Tqlhk
2022-11-29 23:47:45
Quelques réflexions sans grande prétention que je partage avec vous ce soir.
Le Coran est un texte abscons, ou suivant la formule, un texte sans contexte. Dans ses versets, il n'indique presque jamais le lieu et le temps de la scène, les personnages et antécédents de l'action, rien du contexte n'est jamais donné. Sans toujours comprendre leur nature, on passe ainsi d’une polémique ou d'une intrigue à une autre et on ressent parfois quelque difficulté à appréhender le texte. Le style allusif du Coran est l'un des plus grands obstacles à sa compréhension, car il faut nécessairement suppléer un sous-texte pour le lire. Or, rien ne garantit l'authenticité du sous-texte produit par la tradition islamique.
De cela, les savants musulmans en ont d'ailleurs grandement conscience. Il y a un genre exégétique spécifiquement utilisé à cette intention : celui des causes de la révélation (asbâb al-nuzûl), ou des circonstances de production des versets. Je dis production, car je me situe dans une optique historique ; et dans une optique historique, le Coran est le fruit d'un processus de production humain (et il est, à ce titre, sujet à l'erreur, mais c'est un autre sujet). Si donc, il a fallu disserter sans fin sur les circonstances en lesquelles des versets furent produits, c'est précisément parce que le Coran ne les fournit pas. Dans la mesure où la tradition islamique pose de sérieux problèmes d'authenticité, nous nous retrouvons bien souvent avec un texte produit par on ne sait qui, dans des circonstances qu'on ignore, pour une fin qui ne nous paraît pas clairement.
Liée à ce problème est la question de la chronologie du texte. Si les musulmans s'accordent assez généralement pour diviser le Coran entre période mecquoise et période médinoise, il n'y a aucune unanimité pour déterminer la qualité mecquoise ou médinoise de bien des passages. Plusieurs listes chronologiques des sourates furent proposées au cours de l'histoire de l'islam ; pas une ne s'accorde avec l'autre. Dans la mesure où l'ordre chronologique n'est pas assuré (ni, à vrai dire, le principe même d'une lecture chronologique), la lecture du Coran pose de sérieux problèmes pour comprendre son contexte d'apparition.
Je signale par ailleurs que nous ignorons encore aujourd'hui la raison d'être de la division du Coran en sourates. Tout le monde sait que le Coran comporte différentes sourates, que l'on traduit bien volontiers par chapitre. Que la sourate soit chapitre, c'est-à-dire subdivision textuelle, cela ne pose pas de difficulté particulière. Mais quelle est la raison d'être de ces subdivisions ? En général, ce qui motive la division en chapitres, c'est la thématique abordée, les circonstances de rédaction, le genre littéraire. Pour les sourates, c'est difficilement le cas pour toutes : les genres littéraires les plus divers s'y côtoient, les versets mecquois sont mélangés avec les versets médinois, les sujets les plus variés sont abordés les uns à la suite des autres, les circonstances d'apparition des versets d'une seule et même sourate sont le plus souvent des plus différentes, etc.
Une remarque de fond, maintenant. Il y a plusieurs mots dans le Coran dont le sens nous échappe complètement. Il y a le cas des mots arabes connus, mais dont l'on ignore le sens en lequel ils sont pris, et le cas de mots dits "étranges" (sans parler des mots non-arabes) et qui furent l'objet d'une analyse serrée, mais pas toujours pertinente, de la part des savants musulmans. Il y a un genre exégétique bien connu que l'on nomme gharîb al-qur'ân, "l'étrange du Coran" ; il désigne l’étude de la signification des mots obscurs du Coran. Plusieurs traités furent écrits sur le sujet, et ils tendent tous à montrer que le sens de bien des passages posait déjà problème pour les savants musulmans qui furent, comme on le sait, les premiers à appréhender le Coran.
Cela nous mène évidemment à questionner la valeur de l'exégèse islamique. En réalité, nous avons des éléments objectifs qui montrent que le Coran n'était pas plus intelligible pour les premiers savants musulmans que pour nous. Il y a eu une rupture entre la communauté ayant produit le texte coranique et la communauté qui le reçut quelques 150 ans plus tard. Par contrecoup, cette rupture impacte l'historien qui doit travailler à la contourner, d'une manière ou d'une autre, à partir de matériaux, soit lacunaires, soit d'une valeur douteuse.
Conclusion : on ne s'étonnera pas de l'absence de consensus, dans le monde académique, sur des questions aussi basiques que la nature originelle du texte, son contexte d’apparition, le rôle qui fut le sien dans ce contexte indéterminé, son ou ses auteurs, le lien que le corpus entretient avec le (ou des) prophète, la langue et l’écriture originelle du texte, la manière, le lieu et la date en laquelle il fut compilé, ou produit, la nature des matériaux préexistants qu’il suppose ou encore le processus de canonisation qui fut le sien. Tout cela est toujours objet de rudes discussions de la part de spécialistes ; j'ai en tout cas bon espoir que nous puissions y voir plus clair d'ici quelques décennies.
Tqlhk
2022-11-29 23:48:37
Dans la mesure où je touche aussi quelque peu à la critique textuelle et à l'histoire de transmission du texte, aussi bien orale que scripturaire, je compte ajouter quelques remarques personnelles. Il y a un nombre incalculable de variantes coraniques qu’il faut absolument prendre en compte si l’on veut, un jour, procéder à une édition critique du texte. Il va de soi que le label « authentique » ne vaut rien pour l’historien ; le qualificatif « canonique » semble bien plus pertinent pour désigner les systèmes de lectures retenus par la tradition islamique (les fameuses qirâ'ât). Or, ne faudrait-il pas également faire l'histoire de ces qirâ'ât, c'est-à-dire établir rationnellement, à partir d'une lecture critique des sources, la manière elles ont été formées, transmises et sélectionnées ? Ne faudrait-il pas examiner la tradition manuscrite la plus ancienne afin d'établir l'histoire ancienne de transmission du Coran ?
Pour le lecteur musulman qui, en toute bonne foi, s'interroge sur le sujet, je l'invite à lire et méditer ce sujet écrit il y a plus d'un an :
https://www.jeuxvideo.com/forums/42-3005597-66178247-1-0-1-0-a-propos-d-une-exegese-de-tabari.htm