J'ai pensé aussi qu'on ne s'accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu'à la condition d'oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n'autorise plus; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l'occasion; qu'à défaut d'oubli on en vient à devoir s'en fabriquer au moyen d'ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d'usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d'automne; de tout ce qui fut.
On nous dit, les fanatiques de l'aliénation nous disent, que c'est ainsi, tout change et l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, etc. On voit pourtant que ce n'est plus selon le cours des générations; que nous le subissons abasourdis comme une guerre totale qui fait passer sur nous ses voies express, qui nous tient en haleine de toutes ses dévastations.
Aussi ils ironisent, comme d'hallucinations, si l'on évoque le goût des choses autrefois: ce ne serait qu'un effet, bien compréhensible, du vieillissement qui nimberait ainsi notre jeunesse enfuie. Mais il y a là un problème de simple logique: admettons que le regret exagère la saveur des tomates d'alors, encore fallait-il qu'elles en aient quelque peu; qui se souviendra plus tard, s'il reste des habitants, de celles d'aujourd'hui ?
Prétendre à trouver des moments heureux, dans la condition où nous sommes, c'est s'abuser; c'est même se tromper, et c'est de toute façon ne pas les trouver. Chesterton, qui avait sous les yeux la machine du progrès en perfectionnement, en fut perspicace: «Il est vrai que le bonheur très vif ne se produit guère qu'en certains moments passagers, mais il n'est pas vrai que nous devions considérer ces moments comme passagers ou que nous devions en jouir simplement pour eux-mêmes. Agir ainsi, c'est rendre le bonheur rationnel et c'est, par conséquent, le détruire. »
Tel un Midas aux mille doigts la rationalité marchande afflige tout ce qu'elle touche et rien ne lui échappe. Ce qu'elle n'a pas supprimé et que l'on croit intact, c'est à la manière d'un habile taxidermiste; et le durcissement des rayons solaires est aussi pour les hommes qui vivraient toujours enfouis dans la forêt primitive, ils voient dans le ciel les sillages que laissent les vols intercontinentaux et la rumeur des tronçonneuses parvient à leurs oreilles.
J'en suis venu à cette conclusion qu'il faut renoncer : on s'enfonce sinon dans l'illusion qu'il demeurerait, en dépit de ce monde-ci, des joies simples et ingénues, et pourquoi pas des joies de centre commercial; c'est vouloir être heureux à tout prix, s'en persuader, s'accuser de ne pas l'être. C'est, par conséquent, ne rien comprendre à l'inquiétude, au chagrin, à la nervosité stérile qui partout nous poursuivent; c'est jouir de représentations, c'est se condamner à l'erreur d'être dans ces moments le spectateur satisfait de soi-même, de s'en faire des souvenirs à l'avance, de se faire photographier heureux.
Renoncer à cette imbécillité, ce n'est pas être malheureux; c'est ne pas se satisfaire des satisfactions permises; c'est perdre des mensonges et des humiliations, c'est devenir en fin de compte bien enragé c'est rencontrer sûrement des joies à quoi on ne pensait pas.