[REDPILL] La SÉRIE TV = Abrutissement de MASSE

Foulard_Rouge
2021-09-18 21:43:47

D’abord consommée à la télévision et selon une fréquence de feuilleton, la série est facturée pour que les téléspectateurs restent pendant la pub et reviennent d’une semaine sur l’autre. On place donc un suspens narratif avant chaque coupure pub et en fin d’épisode. Cela s’appelle un cliffhanger. Il s’agit d’accrocher le spectateur, comme le dealeur accroche son client.

Le toxicomane est le consommateur idéal : il revient toujours au point de vente. Dès la série paradigmatique 24 heures, un qualificatif s’impose dans les bouches conquises : addictif. La série télé des années 2000 est : addictive. Cette confidence tient de l’éloge et de l’aveu : y transpire l’ambivalence du consommateur, dont le bien-être dans une galerie commerciale s’altère du sentiment qu’il serait mieux à se balader en forêt.

Lorsque la série télé devient la série, étant désormais consommée sur internet, la métaphore de l’addiction est supplantée par le binge watching – sur le modèle du binge drinking. Lycéen, je m’enfile six shots de vodka à la suite, adulte, je m’enquille six épisodes de Homeland en une soirée. La discothèque s’ingénie à me faire boire et reboire, la série est conçue pour me faire manger et remanger. Il faut que toujours j’y revienne et surtout que j’y reste. Que je reste devant mon ordinateur, et qu’ainsi mon attention – ce pétrole du xxie siècle – soit continûment captée.

Il faut que l’ingestion d’un épisode crée le désir du suivant. Sa durée standard – de trente à cinquante minutes – est donc assez longue pour satisfaire et assez courte pour frustrer. Cette moitié de sucre donne envie d’un rab que déjà Netflix vous met sous le nez et ainsi un épisode suit un autre. En matière de performance commerciale, le dealeur de crack est supplanté : on n’obtient plus la reconduite des gestes de consommation, mais un flux continu de consommation.

Un moment d’une série ne vaut qu’en tant qu’il précède le suivant qui ne vaut qu’en tant qu’il précède le suivant, et ainsi de suite. Le flux sériel repose sur une promesse jamais vraiment tenue, et reconductible de n’être jamais tenue – sucre.

La scène-type de la série ne dépasse pas la minute, en sorte que si une scène m’ennuie, l’ennui ne dure qu’un temps – coup d’œil au texto reçu, réponse au texto – avant que la suivante me recharge en reprenant un des six fils narratifs que la série tisse.

En cela, la série légitime des années 2000–2010 n’est qu’un relookage de la série illégitime des années 1970–1980. Dans Dallas, j’ingère plus facilement un moment narrant le divorce de Bobby qui me lasse si je le sais suivi d’une scène qui reprendra où on l’avait laissée une combine machiavélique de JR. Dans Game of Thrones, la case Daenerys est une mauvaise minute à passer avant que la case Jon Snow soit réactivée – et l’archipel des peuples de Game of Thrones est comme une figuration de cette stratégie de captation par l’offre multiple.

Une scène n’est pas un moment mais un passage. Elle ne fait que passer, n’a vocation qu’à faire passer. C’est ainsi qu’on avale, comme des couleuvres, les invraisemblances au kilo. C’est énorme mais ça passe. Vite fait, comme dit mon neveu. T’as réussi ton devoir de maths ? Vite fait. T’as aimé cette série ? Vite fait. Je ne peux l’aimer que parce qu’elle passe vite. Si je m’arrêtais, tout m’apparaîtrait inepte. Mais là, ça passe en force, ça passe en flux. Comme un mets en pousse un autre, une énormité en pousse une autre. Un personnage meurt qu’aussitôt remplace un autre tué en saison 1 mais qu’un scénariste thaumaturge fait revenir en saison 2 d’un coup de clavier.

La forme série consacre le triomphe de l’arbitraire scénaristique. Ses réalisateurs sont interchangeables et indifférents, la continuité est assurée par l’équipe de scénaristes chaperonnée par un contremaître nommé showrunner (il fait courir le show).

Dans cette forme-passante, ce qui passe aussitôt s’oublie. Le fan d’une série est incapable d’en dire davantage que les chiffres de sa performance d’absorption – je me suis enfilé deux saisons ce week-end –, comme il ne reste parfois d’une soirée que le bilan fanfaron des deux bouteilles de gin sifflées à quatre.

La série demande aux yeux le minimum dont des yeux soient capables : être ouverts et le rester. L’attention requise est inattentive. Surtout ne pas regarder : on verrait qu’il n’y a rien à voir. Flottante, la caméra de série ne cadre pas, elle glisse. Elle assure le glissement.

La série réalise l’utopie capitaliste du flux lucratif. Time is money n’a jamais été aussi vrai. Il suffit que le temps coule pour que l’argent aussi – à flots.

La série est ergonomiquement conçue pour s’insérer dans la continuité du quotidien liquide de l’individu libéral métropolitain. Elle est le produit audiovisuel qu’il faut à son corps nerveux de travailleur digitalisé. Encore fébrile de sa journée algorithmée et de l’arrivage continu d’informations sur son smartphone en attendant la livraison de son bò bún par un sous-prolétaire soudanais, le producteur libéral est trop excité pour ne rien faire et trop crevé pour lancer un film dont les plans dépasseraient trente secondes – ainsi est le corps productif libéral : excité et épuisé.

La série lui fournit un compromis entre activité et non-activité, entre abrutissement décérébrant (une merde-à-la-télé) et effort cérébral (un livre), en même temps qu’un sas entre veille et sommeil. D’un œil semi-éteint, le corps libéral métropolitain regarde passer un épisode, deux, trois, et allez un quatrième mais cette fois dans son lit, d’abord relevé sur un coude puis carrément allongé, et maintenant il peut éteindre son Mac et plonger dans le sommeil qui rechargera sa force de travail-flux. La série a passé. Rien ne s’est passé.

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