TintinAbbath
2023-10-06 02:33:16
Maintenant, il est bien vrai que, pour les yeux de l’intelligence, telle qu’elle est dans l’individu, soumise au service de la volonté, le monde ne se montre pas avec la même figure que lorsqu’il finit par se révéler au chercheur, qui reconnaît en lui la forme objective de la volonté unique et indivisible, à laquelle il se sent identique lui-même. Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya, dont parlent les Hindous ; ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des choses, qui est une ; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même. Il prend la joie pour une réalité, et la douleur pour une autre ; il voit en tel homme un bourreau et un meurtrier, en tel autre un patient et une victime ; il place le crime ici, et la souffrance ailleurs. Il voit celui-ci vivre dans la joie, l’abondance et les plaisirs, tandis qu’à la porte, celui-là meurt torturé par le besoin et le froid. Alors il demande : Où donc est l’équité ?
Et lui-même, dans cette ardeur de vouloir qui est sa substance et son être, se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa terreur. Il voit le mal, il voit la méchanceté dans le monde ; mais comme il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes, ou plutôt même opposées, et souvent il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance ; prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! - Ainsi, sur la mer courroucée, lorsque, écumeuse et hurlante, elle élève et engloutit des montagnes d’eau, le marin, sur son banc, se fie à son faible canot ; de même, au-milieu d’un océan de douleurs, s’assied paisible l’homme encore à l’état d’individu ; il s’abandonne et se fie au principe d’individuation, c’est-à-dire à l’aspect que les choses prennent pour les yeux de l’individu, l’aspect du phénomène. L’univers sans bornes, plein d’une inépuisable douleur, avec son passé infini, son avenir infini, cet univers ne lui est rien. Il n’y croit pas plus qu’à un conte. La personne, cette personne qui va s’évanouissant ; son existence présente, ce point sans étendue ; son plaisir du moment, voilà la seule réalité qui existe pour lui ; c’est pour sauver cela, qu’il fait tout, jusqu’au moment où une notion plus vraie des choses dessille ses yeux.
Jusque-là, il faut descendre dans les profondeurs dernières de sa conscience pour y trouver l’idée, bien obscurcie, que tout cela ne lui est point tant étranger, qu’entre le reste et lui il y a des liens dont le principe d’individuation ne saurait le débarrasser. Là est l’origine de ce sentiment, si irrésistible, si naturel à l’homme (et peut-être aussi aux plus intelligents des animaux), cette horreur qui nous saisit soudain quand, par quelque accident, nous nous trompons dans l’usage du principe d’individuation, et que le principe de raison suffisante, sous une quelconque de ses formes, semble souffrir une exception ; par exemple, si quelque changement paraît se produire sans cause, si l’on croit voir un mort qui revient, le passé ou le futur devenir présent, ce qui est loin se trouver près. Ce qui nous cause en ces occasions une si prodigieuse terreur, c’est que nous doutons tout à coup de ces formes qui sont les conditions de la connaissance du phénomène, et qui seules établissent une distinction entre notre individu et le reste du monde. Mais justement cette distinction n’est vraie que du phénomène et non de la chose en soi ; et c’est sur quoi repose l’existence d’une justice éternelle.
- En fait, tout bonheur temporel est bâti sur la même base ; toute sagesse humaine repose sur le même terrain, un terrain miné. La sagesse garantit la personne contre les coups du sort ; la bonne fortune lui apprête des jouissances ; mais la personne elle-même n’est qu’une apparence ; ce qui la fait paraître distincte des autres individus, à l’abri des douleurs qui les frappent, c’est cette forme de toute apparence, le principe d’individuation. La vérité et le fond des choses, c’est que chacun doit considérer comme siennes tout ce qu’il y a de douleurs dans l’univers, comme réelles toutes celles qui sont simplement possibles, tant qu’il porte en lui la ferme volonté de vivre, tant qu’il met toutes ses forces à affirmer la vie. Quand l’intelligence perce ce voile du principe d’individuation, alors elle juge mieux ce que vaut une vie heureuse sous la condition du temps, présent de la fortune ou récompense de l’habileté, et qui s’écoule au milieu d’une infinité d’existences douloureuses : le rêve d’un mendiant qui se croit roi ; mais le réveil viendra, et le dormeur éprouvera qu’entre les souffrances de sa vie réelle et lui il n’y avait que l’épaisseur d’une illusion.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, I. §63
TintinAbbath
2023-10-06 02:51:01
Le 06 octobre 2023 à 02:39:45 banniatoutjamai a écrit :
Le 06 octobre 2023 à 02:34:42 :
résumé?
Tout est Un, les variations des ressentis et les délimitations matérielles ou idéologiques ne sont qu'illusion. En gros
Ça c'est la base. Maintenant, Schopenhauer montre ici dans un premier temps que la fragmentation apparente du monde nous le fait voir abominablement injuste. Mais en même temps, cette perception illusoire, sans laquelle nous serions tous conscients de l'éternelle justice qui préside aux phénomènes, nous procure un paradoxal sentiment de sécurité. Nous nous en remettons à ce que notre intelligence nous fait voir : un monde bien ordonné d'après la loi de causalité, qui n'est que le produit de notre conscience, et au sein duquel tout a une raison d'être, alors qu'en soi l'existence du monde ne s'explique pas. La raison en est qu'en fait, bien que nous voyons une somme d'injustices, tout cela nous apparaît extérieur à nous, et ne semble pas nous concerner. Ainsi, chaque fois que quelque chose échappe à notre compréhension, c'est cette certitude que nous avons de n'avoir pas à nous occuper d'autre chose que de notre souffrance propre qui se retrouve menacée.