MardukInstitute
2022-02-08 23:44:59
Tous les sièges, à l’exception des nôtres, sont vacants. La salle, exiguë et délabrée, est la plus petite du plus petit cinéma de la ville. Son sol est jonché d’emballages de confiseries, de préservatifs usagés et de bouteilles d’alcool à moitié sifflées. On y diffuse les métrages auxquels personne ne prête attention, les bizarreries slovaques, les délires expérimentaux argentins, les comédies noires roumaines. Il s’agit moins d’un lieu de contemplation filmique que d’un repère idéal pour des amants interlopes ou des âmes en peine.
À l’écran, je nous (re)vois.
Cette nuit, la chaleur humide s’appesantit sur nos épaules. La route traversée est obscure, sinueuse, fracturée. Il s’agit là d’un sentier typique de ceux qui mènent aux villages reculées, ceux de la périphérie oubliée. J’occupe la place du mort. Je cherche les contours de sa silhouette. Ses bras fins et pourtant tendus, la fermeté avec laquelle elle tient le volant, son souffle lourd... Autant d’éléments qui trahissent une anxiété. Elle cherche la moindre lueur, peut-être une constellation de lampadaires, signes d’une civilisation proche. Je lui propose de mettre de la musique. Elle hoche la tête sans trop y songer.
« Tu me diras où tu habites, pour que je t’y dépose, me dit-elle, d’une voix tremblante. »
J’y suis. Ce n’est pas l’obscurité qui l’effraie, c’est l’anticipation de cette baise qu’elle attend depuis le début de la soirée. L’adrénaline lui ronge les viscères. Elle est tiraillée, l’âme écartelée entre excitation et horreur. Elle redoute la vulnérabilité inhérente à la nudité des corps, ce dévoilement de la chair, cette emboîtement des sexes, cette fatalité répétée de la séparation post-coïtale. Le scénario est déjà écrit. Une fois arrivés en bas de mon immeuble, je lui proposerai de venir boire un verre chez moi. Elle feindra la stupeur, l’hésitation, puis elle acceptera. Une fois le seuil de la porte franchi, dans un élan appuyé, je me retournerai vers elle, je la serrerai contre moi et bientôt, ce seront nos lèvres qui iront cueillir la saveur jusqu’alors inconnue de nos premiers baisers.
« Te prend pas la tête, j’sais que ça te fera faire un détour. Dépose-moi pas loin, ai-je répondu. »
Il me fallait refuser. Cela n’a pas de sens. Ce n’est pas le bon timing. Et survint le silence. Il porte malheur de bavarder lors de tels trajets.
Le moteur gronde. Rendue à peine visible par la portée limitée des phares, une masse grisâtres se profile au bout de la voie. Un chien ? Un coup de volant à droite, elle dévie. On se heurte aux ténèbres. Les lambeaux de verres filent, se multiplient et s’effondrent. Le véhicule semble suspendu dans les airs. Les secondes s’étirent et, sous le torrent des débris, futurs vestiges de cette romance inassouvie, et tandis que se joue le vacarme du fracas, je m’octroie le privilège de la regarder, une dernière fois. La lumière sillonne ses contours et inonde ses iris. Quelle beauté...
Fondu au noir. Générique.