Eussoudore29
2021-10-20 18:28:49
La plupart de ceux qui pensent l'être sont empêtrés dans une illusion. Voici un passage de l'Idiot de Dostoïevski qui mérite un traitement à part et sur lequel je m'appuierai
" Il est des gens dont il est difficile de dire quelque chose qui les dépeigne entièrement d'un coup dans ce qu'ils ont de typique ; ce sont ceux que l'on appelle communément les gens ordinaires, la majorité, et qui, en effet, composent l'énorme majorité de notre société. Les écrivains, pour leurs romans ou leurs récits, choisissent de préférences des personnages types d'un milieu et les représentent d'une façon imagée et artistique, personnage que l'on rencontre fort rarement dans leur intégralité et qui, néanmoins, sont presque plus réels que dans la réalité même. "
Le constat est devenu parfaitement classique, et nous le connaissons tous : la plupart des gens se ressemblent tous, ne présentent aucun trait caractéristique, et il est beaucoup plus intéressant de traiter des originaux. Seulement, Dostoïevski pose un problème littéraire :
" Que doit faire le romancier avec les gens ordinaires, de l'espèce la plus commune, et comment les présenter au lecteur de façon un peu soit tant intéressant ? Il est impossible de les esquiver complètement dans un récit, parce que les gens ordinaires représentent, à chaque instant et pour la plupart, le maillon indispensable dans l'enchaînement des évènements quotidien ; en les laissant de côté, on détruirait donc la vraisemblance. "
En effet, nous ne pouvons pas nier l'existence de ces gens sans fantaisie. Mais comment les rendre intéressant, ceux qui le sont si peu, et qui ne s'entretiennent jamais avec nous des sujets passionnants ? Même sans être écrivain, la question se pose de savoir comment s'intéresser à ces gens ordinaires ? Cela semble être une nécessité pour Dostoïevski, par souci de réalisme, parce qu'ils font partie intégrante du réel. C'est appauvrir la réalité que d'évincer ces messieurs tout le monde, c'est se créer une bulle fantasque et hors-sol. Alors : comment rendre le banal intéressant ?
" A notre avis, l'auteur doit s'efforcer de trouver des nuances intéressantes et instructives même chez les gens ordinaires. "
Trouver la variation de nuance sur le thème de la routine, l'idée est louable. Mais poursuivons, parce que Dostoïevski en vient au cœur de son propos
" Lorsqu'il arrive, par exemple, que l'essence même de certaines personnes ordinaires consiste précisément en ce qu'elles ont d'invariablement et de constamment ordinaire ou, encore mieux, lorsque malgré tous leurs efforts pour sortir à n'importe quel prix de l'ornière de la routine et de la banalité, elles finissent tout de même par ne rester qu'une routine éternelle et immuable, alors ces personnages acquiert en un sens la qualité de types, en tant qu'être ordinaires qui ne veulent à aucun prix demeurer tels qu'ils sont, et qui cherchent coûte que coûte à devenir originaux et indépendants sans avoir la moindre disposition à l'indépendance. "
Donc, parmi tous les gens ordinaires, il s'en trouve certains qui se démarquent en ceci que, tout en se sachant quelconque, ils jouent les originaux, ils font semblant, tentent de se persuader qu'ils le sont. Ils userons de tout un tas de stratagème pour devenir originaux, ce qui n'adviendra jamais puisqu'ils ont une personnalité parfaitement quelconque.
Au sein de la masse banale, ce type de personne est légèrement plus intelligent que les autres. Ils savent, au fond, qu'ils sont quelconque, car autrement, ils ne s'efforceraient pas à se démarquer. Mais par la suite, croyant s'être démarqués par des actes joués et parfaitement insignifiants, ils se prendront pour des originaux, tout en doutant de leur originalité. C'est en ceci qu'ils sont ambigües. Les débunkers de complotistes, les backpackers, les filles très scolaires, les vulgarisateurs qui ne font que ça et les hipsters font partie des ces gens ordinaires-là, par exemple.
Ces personnes ont une instruction raisonnable, ils ont souvent fait des études, allant parfois jusqu'au master, ce ne sont pas des imbéciles. Seulement, ce ne sont pas des gens brillants : ils sont demi-habiles. Corrects mais sans éclat, doués mais sans talent, dotés d'une personnalité agréable mais sans fantaisie.
Mais il existe au moins un autre type de gens ordinaires : ceux qui sont moins intelligents, plus bornés. Ceux que prendront pour référence les premiers pour se croire originaux. Dostoïevski les dépeint de cette façon :
" Rien n'est plus facile à l'homme ordinaire borné que, par exemple, de se considérer comme un homme extraordinaire et original, et de s'en délecter sans aucune hésitation. Ainsi, il a suffi à quelques unes de nos demoiselles de se faire couper les cheveux, de se mettre des lunettes bleues et de se baptiser nihilistes pour se convaincre aussitôt qu'ayant chaussé des lunettes, elles ont sur-le-champ acquis des convictions personnelles. Il a suffi à d'aucuns d'éprouver tant soit peu au fond de leur cœur un sentiment universel et bon, pour être convaincus, séance tenante, que personne ne sentait comme eux et qu'ils se trouvaient à l'avant-garde de l'évolution universelle. D'autres encore, se contentent d'accepter de confiance quelque idée ou de lire une page d'une texte sans queue ni tète pour croire aussitôt que ce sont là leurs idées personnelles, issues de leur propres cerveau. "
Pour synthétiser, l'homme ordinaire borné un est imbécile, celui qui subit continuellement le biais de Dunning-Kruger
https://image.noelshack.com/fichiers/2021/42/3/1634745597-effet-dunning-kruger.pngen restant bloqué au seuil minimal de la connaissance, et jouissant ainsi d'une confiance immense. Contrairement à l'ordinaire intelligence, le borné n'a aucune espèce d'instruction, et il va plonger au hasard dans des théories qui lui plaisent
A ce titre, nous pouvons citer :
- Les kheys qui, sans lire quoi que ce soit, écrivent des topics avec suffisance dans lesquels ils nous exposent leurs idées confuses en étant persuadés d'être à la pointe de l'avancée théorique, alors qu'ils sont seulement sur le point de comprendre le déterminisme le plus vulgaire.
- Les femmes qui partagent des citations qu'elles ne comprennent pas, celles qui commentent sans comprendre davantage, car cela semble joli.
- Tout ce qui est relatif au new-age, aux sectes, aux développements personnels bas de gamme, qui ne consiste qu'à écouter, imiter.
- Les complotistes passifs
Bref, la liste n'est pas exhaustive, les gens ordinaires représentent beaucoup de monde. Quiconque a rencontré de pareilles personnes a du comprendre qu'il ne pouvait que les ignorer, car ils ne sont pas en état de douter d'eux-mêmes, ils sont parfaitement illuminés et inconscients de leur médiocrité.
Enfin, Dostoïevski présente un troisième type de gens quelconques, qui est celui des gens ordinaires, qui, tout en se sachant ordinaires, le savent et l'acceptent. Ce sont à mon sens les plus humbles et les plus intéressants. Ils ont conscience de leur condition, ils portent un regard réaliste sur eux-mêmes, et il faut là une force d'esprit que n'ont pas les aux autres types sus-cités.
A ce titre, il me vient l'image d'un chaudronnier m'ayant un jour pris en stop. Il se proclamait parfaitement ordinaire, il savait que sa vie était sans fantaisie, que sa personnalité ne se démarquait en rien, et c'était vrai, je n'allais pas le démentir. Mais pour cette clairvoyance, pour cette authenticité et cette humilité, j'ai immédiatement éprouvé un grand respect pour cet homme. Il fait partie de cette dernier type de gens ordinaire, le meilleur des trois.
Apprendre à différencier les gens quelconques, à trouver leurs petites particularités insignifiantes, ça donne de l'épaisseur au réel. Ces gens ne sont pas réductibles à une masse : chacun à son individualité propre, et c'est même pour cette raison qu'un si grand nombre de gens sans talent se croient extraordinaires : ils se comparent à plus médiocres qu'eux.