Les boomers ont hérité de la France dans le contexte d'une parenthèse enchantée. Cinquante ans sans guerre ni famine, cela n'était jamais arrivé dans l'histoire de notre nation. Rien ! Le pays s'est ruiné alors que c'était pourtant la période la plus heureuse de son histoire. Ensuite, il faut faire des comparaisons internationales. En 1970, la France caracolait avec les Etats scandinaves et germaniques en tête des puissances européennes ; aujourd'hui, elle se retrouve avec les pays méditerranéens. Le déficit de notre balance commerciale atteint le total monstrueux de 100 milliards de dollars. La France ne sait même plus produire. Or ce déficit se fait principalement avec nos partenaires européens. Quand on se compare avec des pays similaires au nôtre, nous avons dégringolé. Il faut tout de même se dire qu'il y a des personnes responsables de ce déclin. Longtemps, j'ai raisonné en fonction des acteurs habituels du jeu républicain, les partis politiques, les syndicats, les catégories socio-professionnelles... Mais il y a un acteur qu'on ne remarque pas tout de suite : la génération. Nous avons subi le fait générationnel sans en avoir conscience.
Il y a eu un renversement des générations. Quand ma mère, qui avait huit enfants, a vieilli, il a fallu que nous soyons là pour elle. Elle n'avait jamais exercé de travail salarié et n'aurait pas pu vivre sans nous. A l'époque, la pire chose qui pouvait arriver à des vieux, c'était de ne pas avoir d'enfants pour les aider. Aujourd'hui, dans des situations équivalentes, ce sont les grands-parents qui aident les jeunes. Le flux s'est inversé. Mais c'est en France que l'effort a été le plus conséquent pour les seniors. En Allemagne, le salaire moyen est de 16 % supérieur à la pension moyenne. Chez nous, les retraités sont désormais mieux traités que les actifs. Au niveau des revenus, les 60-69 ans arrivent en tête, avec 2 276 euros mensuels, soit 34 % de plus que les 20-29 ans. Mais ce n'est pas tout. Dans trois quarts des cas, les retraités sont propriétaires, ce qui fait qu'ils n'ont pas à payer de loyer. Et ils ont beaucoup plus d'épargne que les actifs. Les moins de 30 ans ne possèdent à peu près rien, 7 200 euros, et les 30-39 ans guère plus, avec 47 000 euros. Les 40-49 ans ne sont encore qu'à 132 000. La rupture intervient après la cinquantaine : 203 000 euros entre 50 et 59 ans, 211 000 de 60 à 69 ans et l'on redescend à 148 000 pour les plus âgés. Ajoutons que les retraités ont beaucoup moins de charges. Il y a donc eu un transfert de la richesse vers les plus âgés. Il y a trois fois plus de pauvres chez les moins de 30 ans que chez les plus de 70 ans.
Les classes sociales existent, bien sûr. Mais on a nié le rôle prépondérant des générations. Quand, après la première vague du Covid j'ai publié une tribune dans Le Monde pour m'indigner du fait qu'on demandait aux jeunes de se sacrifier pour les boomers, les réactions furent générationnelles. Des sexagénaires de gauche, qui ont pourtant une conscience sociale, étaient furieux. Les jeunes, eux, m'ont remercié. La génération est une réalité. Il y a des gens très riches et d'autres très pauvres au sein d'une même classe d'âge, mais il y a bien un état d'esprit boomer partagé.
Ce nouvel état d'esprit a éclaté au moment de Mai 68. Mais les jeunes de l'époque ont simplement exprimé une évolution des mentalités en cours dans le pays. Pour de Gaulle, il fallait mettre les Français au service de la France. Les boomers ont au contraire estimé qu'il fallait mettre la France au service des Français.
La parenthèse anhistorique, celle des "enfants gâtés" de l'Histoire que sont les boomers, a en effet concerné beaucoup de pays. Mais en l'absence de grande menace, le patriotisme s'étiole. L'augmentation des conditions de vie induit un égocentrisme et une distanciation vis-à-vis du collectif. La France a été plus abîmée par les boomers parce qu'elle partait de plus haut.
Les boomers sont partis à la retraite à 60 ans. Au début des années 1950, c'était encore un cap effrayant car vous saviez qu'il vous restait très peu d'années à vivre et qu'elles seraient à la charge de vos enfants. Aujourd'hui, la retraite, ce sont de longues vacances. Les boomers sexagénaires et septuagénaires en ont fait la période la plus heureuse de leur vie. Mais ils n'ont pas vu qu'après, il y avait le cinquième âge.
L'une des caractéristiques de l'esprit boomer, c'est l'individualisme et l'instantanéité. De Gaulle était obsédé par l'avenir de la France. Mais pour les boomers, ce qui compte, c'est maintenant. On a donc vécu sous le règne de la procrastination. Rien n'a été prévu pour ce qui était pourtant inévitable. Quand 800 000 bébés naissent en 1948, on peut s'attendre à ce que 80 ans plus tard, vous ayez de nombreux vieillards. Mais on a privilégié le chacun pour soi en refilant les vieux au secteur privé. Comme l'a montré le scandale des Ehpad révélé par Les Fossoyeurs (Fayard), cela nous revient en pleine figure.
Comment peut-on imaginer pouvoir maintenir ce système social ? Il a été conçu pour une espérance de vie ne dépassant guère les soixante ans, ainsi que pour une forte natalité avec un taux de fécondité qui atteignait les trois enfants par femme. Aujourd'hui, nous vivons jusqu'à 80-90 ans, avec un taux de fécondité tombé à 1,8 enfant par femme. Il est évident qu'il faut tout reconstruire. Aucune société au monde n'a connu un tel vieillissement. Dans le monde d'avant, les enfants du baby-boom seraient morts à 60 ans. Mais là, ils ont vingt ans de plus. Croire qu'on va pouvoir continuer sans réforme en profondeur, c'est une chimère.