equanime
2024-01-25 20:46:37
; une chose que je sais depuis longtemps et que tu sais déjà, toi aussi, mais que tu as peut être préféré ne pas encore t'avouer. Je vais te révéler ce que je sais sur moi, sur toi et sur notre destin. Toi, Harry, tu as été un artiste et un penseur ; un homme débordant de gaité et de foi ; toujours à la recherche du sublime et de l'éternel ; ne se satisfaisant jamais de ce qui est joli et médiocre. Mais plus la vie t'a ouvert les yeux et fait prendre conscience de toi même, plus ta détresse a grandi. Progressivement, tu t'es enfoncé jusqu'au cou dans la souffrance, l'inquiétude et le désespoir. Tout ce que tu connaissais de beau et de sacré, tout ce que tu aimais et vénérais auparavant ; toute ton ancienne foi dans l'Homme et dans la grandeur de sa destinée ne t'ont été d'aucun secour. Tout cela a perdu sa valeur et s'est effondré. Ta foi n'a plus trouvé d'air pour respirer ; or la mort par asphixie est cruelle. Est-ce exact Harry? Est-ce là ton destin?
Tu avais en toi une vision de l'existence, une foi, une exigence. Tu étais prêt à t'engager, à souffrir, à faire des sacrifices. Mais petit à petit, tu as remarqué que le monde n'exigeait de ta part aucun engagement, aucun sacrifice, aucun attitude de ce genre. Tu l'as compris : l'existence n'est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois où l'on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster le café en tricottant des chaussettes, de jouer au tarot en écoutant la radio. Quant à celui qui est animé de désirs, qui porte en lui autre chose, la grandeur héroique et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c'est un fou et un Don Quichotte. [...]
Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui te satisfait si peu. Il t'exècre ; tu as pour lui une dimension de trop. Celui qui désire vivre aujourd'hui en se sentant pleinement heureux n'a pas le droit d'être comme toi ou moi. Celui qui réclame de la musique et non des mélodies de pacotille ; de la joie et non des plaisirs passagers ; de l'âme et non de l'argent ; un travail véritable et non une agitation perpétuelle ; des passions véritables et non des passe-temps amusants, n'est pas chez lui dans ce monde ravissant. [...]
Ce qu'on appelle dans les écoles "l'histoire universelle" et que l'on est obligé d'apprendre par coeur, avec tous ces héros, ces génies, ces exploits et ces sentiments pleins de grandeur, n'est qu'un mensonge inventé par les maitres, à des fins éducatives et pour occuper les enfants durant leur scolarité obligatoire. L'époque et le monde, l'argent et le pouvoir, appartiennent aux êtres médiocres et fades. Quant aux autres, aux êtres véritables, ils ne possèdent rien, si ce n'est la liberté de mourir. Il en fut ainsi tout le temps et il en sera ainsi pour toujours.