Au5
2023-02-08 09:08:47
Ce samedi 16 mai 2020, après deux mois passés sous cloche, la France se déconfine progressivement. Rentrée la veille de chez ses parents, Romane, 21 ans, décide de convier quelques amis chez elle, à Lyon (Rhône). Ils sont moins d’une dizaine ce soir-là, pour la plupart inscrits comme elle en BTS optique, serrés dans le petit appartement de l’étudiante. On joue aux cartes, on bavarde, avec un peu de musique en fond sonore…
Il n’est pas encore minuit quand la sonnerie de l’appartement retentit avec insistance. Romane a alors à peine le temps d’ouvrir la porte que ses amis l’entendent hurler « t’es fou » ! Puis la voient reculer, avant de s’effondrer, et se vider de son sang, derrière la table. Un individu, couteau à la main, s’avance dans la pièce, menaçant. « Il avait le regard vide », se souvient l’ami de Romane qui parviendra à le mettre en fuite, en brandissant un siège de bar.
L’homme en question, vite reconnu par le colocataire de Romane, c’est Benjamin C., le voisin du dessus. Dans les minutes qui suivent, les policiers sont chez lui. Il leur explique alors le plus calmement du monde avoir poignardé sa voisine en raison du bruit, avoir essuyé et rangé son couteau avant de se réinstaller devant son ordinateur pour terminer… une partie de Scrabble en ligne. « Comment va-t-elle ? » s’enquiert-il même, d’un ton égal.
Il dit avoir simplement voulu « faire peur »
Transportée dans un état critique à l’hôpital, touchée à une artère, Romane luttera deux jours avant de succomber. Elle aura été emportée par un unique coup de couteau, mais porté avec une telle violence que l’arme est entrée jusqu’à la garde. Jugé pour meurtre, Benjamin C. entend pourtant « contester l’intention homicide », détaille son avocate Me Léa Forest. « Il s’est approché mais ne s’est pas rendu compte qu’il avait blessé quelqu’un », explique-t-elle - une version qu’il avait déjà développée durant l’enquête, expliquant avoir seulement voulu « faire peur », et mettant en avant ses problèmes de vue.
Une explication qui n’a guère convaincu la juge d’instruction, mais qui n’a rien d’anecdotique au vu de la biographie et la personnalité de l’accusé, 41 ans aujourd’hui. Né en Corée du Nord de parents inconnus, atteint d’une grave déficience visuelle, Benjamin C. a été adopté à l’âge de 6 ans et élevé dans une fratrie de cinq en région lyonnaise. Un enfant « facile », dira sa mère, toujours calme, joyeux, poli.
Aucun autre voisin n’a rapporté de tapage ce soir-là
Élève brillant en dépit de son handicap, plusieurs fois major de promotion, Benjamin C. avait été embauché à l’issue de son stage comme contrôleur de gestion au sein d’une entreprise où il donnait pleinement satisfaction depuis quinze ans. Très discret sur sa vie, voire introverti, sa vie sociale se résumait au Scrabble et aux échecs, deux activités qu’il pratiquait en club, là encore, avec une certaine excellence. Et sans jamais s’énerver.
Comment donc expliquer un tel coup de folie ? Si Benjamin C. a expliqué avoir été « excédé » par le bruit, aucun voisin de Romane n’a rapporté de tapage ce soir-là, ni même les autres soirs… Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il venait se plaindre, et ce bien avant que Romane n’emménage en dessous.
Lui-même propriétaire, il avait multiplié les courriers au syndic, exigeant que le bail de sa voisine soit résilié, proposant même une indemnisation financière pour accélérer le processus. L’enquête va également révéler qu’il avait appelé quatre fois le 17 dans les trois derniers mois, dont le soir même, à peine deux heures avant les faits. Mais aucun équipage ne s’était déplacé, faut d’effectifs suffisants.
« L’horreur de ce dossier, c’est qu’il n’y a rien à expliquer »
Un expert ayant mené une reconstitution sonore a en tout cas jugé que la musique, ce soir-là, était, dans la pire configuration, seulement « perceptible » depuis le salon de l’accusé… Du fait de son handicap, et par effet de compensation, Benjamin C. a mécaniquement développé ses autres sens, dont l’ouïe. Son supérieur hiérarchique s’est ainsi souvenu qu’il pouvait être agacé par une simple « mouche » volant dans la pièce, ou « le bourdonnement des abeilles ». Mais les médecins ont écarté le diagnostic d’hyperacousie, cette pathologie qui se caractérise par une tolérance au bruit anormalement basse.
Six mois plus tôt, Benjamin C. avait également aspergé de gaz lacrymogène deux personnes dans la rue, expliquant se sentir « menacé ». Ceux-ci s’en étaient tenus à une main courante après des excuses. « Individu malvoyant qui ne jouit pas de toutes ses facultés mentales », avaient toutefois noté les policiers. Les experts psy n’ont pourtant pas noté de maladie psychiatrique, mais une pathologie relationnelle et un passage à l’acte lié à une « expulsion massive de tensions internes ».
La famille de Romane, anéantie par cette disparition aussi brutale qu’irrationnelle, n’attend en tout cas rien du procès. « L’horreur de ce dossier, c’est qu’il n’y a rien à expliquer », résume leur avocat Me Jean-François Jullien. Avec son confrère Me Christophe Trabbia, il assistera également les amis de Romane présents ce soir-là. « L’une continue de bloquer sa porte chaque soir avec une chaise, d’autres ne supportent plus la vue et l’odeur du sang, ne mangent plus de viande, tous ont dévissé leur sonnerie d’appartement… Ils ont conscience qu’ils auraient pu mourir ce soir-là. » Benjamin C. encourt trente ans de prison. Verdict jeudi.
https://www.leparisien.fr/faits-divers/juge-pour-avoir-tue-sa-voisine-qui-le-derangeait-pendant-une-partie-de-scrabble-06-02-2023-NRY7JRENMVFKPBOOEF24JJR6AA.php