurisme décomplexé s’est déployé sans frein. Je n’occulterai aucun détail, ne verserai dans aucun angélisme, quelques soient mon empathie et mes sentiments réels. Je n’étais pas là-bas pour me faire mousser.
Comme je l’ai suggéré, la dernière chose à espérer d’un voyage en Inde est la rencontre d’un paradis exotique et tropical. Ce beau panorama, cet écrasement de la perspective se retrouve plus volontiers en Thaïlande où les touristes, moi compris, se ruent chaque année par troupeaux entiers. L’alchimie indienne ne se joue pas là. Hormis la trivialité sensuelle des corps, rien n’y est vraiment caché: saleté, misère, trous, déchets matériels et digestifs, tout est exposé, bien visible, dans une symphonie égoutière où la franchise, l’honnêteté des formes inspirent le plus haut respect. N’attendez aucun racolage de ce peuple fier et méditant: « tu as voulu venir, c’est ton affaire, je médite, ferme-la et fais pareil », semblent nous susurrer ces pèlerins lunaires, les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles, que seules les contraintes de la survie semblent parfois extraire de leur torpeur. Je grossis le trait; il s’agit de visions, de tentative de synthétisation par l’esprit d’un atavisme possible. Henri Michaux en a déjà dit beaucoup.
L’extraordinaire costume féminin, dont le voile coloré laisse discrètement paraitre une noire chevelure de soie, et dévolu aux femmes d’extractions les plus diverses, donne le sentiment d’un peuple dont le pèlerinage n’a jamais pris fin, et qui peut-être conçoit simplement la vie comme un voyage. Je ne développerai pas outre mesure l’idée selon laquelle on retrouve là-bas ce que fut le moyen-âge ou l’antiquité dans nos contrées: cela a déjà été fait, et relève de l’évidence sensible, dans tous ses aspects fascinants et répugnants; omniprésence du religieux, polytheisme, superstition, saleté, brutalité des rapports, etc. Mais aussi survie, présence de la mort, désolation, obscurantisme, absence de sécurité publique et sociale, et division en ordres intangibles, ou castes évidemment, celles-ci restant néanmoins opaques au voyageur novice.
Sans verser dans un spiritualisme corrompu, rien ne serait plus tentant que d’adhérer à une conception guénonienne (de René Guénon); cette antériorité historique à laquelle l’occidental ébaubi se trouve confronté serait à mettre en rapport avec une croyance en la métempsycose. Un ordre immuable, concentrique et hiérarchique régirait la société indienne, sous le nom de « Tradition », dont toutes les sociétés du monde seraient les descendantes plus ou moins fidèles (et souvent infidèles). Ainsi le voyageur moyen, occultant la question sociale, perçoit-il d’abord le chaos originel, le bruit, le vil, l’impur, l’excrément, et accède à l’extase quand il visite tel ou tel site, temple, palais, mausolée, ilots de paradis au milieu de l’enfer, pures manifestations de cet homo-hierarchicus décrit par l’indianiste Louis Dumont. Sites dont la portée esthétique intemporelle voire futuriste frappe les esprits, qu’il s’agisse d’art Moghol, Hindo-Moghol ou Hindouiste. Pensons au Taj Mahal, ou à Kajuraho, mélange troublant de bande dessinée érotique et de vaisseau spatial, bâti il y a mille ans. Mais ces extases peuvent aussi se trouver, en regard de l’inverse, dans le chaos, la puissante fourmilière de la rue indienne où les séquences d’irréalité, d’étrangeté onirique saisiront volontiers les témoins débarqués d’outre-monde. C’est face à un vertige, un abime que la vision est appelée à élargir son champ.
Hiérarchie donc, comme surplombée par une horizontalité polythéiste, où chaque individu est invité à faire le choix d’un dieu auquel se vouer, Shiva, Vishnu, Ganesh, Durga et tant d’autres. Ainsi le logiciel occidental d’opposition entre les contraires se trouve mis en échec. D’ailleurs l’Inde se fout bien de l’occident, et la musique que nos oreilles endurcies (par l’unilatérale vulgarité commune) perçoivent du transistor de l’indien moyen est un enchantement. Quel raffinement, quelle candeur dans ces mélopées célestes d’où une voix enfantine chante les amours de tel ou tel héros, tel ou tel dieu, dans une non séparation entre vie quotidienne et célébration enthousiaste.
Marcel Gauchet nous dit que le monothéisme crée la subjectivation, la linéarité de l’histoire, l’égalité progressive des conditions et enfin son auto-dissolution. L’Inde, tel qu’on la perçoit, serait donc le contre-modèle parfait à ce système (Verticalité sociale, horizontalité céleste ?). Avec les effets pervers que les esprits modernes s’enorgueillissent à dénoncer platement: surpopulation, surpollution, etc. Le paradigme apocalyptique ne concerne pas cette contrée. Rivée à l’originaire, construite sur une sagesse intégrative, l’empilement infini est sa destinée. Non pas ça ou ça, mais ça ET ça. Quand bien même de sinistres accès de violence, liés à divers ressentiments historiques, viendraient tristement ternir ce canevas pluri-millénaire. Car l’Islam, et toutes les croyances, font aussi partie de son monde, et le conditionnent.
Finalement, rendre hommage à ce qui « n’est pas un pays charmant » (Jean-Claude Carrière) demande un renoncement à soi.