Naturelle271
2023-03-12 15:06:22
Pour les anglais on est des conservateurs : https://www.courrierinternational.com/article/vu-du-royaume-uni-pourquoi-le-woke-ne-passe-pas-en-france
L'article complet:
Quoi qu'on pense de ce concept âprement disputé, une chose est sûre : l'Hexagone est loin d'être aussi pénétré par le "wokisme" que le Royaume-Uni, écrit la chroniqueuse d'un quotidien conservateur britannique. Comparant le quotidien bien différent des deux côtés de la Manche, elle explique pourquoi la France continue à dire non au "woke".
Silence étonné à l'autre bout du fil. Je viens de demander à un ami avocat s'il n'avait pas peur d'être renvoyé de son cabinet après avoir couché avec une de ses collègues plus jeune (il a la trentaine). "Bah, non, bien sûr que non, me répond-il. Mais tu lui donnes quel âge ?"
Même son de cloche chez une directrice de la communication. "Nous sommes des adultes responsables, dit-elle. Je ne vais pas commencer à traiter mes équipes comme des bébés. Bien sûr que je désapprouve les mains baladeuses mais deux adultes consentants, c'est différent. Qui suis-je pour leur dire quoi que ce soit ? En plus, quand on est heureux dans sa vie personnelle, on fait mieux son travail."
Les services des ressources humaines, qui ont pris une place démesurée au Royaume-Uni, y trouveraient sans doute à redire. Les entreprises de l'autre côté de la Manche ont généralement des politiques de prévention ou de recommandation sur tous les sujets, que ce soit les relations amoureuses au bureau ou le langage inclusif. Dans tout le pays, les dirigeants d'entreprise - par peur de se voir cloué au pilori sur Twitter et avec l'espoir de séduire des clients plus jeunes - se sont convertis au wokisme et dépensent des millions en "cabinets de conseil", "sessions de prévention" et autres "référents" de la diversité qui surveillent la vie de bureau comme le lait sur le feu.
"La France a dix ans de retard sur le politiquement correct"
Le contraste avec la France est saisissant. Mon plus jeune frère (un végétarien aux cheveux longs d'une vingtaine d'années qui travaille dans une start-up parisienne) a été stupéfait quand, lors d'un récent dîner, des membres de la famille installés à Londres se sont mis à parler de leurs ateliers hebdomadaires sur l'inclusion et des e-mails quotidiens sur l'importance de la bienveillance au travail et du langage non genré. "Il n'y a rien de tout ça ici, s'étonne-t-il. Je n'ai jamais entendu personne parler de diversité au boulot."
À la place des séminaires sur l'inclusion, les patrons français accordent à leurs salariés près de six semaines de vacances par an et des tickets-restaurants pour prendre une très longue pause déjeuner.
La France a toujours été relativement imperméable aux changements de mentalités. Et le pays s'accroche à ses traditions, contrairement à la plupart des autres pays occidentaux, qui ont lâché plus vite. "Je pense que la France a à peu près dix ans de retard sur le monde anglophone dans tout ce qui concerne le politiquement correct, estime Stephen Clarke, auteur britannique installé à Paris. Il y a encore cinq ans, ils se moquaient des accents étrangers à la télévision, et il y a peu, ils pensaient que le véganisme relevait d'une pathologie mentale. Il leur faut beaucoup de temps pour intégrer ce genre de choses."
Scepticisme face à l'influence nord-américaine
Il y a de nombreuses raisons à cela. La première est ce refus très français de croire que la première idée à la mode venue des États-Unis pourrait présenter un intérêt pour l'exception française. Un autre est le refus délibéré des Français de prendre en compte la couleur de peau et une loi sur la laïcité indéboulonnable qui a des conséquences importantes sur le fonctionnement du pays.
Mais ne pas faire partie du monde anglophone leur permet aussi de suivre leur propre chemin. "La France n'échappe pas aux tendances culturelles américaines, de la réglementation sur le tabac et la fessée aux modes des cocktails, en passant par le hip-hop et la restauration rapide, explique Thomas Chatterton Williams, écrivain et critique culturel qui vit à Paris. "Pourtant, je pense que la culture traditionnelle française est plus homogène et sera plus difficile à déconstruire. Sur un plan linguistique, je ne crois pas que les pronoms non genrés vont être utilisés facilement du jour au lendemain, même dans les milieux privilégiés."
Globalement, le débat en France sur l'identité trans est bien moins houleux qu'au Royaume-Uni - et quand Brigitte Macron s'est exprimée avant Noël sur les pronoms non genrés ("Il y a deux pronoms : il et elle. La langue est si belle. Et deux pronoms, c'est bien"), ses commentaires ont été plus repris par la presse britannique que par les médias français. Personne ne demande aux candidats à une élection comment ils définissent une "femme", et, si les toilettes dans les restaurants sont toujours aussi répugnantes, elles ne sont pas encore parvenues au centre du débat public.
Le diktat des goûts et des opinions
C'est un peu la même attitude vis-à-vis du mouvement body positive. Il suffit d'entrer dans une boutique de vêtements pour s'apercevoir que les créateurs parisiens ont une bien piètre opinion des femmes qui dépassent le 42 (vous n'y trouverez que des pantalons moulants, des jupes étroites et des vestes riquiquis) "Je ne veux blesser personne mais ne comptez pas sur moi pour dire que c'est bien d'être gros, m'assure la directrice de la communication. Pour moi, tout ce mouvement en faveur de l'acceptation des corps est une imposture, et personne n'y croit vraiment."
Plus largement, les Français n'aiment pas trop qu'on leur dicte leurs goûts et leurs opinions. Comme l'écrivait le sociologue François Dubet dans une tribune dans Le Monde, un journal plutôt à gauche : "Comment penser que c'est à l'État de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ?"
Ils ont également tendance à moins se soucier de l'opinion des autres. Alors que les Britanniques auront à coeur de se tenir informé des changements de terminologie pour ne pas commettre d'impair.
Les Français n'ont que faire du politiquement correct et leur franchise décomplexée ne s'accorde guère avec nos appels à la bienveillance (comme tous ceux qui ont vécu en France, j'ai rapidement appris à ne jamais demander à un Français ce qu'il pensait de ma tenue, de ma nouvelle coiffure ou de mon petit ami si je n'étais pas prête à assumer la réponse). Les critiques acerbes de la merveilleuse Sylvie Grateau dans Emily in Paris en sont un autre exemple.
Des réseaux sociaux moins extrémistes
Et puis il y a les réseaux sociaux, qui sont non seulement moins envahissants mais aussi beaucoup moins extrémistes en français. "La saturation des réseaux sociaux par l'idéologie woke dans le monde anglo-saxon est une chose à ne pas sous-estimer, souligne Chatterton Williams. Les jeunes Français sont en général moins dans la remise en question du mode de vie qui les a précédés. Il n'y a pas cette volonté radicale de faire table rase du passé... La culture française est ancienne et solide, contrairement à notre culture, relativement récente, et nombre de jeunes en sont conscients."
S'il y a bien entendu des exceptions, les universités ne sont pas encore au coeur du débat sur la liberté d'expression. Il y a - et je parle en général - également plus d'harmonie entre les générations, les jeunes vivent plus longtemps chez leurs parents et s'arrangent pour ne pas habiter trop loin quand ils quittent le nid familial.
"Au Royaume-Uni, il y a toujours des gamins de 18 ans qui essaient de m'apprendre la vie, alors que ça n'arrive jamais en France, dit Clarke. Les jeunes Français se comportent comme des ados, ils fument et s'amusent beaucoup, mais une fois qu'ils ont quitté la fac, ils font exactement comme leurs parents."
Et c'est là l'explication fondamentale. Même s'ils ont le coeur à gauche et qu'ils descendent bruyamment dans la rue, les Français sont très conservateurs - et les grèves cherchent presque toutes à maintenir le statu quo plutôt qu'à transformer le pays ou le conduire sur une nouvelle voie. Quoi que vous pensiez du wokisme, il est difficile de nier qu'il exige de repenser radicalement l'ordre établi. Sauf que lorsque l'université est quasiment gratuite, que le système de santé fonctionne, que les trains sont à l'heure, que les factures d'énergie sont gérables et que les jours de congés sont nombreux, il est difficile de vouloir la révolution.