Kappelsgeist
2024-01-14 01:43:25
Ecoutez, il faut que vous m'aidiez. Je ne saurais trouver secours ailleurs. Mon père me croirait fou et ma mère m'enverrait manu militari chez le prêtre exorciste, il n'y a qu'à vous que je puisse me confier. Je vais essayer de vous retranscrire ce qui vient de m'arriver, je serai bref et j'omettrai bien des détails.
Depuis neuf heures, je me tape une migraine et une fièvre épouvantable. J'ai la tête martelée et ma pensée indistincte me vrille douloureusement la cervelle, je tiens à peine debout, j'ai le ventre qui me fermente. Alors je vais naturellement me coucher, mais à peine alité je sens qu'un type vient de rentrer dans ma chambre. Je me relève tout tremblant et je vois un type en face de mon plumard, comme je vous verrais si je sortais de votre écran. Je sens mes tempes férir mon crâne, ma vue se brouiller, mais lui, je le vois et le réalise parfaitement distinctement. Le pire, c'est que je ne m'effraie même pas! Sa présence me parait toute naturelle. Du reste, il n'a rien de spécialement étrange. Il est vêtu tout à fait sobrement, pantalon gris, pull à col roulé vert bouteille, et un manteau noir à longs pans jeté sur une épaule, à la hussarde. Moi, je comprends rien, je me demande plutôt si j'ai pas le délire, si la saloperie qui me massacre la cervelle ne me joue pas des hallucinations. Alors je me retourne dans mon plumard, en me disant que ça va passer, et puis voilà que ce type là, d'un coup, comme ça, il ouvre sa gueule et se met à me causer de la manière la plus affable qu'on puisse imaginer.
"- Comment vas-tu? Tu tiens ta maladie?"
Je me redresse et je le regarde parfaitement coi. Tout vrille et se floue, y'a que lui qui soit parfaitement net. La peur commence à m'effleurer la gorge.
"- T'as l'air dans un sale état, l'amant des nues. Faut dire, c'est pas étonnant que tu couves des choses pareilles. Avec ton train de vie! Tes passe-temps! Ca devait arriver!
- De quoi parles tu?, laissé-je échapper, Qui es-tu?
- Quand même, quand même ... toutes ces breloques romantiques ... tu les mâches, les remâches, les rumines et tu t'étonnes que ça te brûle l'estomac ... pourtant elles manquent pas d'aigreur, tu devrais le savoir mieux que personne.
- Qui est-tu, répété-je, que fais tu là?
- Mais enfin! Tu le sais! m'assène-t-il, tu le sais, voyons!
- J'ai le délire ...
- Non, non! Ne te recouche pas, adorable romantique! C'es très impoli! Assied-toi donc! Tu ne veux pas parler? Moi j'ai plein de choses à te raconter! Depuis le temps!"
Je me relève cette fois ci vivement. La pensée m'a quitté. Il n'y a que lui. Parfaitement net, presque brillant. Je sens un sourire amical s'échancrer sur sa face, il me regarde. De bons yeux noirs, de bons yeux noirs ...
"- Je ne vous connais pas, lui dis-je, et je vous saurai gré de ...
- Sais-tu à quoi j'ai employé ma soirée d'hier? Je me suis trouvé un jeu particulièrement plaisant. Je vais te l'expliquer. Tu sais comme nous sommes faits. A l'image de Dieu, tripartite, trinitaire. Un cerveau, une bite, et un coeur, et à chacun ses besoins, intarissables. Le cadet particulièrement! Res est arduissima vincere naturam! Moi vois-tu, je me suis demandé quel effet cela ferait si l'on en satisfaisait plusieurs dans le même temps.
Et j'ai trouvé! Je m'assieds, j'allume ma machine et je trouve rapidement de quoi contenter le Fils, ce qui n'est pas spécialement délicat en ce début du XXIème siècle. Son envoyée arrive à l'heure convenue, la somme est modique, la bête de vingt printemps valeureuse. Nulle besoin de paroles. Je dépose dans ma chaîne hi-fi, juste avant d'entamer l'affaire, un vieux disque du Tallis Scholar sur la musique sacrée de la Renaissance, et saute directement à la messe de Byrd, celle que t'affectionnes tant! Quant à la suite ... oh, volupté, volupté!
- Seigneur ...
Des doigts glacés me caressaient les épaules, le souffle me manquait. Rien, plus rien dans mon crâne. Juste l'effroi et lui, net, si net!
"-Quels plaisirs! Chaque mouvement accordé aux intonations sacrées, l'embrasement du corps à cinq voix, le séisme céleste vibrant jusque dans la chair! Et le baiser frisquet d'un printemps juvénile, montant à la tête dans l'air cristallin d'un accord parfait! Je me soumets amoureusement à la battue, le verbe coule de ma bouche en flots mielleux et pénètre, le corps brûle, brûle, incandescent! Do mi sol, l'accord est parfait! Kyrie, eleison! Le fils est crucifié, délice! il monte à l'origine! L'affaire est ardente, le corps s'énerve, il n'y a plus de remède! Et voilà la lance plantée au flanc du crucifié, le sang coule! Le sang coule à flots, Alléluia! Nous entrons au Ciel, le sang lave les névés d'Eve, Alléluia! L'étreinte de la perfection, milles larmes amères scintillent au firmament, Alléluia! J'entre au paradis comme Alexandre à Babylone! Alléulia! La victoire est mienne! Et les hurlements me portent en triomphe! Alléluia! Alléluia! Lapidem quaem aedeficantes reprobaverunt factus est caput anguli!
- Silence, hurlé-je brutalement, en proie à une rage démentielle, silence! Je sais! Je sais! Mieux que toi! Ton jeu, ta forfanterie, c'est moi qui l'ai inventée! C'est moi! Tu es mon hallucination, mon double, le vulgaire produit de ma fièvre! Tu n'es rien! Tu es moi! Moi! Arrière!
- Inventée ... et faite, non? demande-t-il, presque ingénument.
- Dieu non! Tu t'en délectes, foutrebâtard de hutin, mais moi, par Dieu, par Dieu je le jure, ce ne sont que les divagations de mon âme malade! Rien de plus! Je n'ai rien fait, bon sang, rien! Tu le sais! Ce n'est que ma maladie, rien, rien d'autre ...
- Et faite, non? répète-t-il, je veux dire, pas faite, mais c'est tout comme. Et puis réfléchis un peu! Tu es intelligent pourtant! Si je suis toi, si je me délecte de tes divagations, comme tu les appelles pudiquement, ce que tu t'en délectes aussi, non? C'est que ...
- Arrière! Seigneur, arrière! beuglé-je, terrifié.
- Charmantes expressions, tout à fait charmantes ..."
Un sourire se dessine sur son visage, j'écume de haine et de rage, et brutalement, inconsciemment, je lui balance mon livre de chevet à la figure. Je ne vois rien. Le livre gît au pied du mur opposé, et lui me regarde, avec son maudit sourire affable toujours fiché sur la gueule.
"- Si tu me jettes des livres à la figure, c'est qu'au fond, tu crois en moi, à mon existence réelle"
Il rehausse son manteau.
"- Mensonge. Ce que tu viens de me rebalancer à la gueule m'appartenait en propre, jamais quelqu'un n'aurait pu le savoir. Cette bagatelle n'a jamais quitté mon crâne, et si elle n'a jamais quitté mon crâne, c'est que ..."
Je m'interromps soudainement, comme si la honte de parler à une absurdité, qui jusque là ne m'avait même pas effleuré, venait de me saisir tout entier. Je me saisis la tête et entreprends activement d'arrêter de penser.
"-Eh, reste que tu crois pouvoir me ficher en miettes en me jetant des livres à la tête! Quand même! Quelles manières! Allons, calme toi. Parlons d'autre chose, puisque ta bagatelle t'es douloureuse. Mais t'en as d'autres! Tu sais, la biche aux pieds d'airain ...
- Je te défends, proféré-je
- Aux grands yeux noirs, de belladonne, comme gorgés de nuit! Quelle poétique oeuvre là dedans, dis-donc! La souffrance immense et éternelle, jurée à Dieu lui même! Par noblesse! Plus de ce siècle, l'ami! Une courbe, comme de fumée, s'élevant délicatement dans une nuit constellée de beautés. Elle se mouvait avec la beauté tranquille d'un astre. Tout était voilé par l'obscurité, il n'y avait que la lune, les étoiles et sa courbe. La Lune cristallisait son teint diaphane comme la nuit approfondissait l'abîme de ses yeux. Elle glissait dans le silence nocturne, céleste, céleste. Mais elle riait. C'était regrettable. Un rire clair et hautain, qui brisait éhontément le silence. Et pas que ça d'ailleurs. Je suis bien d'accord avec toi, pareille beauté ne devrait jamais connaître la joie, cela l'enlaidit."
"-Celle là et l'autre, les deux abîmes, un oeil dans chaque! Novalis quand penché à l'une, Dieu oublie son nom quand penché à l'autre! Les douleurs qui t'étreignent sont gracieuses, gracieuses et charmantes. Il est toutefois regrettable qu'elles ne sachent jamais quitter ta cervelle malade autrement qu'à la façon d'un torrent informe et brutal, charriant plus de boue que d'or!
- Ce sont là des tortures insupportables ... mais qu'es-tu bon sang, qu'es-tu? crié-je comme possédé.
- Non, tu est condamné à tout retenir, toute la boue, tout l'or. Et ceci pourrira. Toute ton âme pourrira, car elle ne sait s'épancher. Chacune des beautés, chacune des horreurs, chacune des douleurs qu'abrite ton crâne tombera en déliquescence, mêlées en une sale liqueur verdâtre qui suintera par chacune des pores de ton corps malade! Et tous te fuiront tant tu pueras, tant ton regard hâve attestera à chacun de l'infinité de tes rotures! Et tes petites beautés personnelles, tes petites breloques douceâtres, tes petites pièces romanticardes raportées ne rattraperont jamais l'étendue de ton crime!
- Il n'y a pas de crime hurlé-je Mensonge!
- Tu l'as fait! Ta bouche écume le sang! Tes yeux sont marqués de la lascivité trismégiste! Le sceau du péché est apposé sur ton front!
- Mensonge!
- Il ne sera ni pardon, ni expiation!"
La haine me brûle, tous mes muscles sont tendus à l'extrême, une douleur démente s'empare des mes membres. Ceci est mensonge! Mensonge!
"- Le châtiment sera éternel. Nul ne rachètera ton péché!"
Comment peut-on concevoir pareille cruauté! Mère de Dieu, ceci est un mensonge. Je ne peux faire une chose pareille!
"- L'espérance ne t'es plus commandée, car pour toi il n'en est plus guère"
Mère de Dieu, mère, mère, ceci est faux! Ceci n'est pas mon vice, il n'est rien de tel que j'aie jamais fait! Mère, je suis pur comme lorsque tu me mis au monde!
"- Dieu le Suzerain ne saurait accorder miséricorde à qui ne reconnaît plus son allégeance! Sache qui je suis, je suis ton sauveur, ta rédemption! Moi seul peut t'extraire de la juridiction de Dieu! Il te suffit de me jurer allégeance.
Non, non. Innocent! Innocent! Fais toi mon vassal! Mais ceci est mensonge! Sainte mère, pardonnez moi. Ceci est mensonge! Sauvez moi! Qui est responsable? Qui donc? Ce n'est pas moi, mère, pas moi! Aidez moi! C'est Dieu lui même, maman, c'est Dieu qui nous fit trois, lui qui nous déchire les chairs! Je ne suis que l'accomplissement de Sa volonté! Il est le meurtrier, maman, c'est lui, lui pas moi! Aidez moi, je vous en prie, je ne peux plus, aidez moi, aidez moi!
Aidez moi!