leszitounes2
2022-10-18 14:41:55
Ce n'est pas pour leurs spécialités culinaires que je m'y rends, bien que la recette des épinards à la crème m'a intrigué quelques mois durant, ils sont trop bons pour être vrais et je sais bien qu'ils ne sont pas cuisinés, je suspecte un ajout de sucre.
Si j'accepte de passer une heure par semaine dans cette cantine c'est avant tout une question de divertissement, s'y apprête une variété humaine sans pareille, je plonge et me perds dans cet océan de diversité.
A ma gauche un homme à la barbe décennale, il arbore un gilet sale et un pantalon en velours côtelé et troué, il ne regarde pas son assiette mais droit devant lui pourtant il mange comme si son dernier repas datait du jour de l'an (nous sommes en octobre). Dans son humilité se révèle une splendeur, j'aimerais rien qu'un instant lire dans ses pensées, je ferais tout pour savoir ce qu'il s'y passe mais je ne le dérangerais pas, l'observateur se doit de respecter l'artiste et je ne compte pas l'influencer dans son oeuvre.
A ma droite un groupe de travailleurs du bâtiment, ils sont en pause déjeuner. Malgré leurs cernes et derrière les soucis de santé qu'elles cachent ils se tiennent droit, corps imposants, épaules relâchées. L'un d'eux à un tatouage en forme d'étoile à coté de la nuque, les traits du dessin ne sont plus très nets, ils sont même flous, cela fait trois fois qu'il est allé se resservir une assiette remplie de frites, je ne comprends pas son engouement pour ces vulgaires patates même pas assaisonnées, elles sont fades, je le sais, je les ai moi-même essayées. Toutefois, assis là, une certaine plénitude se dégage de leurs mines fatiguées comme si ils étaient ici au bon endroit au bon moment, du plaisir simple.
Devant moi je découvre les invités d'honneur, une famille au sens large du terme, celui qui ressemble au père n'a apparemment pas eu de conséquence sur les traits de visage des marmots qui tels des bombes à retardements peuvent à tout moment changer la tournure du spectacle. Le plus jeune d'entre eux n'est pas attablé, il est posé sur une chaise haute, je sens en lui une rage incommensurable, ça ne fait seulement quelques minutes qu'il n'est plus au centre de l'attention pourtant il a toute la mienne. Son petit visage se congestionne, il rougit, ses yeux se gorgent, ça y'est. Le père l'ignore tandis que la mère s'approche de l'enfant, elle lui demande ce qui ne va pas mais il hurle, il continue de crier à l'aide mais personne ne le comprend, peut-être qu'il a peur, peut-être qu'on ne lui a jamais dit non, peut-être qu'on ne lui a jamais expliqué que ses caprices à la fois futiles et bruyants n'arrangent jamais rien. Ce qui fait office de figure maternelle finit par abandonner en déployant de sa main gauche un facepalm, j'y distingue ses joues rubicondes, son autre main se trouve sous la table, elle serre le poing.
C'est dans ces moments où l'adversité semble vaine que l'absurdité de la vie se fait ressentir, je ne me prive pas de lui jeter un regard compatissant, elle me rend alors un sourire un peu peiné, sans doute qu'elle en a besoin, sans doute que j'en ai envie. Je n'ai en réalité que très peu d'empathie pour elle mais j'en éprouve encore moins pour sa progéniture braillante, les deux sont liées pourtant celle sur le déclin vaut mieux que l'autre, puisse t'elle un jour se rendre compte de son erreur.
Mon repas terminé, je m'assure à chaque fois de de laisser une table propre et une chaise bien rangée, sur mon plateau j'empile l'assiette du plat et celle du fromage, joins les couverts, l'étui en papier de ces derniers se retrouve à droite avec le ticket de caisse. Je ne veux surtout pas rajouter de travail à la femme de ménage, en vérité je tiens à ces employés, je les chouchoute, je laisse toujours la monnaie aux caissières et parfois avant de partir je félicite un cuisinier au hasard pour son dur labeur. Il ne faudrait surtout pas qu'ils se démoralisent et démissionnent car sans eux rien n'est possible.
Je me dirige alors vers la sortie, je pousse la porte et respire un grand coup, la faim assouvie et les yeux pleins d'étoiles.
