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La longue marche des avocats issus de la diversité
Par Stéphanie Marteau et Louisa Ben (Photos)
Par Stéphanie Marteau et Louisa Ben (Photos)
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Le 20 octobre 2021 à 03h00 - Mis à jour le 25 octobre 2021 à 14h38.
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FRAGMENTS DE FRANCE A parcours et CV égaux avec leurs confrères venus de milieux plus aisés, ces jeunes juristes ont beaucoup de mal à intégrer les grands cabinets parisiens. Et quand ils y parviennent, on leur reproche souvent de ne pas maîtriser les codes.
Lecture 10 min.
L’avocat Yassine Yakouti se souvient de l’année où il a décidé de se présenter à la conférence du stage. Ce concours d’éloquence très sélect, vieux de deux cents ans, transforme douze jeunes avocats anonymes en rockstars du palais pendant un an. A peine a-t-il été élu secrétaire de la « conf » que, comme le veut la tradition, les gros dossiers criminels lui ont été attribués, le bâtonnier lui faisait la bise. Un monde s’est alors ouvert à lui.
100 « Fragments de France »
A six mois de l’élection présidentielle, Le Monde brosse un portrait inédit du pays. 100 journalistes et 100 photographes ont sillonné le terrain en septembre pour dépeindre la France d’aujourd’hui. Un tableau nuancé, tendre parfois, dur souvent, loin des préjugés toujours. Ces 100 reportages sont à retrouver dans un grand format numérique.
Il a découvert que les gens bien nés commandent une planche de fromages quand ils prennent un verre en terrasse, qu’ils « ne portent pas certaines marques de chemises », chères mais jugées de mauvais goût, mais, éventuellement, en août, à Paris, des espadrilles… Des manières, des usages que l’avocat qui a grandi à Antony (Hauts-de-Seine) dans un milieu ouvrier, 29 ans à l’époque, ne maîtrisait pas. Aujourd’hui associé et à la tête de son cabinet, Yassine Yakouti défend des syndicats, les salariés espionnés d’Ikea, le rappeur Kaaris après une altercation avec son rival Booba à l’aéroport d’Orly et quelques sommités du banditisme parisien…
« J’ai tout fait pour être là, je me suis donné les moyens de mes ambitions », confie sans ciller le pénaliste de 40 ans aux traits enfantins. Soit de longues études de droit à l’université Paris-Saclay, jonglant entre une spécialisation en fiscalité et droit des affaires et des petits boulots de chauffeur-livreur, un double cursus en école de commerce puis une année aux Etats-Unis, avant d’intégrer un grand cabinet anglo-saxon. Une voie royale pour le droit des affaires que ce fan de Jacques Vergès, le défenseur de Klaus Barbie et de Carlos, a pourtant choisi de quitter pour faire du droit pénal.
L’avocat valenciennois Kamel Derouiche, 29 ans, collaborateur au cabinet de Yassine Yakouti, à Paris, le 27 septembre 2021.
L’avocat valenciennois Kamel Derouiche, 29 ans, collaborateur au cabinet de Yassine Yakouti, à Paris, le 27 septembre 2021.
Sa réussite se lit sur une image. Sur le cliché immortalisant les 42 élus au conseil de l’ordre du barreau de Paris pour l’exercice 2021-2022, alignés en robes noires autour du bâtonnier Olivier Cousi, sur un bel escalier de pierre, on ne dénombre que deux visages issus des minorités visibles. Les sourires du binôme Clarisse Jurin et Yassine Yacouti ne trahissent ni malaise ni étonnement.
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Cette photo monochrome ou presque du conseil de l’ordre du barreau de Paris prouve combien l’intégration de jeunes avocats issus de la diversité est compliquée. Elle justifie à elle seule de porter un regard sur ces blocages, alors que le métier est très attractif et que son éthique professionnelle devrait le prémunir de toute discrimination. Or, dans le milieu, où la question de l’égalité homme-femme est récemment devenue une préoccupation, le sujet de la mixité sociale et ethnique reste, lui, encore tabou.
« Dans un corporatisme entretenu et identitaire, le discours comme les codes de la profession trahissent une forme de résistance à accueillir de nouveaux entrants », explique Kami Haeri, associé chez Quinn Emanuel et auteur, il y a quatre ans, d’un rapport sur « L’avenir de la profession d’avocat » pour le ministère de la justice.
« On a parfois l’impression d’entrer dans un autre monde », explique l’avocat Georges Milolo, 26 ans. D’origine congolaise et arrivé enfant à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), diplômé des facultés de Nanterre, de Dauphine et de Paris-II, il cumule cinq années d’études de droit. Avant d’arriver en stage chez Skadden, filiale française d’un cabinet new-yorkais installée à deux cents mètres de l’Elysée, où l’inclusivité est érigée en pilier managérial, il est passé par des petites structures réputées spécialisées dans son domaine, la lutte antiblanchiment et la conformité bancaire. Il ne s’y est pas toujours senti à l’aise.
« On ne m’a pas reproché “un accent de banlieue”, mais “un phrasé très dur”. J’ai réussi à adopter une diction plus bourgeoise. On m’a alors fait remarquer que mon costume était mal taillé », un jeune avocat
« Dans notre milieu, il faut ressembler aux gens avec lesquels on travaille, observe le jeune homme. Il faut donner le sentiment d’appartenance. C’est dur d’être dans le small talk [échange de banalités] qui crée la reconnaissance, quand l’associé est fou de randonnée ou de rugby et qu’on fait du foot… Les loisirs, c’est un vrai marqueur de classe. » L’un de ses copains voulait qu’ils s’inscrivent au tennis dans un club privé, comme un ponte du cabinet où tous deux faisaient leur stage. Finalement, ils ne sont pas allés au bout de cette idée.
Manifestement de plus en plus nombreux, les jeunes avocats qui ont grandi dans une cité et rêvent d’intégrer le barreau de Paris pourraient décrypter pendant des heures la manière dont le tamisage s’opère. « On ne m’a pas reproché “un accent de banlieue”, mais “un phrasé très dur”, confie l’un d’eux. J’ai réussi à adopter une diction plus bourgeoise. On m’a alors fait remarquer – en rigolant, bien sûr – que mon costume était mal taillé. C’était celui de mon frère. »
L’avocat Georges Milolo, 26 ans, en stage chez Skadden, filiale française d’un cabinet new-yorkais installée à deux cents mètres de l’Elysée, à Paris, le 28 septembre 2021.
L’avocat Georges Milolo, 26 ans, en stage chez Skadden, filiale française d’un cabinet new-yorkais installée à deux cents mètres de l’Elysée, à Paris, le 28 septembre 2021.
Certains, pour des raisons religieuses ou culturelles, ne boivent pas d’alcool, mais se sentent obligés de prendre une coupe de champagne lors des fêtes du cabinet. « Sinon ce manque d’art de vivre nous catalogue comme musulmans », lance un jeune avocat. Beaucoup dénoncent un racisme qui s’habille de paternalisme et s’exprime dans un langage feutré.
« On est dans un milieu où les gens sont policés, le racisme n’est pas frontal », raconte le pénaliste Serge Money, 46 ans, ex-rappeur d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Ce musicien, qui a reçu un disque d’or en 1999, s’est reconverti dans le droit et travaille à son compte, avenue de la Grande-Armée, dans le 16e arrondissement de Paris. « On me dit souvent : “Ça fait plaisir que quelqu’un comme toi y soit arrivé”, le “comme toi” faisant référence à “Noir”, “Africain”. Dans la profession, on parle de moi en disant “le Black”. Ce n’est pas méchant. C’est suffisant », dit en souriant celui qui figure parmi les défenseurs des parties civiles dans le procès des attentats du 13-Novembre.
Lors d’un stage au cabinet Racine, un stagiaire d’origine africaine se souvient ainsi qu’on l’a longtemps confondu avec l’autre employé noir du bureau. Chez Mayer Brown, un certain Karim s’est vu épingler un badge au nom de « Kamel ». Rien de brutal, juste des détails qui stigmatisent. « On ne dira jamais d’un blond à particule qu’il est “ambitieux”, note Kami Haeri. En revanche, si vous vous appelez Aziz et que vous cherchez à exister, c’est suspect… »
« Faire poker face »
Au fil de ses expériences chez des avocats parisiens, le Valenciennois Kamel Derouiche, 29 ans, petit-fils de mineur et diplômé de la faculté de Nanterre, a vite compris qu’il lui faudrait être « irréprochable » sur le comportement. « Tout est passé au crible des origines. Un jour, j’ai tutoyé par mégarde une associée. J’ai été convoqué et un responsable m’a dit : “Vous manquez de savoir-vivre, vous vous êtes mis tout seul dans la case de l’“arabe insolent”, rumine-t-il encore. A force de prendre sur moi quand on me reléguait à des tâches subalternes, j’ai fait des insomnies. J’étais totalement stressé à force de “faire poker face” ».
Désormais collaborateur de Yassine Yakouti, l’ex-étudiant boursier positive : « J’ai beaucoup appris sur les compétences relationnelles. J’ai compris qu’il y avait une manière de gérer les conflits, une méthode passive-agressive, très différente de la manière frontale en vigueur dans mon milieu. J’ai découvert une violence froide, civilisée, faite de sous-entendus. J’ai ensuite compris que c’était une façon de permettre au groupe de continuer à travailler ensemble malgré les conflits. »
« Je leur ai dit de me rappeler s’ils ne trouvaient personne, et je suis allé arracher toutes les affiches qu’ils avaient posées à la fac pour recruter. Ils m’ont rappelé… », Seydi Ba, avocat, 26 ans
A ces résistances s’ajoute un contexte professionnel en tension dans la capitale. Le barreau de Paris, en pleine expansion et qui compte déjà 32 000 membres (soit plus de la moitié des avocats de France), accueille plus de 2000 nouveaux diplômés chaque année, pour seulement 600 postes de collaborateurs. Autant dire que, dans une profession à forte dimension dynastique, les places sont chères. Et ce, dès l’entrée à la faculté de droit et la recherche des premiers stages, obligatoires pour intégrer les bons masters.
« Qui décroche les stages, en 2e année ? Les enfants de clients du cabinet, ou de gens à qui on veut rendre un service », reconnaît un ténor parisien. Au barreau de Paris, le mythe méritocratique a vécu, le réseau est roi. « Il y a, c’est vrai, une forme de tribalisme dans les cabinets parisiens : on garde les places pour les siens, tellement c’est concurrentiel », avoue un autre avocat bien installé.
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« Chez August Debouzy, j’étais le seul à avoir gagné ma place ! », se souvient Seydi Ba, 26 ans, fils d’un agent de sécurité. Vainqueur du concours Eloquentia en 2017, auquel assistent chaque année des associés du cabinet, le jeune homme d’origine sénégalaise, qui a grandi à Montargis et étudié à Assas, a exercé sa verve lors d’un premier stage dans le temple du droit des affaires. Malgré cette expérience, il a dû ruser, par la suite, pour intégrer un autre cabinet. « Quand j’étais en deuxième année de licence, j’ai postulé dans un cabinet d’avocats généralistes, raconte-t-il. On ne m’a pas retenu, je manquais d’expérience. Mais je leur ai dit de me rappeler s’ils ne trouvaient personne, et je suis allé arracher toutes les affiches qu’ils avaient posées à la fac pour recruter. Ils m’ont rappelé. »
L’avocat Seydi Ba, 26 ans, à Paris, le 29 septembre 2021.
L’avocat Seydi Ba, 26 ans, à Paris, le 29 septembre 2021.
Dans nombre de cabinets, les CV sont filtrés sans pitié. Chez les stars du secteur, tout ce qui n’est pas au minimum estampillé la Sorbonne, Assas ou Sciences Po part à la corbeille, les étudiants de banlieue parisienne ou de province, inscrits dans des universités moins cotées, ou qui n’ont pas eu les moyens de se former à l’étranger, étant retoqués d’office. Car « les parcours, aujourd’hui, sont des parcours de champions olympiques, reconnaît un associé quinquagénaire. Pour intégrer les grands cabinets, il faut avoir fait un peu de charity en Inde et un stage chez le leader américain du droit international ».
Major de promo à la fac de Sceaux, Bahie Soukouna, 25 ans, pressent qu’en dépit de ses efforts, elle n’intégrera jamais les lieux de ses rêves, ces prestigieux cabinets parisiens consacrés à la défense pénale. Elle a grandi à Fleury-Mérogis (Essonne), dans une famille polygame d’origine malienne de 18 enfants, et elle s’apprête à prêter serment. « J’ai passé mon BAFA (brevet d’animateur en accueil collectif de mineurs) à 17 ans. Je travaillais tous les étés pendant que d’autres partaient à l’étranger, avec Erasmus, ou faisaient des stages de langue, des prépas pour des écoles de commerce… Plus les étudiants de ma promo étoffaient leurs CV avec des formations supplémentaires, plus j’expurgeais le mien. Tu veux apparaître comme juriste, mais, sur ton CV, il y a animatrice de MJC… »
L’avocate Bahie Soukouna, en stage au tribunal judiciaire de Nanterre, le 29 septembre 2021.
L’avocate Bahie Soukouna, en stage au tribunal judiciaire de Nanterre, le 29 septembre 2021.
Une fois inscrits au barreau, près d’un tiers des jeunes avocats, toutes origines confondues, quittent la profession dans les cinq premières années, usés, selon le Conseil national du barreau. Une grande partie des jeunes juristes issus de quartiers populaires qui n’ont pas réussi à décrocher de collaboration dans des cabinets parisiens se replient sur des structures établies dans les barreaux de banlieue. D’autres, de plus en plus nombreux, préfèrent se mettre à leur compte sitôt leur serment prêté, pour éviter de faire face au recrutement impitoyable et potentiellement décevant des grands cabinets.
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C’est le cas de Serge Money : « Le fait de m’être tout de suite inscrit à mon compte m’a épargné le regard des associés d’un cabinet. J’ai de plus en plus de confrères noirs à Paris, on se rapproche les uns des autres », raconte-t-il. Bahie Soukouna envisage aussi de faire ses premières armes dans l’Essonne, à défaut de trouver une place dans l’une de ces places fortes que sont les cabinets de la capitale. Elle considère que le monde dont elle vient, son quartier, son parcours seraient pourtant des atouts plus que des faiblesses aux yeux des clients d’un grand cabinet : « Je sais à quel point une garde à vue peut être violente, à quel point la détention est éprouvante, mes frères y sont allés. Et moi, j’habite toujours Fleury-Mérogis. La nuit, j’entends les détenus parler de fenêtre à fenêtre. »
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Et pour 2022 ?
Seydi Ba votera Mélenchon, « le seul crédible à gauche ». Il pense qu’il est le seul capable de faire face à Zemmour et à Marine Le Pen.
Kamel Derrouiche choisira la personne qui ne se focalisera pas sur les questions identitaires et d’immigration, et votera « plutôt à gauche ». Il se dit aussi déçu par la politique sur l’égalité des chances, qui était l’un des thèmes de campagne d’Emmanuel Macron, pour lequel il n’avait pas voté.
Bahie Soukana votera. Plutôt à gauche ou écologiste. « En banlieue, on vit beaucoup la bétonisation, donc, c’est prioritaire. »
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