ilmedemande
2021-11-16 11:35:57
- « ‘Alors... Mais dans ce cas précise-le avant que des gens perdent leur temps...’ » s'agaça Kœrby.
En face, l'homme ne disait rien et regardait ses chaussures, prostré. Le métier avait été harassant, les conditions de travail à faire pâlir n'importe quel naturaliste boursouflé de bons sentiments socialistes, mais il était très bien payé. Pourtant, il n'avait pas hésité un seul instant à l'annonce du concours. Son patron l'avait vertement sermonné, lui rappelant qu’il ne retrouverait pas de sitôt un autre poste de chaudronnier aussi accommodant. De qui se moquait-il ? Qu’est-ce que le travail de nuit et les poumons en feu avaient d’attrayant ? Seulement deux semaines avant, un collègue dont il ignorait jusqu’au visage avait vu le contenu d’une cuve lui fondre dessus. « Accident collatéral », tu parles ! Il était temps de faire le grand saut, de casser les chaînes de l’usine. Le concours de karting proposé par l’excentrique nouveau châtelain était l’opportunité rêvée. Un million d’euros pour qui le battrait. Eÿter ne le connaissait pas. Il savait qu’une cour entourait ce mystérieux « monsieur Kœrby ». Il avait obtenu l’information de la tenue du concours par l’un de ses amis d’enfance, courtisan depuis toujours et qui avait intégré le cercle proche de l’organisateur du concours.
« Oulah ! » hurla Kœrby. Un silence de mort régnait dans le château, ancienne demeure de l’illustre famille Bourgoin de Jallieu. « Oulah ! répéta-t-il, la face déformée par la colère. Qu'est-ce que tu n'as pas dit là ? ». Le maître des lieux avait attrapé le col du pauvre et l'avait attiré à quelques centimètres de son visage. « Qu'est-ce que tu n'as pas dit ? »
Les premières courses s’étaient pourtant très bien passées et Eÿter avait accumulé un certain nombre de points, au point qu’il semblait presque pouvoir toucher du doigts le million d’euros qui le mettrait enfin à l’abri de l’usine. Quelques heures auparavant, assis sur son kart, il avait discuté avec l’un de ses concurrents. Les deux étaient alors en nage. Le goût salé de la sueur lui avait rappelé un instant l’usine, envers laquelle il avait éprouvé une nostalgie aussi soudaine que douloureuse. « Je n’ai pas souvenir de d’avoir déjà vu ici, lui avait lancé Straillecœur.
- Parce que toi ça fait longtemps que tu connais les lieux ?
- Je suis arrivé en même temps que monsieur Kœrby ! avait claironné Straillecœur avec une fierté évidente. On travaille ensemble dorénavant.
- C’est-à-dire ?
- Disons que je fais un peu le service d’ordre. »
Il avait dit cela en le regardant droit dans les yeux. « Je n’ai pas souvenir de d’avoir déjà vu ici », lui avait-il de nouveau lancé. Autour d’eux, les autres concurrents avaient cessé leur conversation. « On m’a dit qu’on pouvait gagner une belle somme d’argent, alors je suis venu glissa Eÿter.
- Et si tu gagnes, tu restes avec nous ? demanda Straillecœur d’une voix glaçante.
- Comment ça ?
- C’est une communauté, ici. Si tu gagnes, tu restes avec nous ? »
Eÿter avait alors eut l’impression que la température avait encore grimpée. L’ambiance était étouffante. « Je n’avais pas compris qu’il y avait un impératif communautaire, bafouilla-t-il. C’est une belle idée qu’un concours communautaire, mais dans ce cas-là précise-le avant que des gens perdent leur temps, non ? »
Le maître des lieux souffla un grand coup, comme pour réfléchir. Les sourcils froncés révélaient qu’il pesait le pour et le contre, qu’il dessinait une carte mentale des implications d’une telle annonce. « Donc ce qui signifie... » Les poings de Kœrby se serrèrent et, d'un grand coup, il envoya valser le contenu du bureau. « Oulah ! » siffla-t-il.
La tête rentrée dans les épaules, les yeux écarquillés, Eÿter regarda autour de lui, quand son regard fut attiré par un bruit de chaînes dans la pièce d’à-côté, dont la porte était à peine entrouverte. D’un signe de la tête, Kœrby fit signe à Straillecœur d’aller la ferme. Eÿter eut à peine le temps d’y apercevoir une paire d’yeux, jaunes et perçants.
« Ça, je n'apprécie pas ce que tu as dit. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu viens dans mon château, mais ce n’est pas un simple concours donc pour toi c’est une perte de temps ?
- Mais je n’étais pas au courant ! s’exclama Eÿter. Et de quel droit me retenez-vous ici ? »
Il se débattait, mais les liens qui lui retenaient étaient solidement attachés. Il se mit à crier. Le maître des lieux semblait être passé à autre chose. Straillecœur lui murmura quelque chose à l’oreille. Kœrby claqua des doigts.
« Allez… allez, bähn ! Alors là, c’est le bähn ! ».
A ces mots, Straillecœur ouvrit grand la porte. La paire d’yeux était dans la pièce et regardait Eÿter. Il hurla et essayait de reculer avec ses pieds, mais deux hommes le tenaient fermement et le poussait. Lorsqu’ils le jetèrent dans la pièce, Eÿter crut intercepter un éclair de pitié dans le regard de Straillecœur. Il essaya de se relever, mais la porte se referma dans un grand bruit, pendant que, de l’autre côté, Kœrby prenait ses sbires à témoin : « Non mais incroyable… »
Le silence se fit. La paire d’yeux jaune s’avança, au milieu des sanglots d’Eÿter. Parvenus à la lumière, les yeux jaunes s’entourèrent d’une gueule effrayante. Devant lui, un fauve gris anthracite se dressait, menaçant. Quand la bête se jeta sur lui, il n’eut pas le temps de crier. Simplement de penser, une dernière fois, à la fournaise de l’usine.
Se pourléchant les babines maculées de sang, le fauve se blottissait désormais contre Kœrby. L’air distrait, le maître du château des Bourgoin de Jallieu lui grattait le dos. Il poussa un soupir de contentement. « C’est bien ma Kökott, c’est bien ». Il éteignit la lumière et alla se coucher, tandis que Straillecœur, les yeux fixés sur le tas d’os, sentit poindre en lui un sentiment nouveau, comme un air de révolte.