Cette ville de Québec, autrefois la plus importante de l'Amérique, le point à partir duquel la France dominait les États jusqu'aux Grands Lacs du Nord — elle qui jadis baignait dans un romantisme sauvage inspiré par les Indiens —, fait l'effet à présent d'une aimable sous-préfecture française. D'un seul coup, on oublie qu'on est en Amérique. Les gens ici ne sont pas en proie à la même précipitation agaçante, ils sont polis et comme ravis lorsqu'un étranger leur adresse la parole en français. Pour la première fois depuis des semaines, j'ai de nouveau entendu ici de vrais rires, francs et naturels ; pour la première fois j'ai ressenti à nouveau dans les ruelles étroites quelque chose qui s'apparentait au bien-être. En bas, le port a beau avoir déjà été envahi par les tapageuses affiches anglaises, les constructions en brique américaines bon marché peuvent se mettre en avant (sans sacrifier un cent à la beauté) — les gens les ignorent. On entend parler exclusivement français dans les rues, et aussi en rase campagne jusque loin vers l'est.
Comment ne pas éprouver de l'estime devant cette admirable ténacité avec laquelle quelques milliers de Français défendent leur langue depuis maintenant environ cent cinquante ans ? Sans aucun doute, six millions d'Allemands, si ce n'est plus, ont été aspirés par l'Amérique et n'ont laissé pratiquement aucune trace ; il n'est pas une seule ville, une seule province où ils aient su sauver leur langue. Et là, ces quelques milliers de Français, sans renfort venu de leur pays d'origine, sans le soutien de quiconque, ont préservé leur idiome et leurs coutumes. Voilà bien un des plus curieux tours de force de cette race prétendument si décadente, exemple presque unique dans l'Histoire moderne.
Une promenade à travers la ville livre quelques explications. De droite et de gauche, on rencontre des religieuses et des prêtres. Ce sont eux qui ont, au fond, maintenu la résistance. Rien n'a autant protégé les races latines — les Français au Canada, les États espagnols d'Amérique centrale faibles et délabrés — d'un amalgame avec le caractère anglais que l'attitude de refus sèche adoptée par le catholicisme, uni a toujours vu dans les Anglais des hérétiques et des ennemis héréditaires. Si le protestantisme allemand se fondit rapidement dans l'Église libre américaine et si la plupart des pasteurs très vite abandonnèrent dans leurs prêches l'allemand au profit de l'anglais, les prêtres, eux, ont dans leurs écoles donné aux enfants une éducations française et catholique. Omnia instaurare in Christo, telle est la devise des journaux français ici (ils ont d'ailleurs gardé également leur particularité nationale, alors que la presse allemande singe avec le plus grand empressement les méthodes des reporters américains). L'intransigeance du catholicisme mais aussi le nombre élevé d'enfants chez les Français du Canada — phénomène bien connu et sans cesse cité en exemple en France, sans pour autant être imité — ont édifié dans ce pays un rempart qui est un véritable monument à la gloire d'une énergie nationale comme il n'en existe de nos jours aucun autre.
A vrai dire, ce combat héroïque contre une suprématie illimitée semble désormais toucher à sa fin. Montréal est déjà perdu pour les Français en raison de la rapidité avec laquelle afflue une population étrangère. Cette ville, dont le développement a été gigantesque au cours des dernières décennies, est au centre d'une invasion européenne croissante d'année en année. Et c'est précisément le côté cosmopolite de ces masses qui impose l'utilisation d'une langue commune — l'anglais bien sûr. Toute personne raisonnable devrait conseiller à ces Français de mettre un terme à leur résistance (rendue d'autant plus obstinée par le danger actuel), mais la déraison est ici si merveilleusement héroïque que l'on a une seule envie : encourager ces descendants des hardis aventuriers. Ils partagent aujourd'hui, cent cinquante ans plus tard, le sort des Indiens qu'ils furent les premiers à expulser de leurs foyers, les chassant des forêts sacrées pour les refouler dans les steppes jusqu'à ce qu'ils fussent broyés, dissous dans des nations étrangères, dispersés, brisés. Maintenant, c'est à leur tour de devoir, poussés par les occupants du pays, abandonner une culture (sans aucun doute supérieure), celle de la France, pour entrer dans la sphère américaine. Il faudrait, si l'on voulait les sauver de l'oubli, la venue d'un poète qui, à la manière de Cooper, décrivant la fin des Mohicans, ferait connaître aux générations futures ce douloureux changement, l'héroïsme secret de cet ultime repli. Leur destin fut de n'être qu'un épisode. Avec eux se ferme un volume de l'Histoire et un autre s'ouvre, consacré à la puissance de ce gigantesque État canadien, dont peut-être les prochaines décennies rempliront déjà une page. »