I. Prolégomènes
I.a. Introduction
Déjà, je vous invite à uper le topic avant de lire pour le travail fourni, même si vous ne lisez pas tout. Si les topics comme ça bident, faut pas se plaindre de ne voir que des sujets tinder.
J'explique le but de ce topic : j'ai souvent fait des topics où je cherchais des kheys intéressés par la philosophie de l'esprit, pour discuter de si oui on non "on était notre cerveau". Et à chaque fois on me demande quels arguments m'ont convaincu du contraire, et j'ai la flemme d'écrire des pavés en réponse. Donc je me suis dit que j'allais faire un gros topic d'introduction sur le sujet. Je vais couvrir plein de sujets annexes comme le scientisme ou même l'hindouisme (oui, oui), et n'aborder que la surface des choses. Je vais essayer d'être le plus simple possible, et de ne pas rentrer dans les détails : donc ceux qui ont déjà creusé le sujet n'apprendront sûrement rien, mais pour la majorité des kheys cela sera sûrement une potentielle grosse redpill. En route !
I.b. Le scientisme
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il me faut rapidement adresser la question du scientisme, qui est une croyance très populaire en Occident. Le scientisme, c'est basiquement l'idée que "la science est le seul moyen valide d'acquérir des connaissances", et que la philosophie ne serait donc qu'un repère de mecs qui discutent en boucle et se touchent la nouille sans jamais rien démontrer ni apprendre. Des beaux parleurs, en somme.
Déjà, nous pouvons noter que le scientisme se réfute tout seul, cela veut dire que même s'il était vrai il serait faux et inconnaissable :
I) Thèse : La science est le seul moyen valide d'acquérir des connaissances
II) La thèse de la prémisse I) n'a pas été apprise par des moyens scientifiques
Conclusion : Donc selon la thèse de la prémisse I), on ne peut pas savoir I)
Bien sûr ce n'est qu'une réfutation primaire, on peut rentrer davantage dans le sujet pour démontrer qu'il est tout simplement impossible de faire de la science sans philosophie, car la science présuppose bon nombre de concepts qui ne sont pas empiriques mais philosophiques (plus exactement métaphysiques, comme les concepts de "cause", "d'effet", de "méthode", etc.). En fait, la philosophie est au début, et à la fin (pour l'interprétation) de toute démarche scientifique, car la rationalité englobe la méthode scientifique. Mais comme ce n'est pas un sujet sur le scientisme, je ne vais pas m'attarder davantage, et je renvoie ceux qui veulent creuser vers ces trois excellents liens (ils sont en anglais, pour les non-anglophones utilisez https://www.deepl.com/translator pour traduire, c'est mieux que Google Translate) :
I.c. Présentation du problème
Beaucoup de gens l'ignorent, mais contrairement à la croyance populaire que "l'on est notre cerveau", la question est loin d'être tranchée parmi les experts du sujet (neuroscientifiques comme philosophes de l'esprit, qui travaillent souvent main dans la main sur ce sujet). Bien sûr, la majorité est physicaliste
Donc soyons clairs : quel est le problème ?
Et bien, le problème sur lequel tout le monde s'affronte depuis des décennies, a été merveilleusement formulé par le philosophe David Chalmers, et nommé le "problème difficile de la conscience" (hard problem of consciousness).
Brêve présentation wikipedia :
Le problème difficile de la conscience consiste à expliquer pourquoi et comment nous avons des qualia [note 1] ou des expériences phénoménales. En d'autres termes, il s'agit de savoir pourquoi nous avons des expériences personnelles, à la première personne, souvent décrites comme des expériences qui "font sentir quelque chose". En comparaison, nous supposons qu'il n'existe pas de telles expériences pour des choses inanimées comme, par exemple, un thermostat, un grille-pain, un ordinateur ou une forme sophistiquée d'intelligence artificielle[2]. Le philosophe David Chalmers, qui a introduit l'expression "problème difficile de la conscience"[3], l'oppose aux "problèmes faciles" consistant à expliquer les systèmes physiques qui nous donnent, à nous et aux autres animaux, la capacité de discriminer, d'intégrer des informations, de signaler des états mentaux, de concentrer notre attention, etc. [En d'autres termes, même si nous n'avons pas encore résolu la plupart des problèmes faciles (notre compréhension du cerveau est encore préliminaire), ces questions peuvent probablement être comprises en s'appuyant entièrement sur les méthodes scientifiques standard[4]. Chalmers affirme que même une fois que nous aurons résolu ces problèmes concernant le cerveau et l'expérience, le problème difficile "persistera même lorsque la performance de toutes les fonctions pertinentes sera expliquée"[4].
En résumé : la question c'est, comment une vie subjective peut naître d'une chose objective (notre cerveau) ? Comment notre cerveau, cet amas de matière, pourrait-il expérimenter des qualia
Bien sûr le débat est vif : certaines reconnaissent le hard problem et pensent qu'il démontre que le physicalisme de l'esprit est faux, certains le reconnaissent et pensent qu'on peut y répondre, certains le nient, etc. Ce qui est sûr, c'est qu'à l'heure actuelle, le débat est vif et n'est pas du tout tranché : chaque année, des publications sortent pour essayer de faire avancer la question.
Comme je ne cherche pas à faire une introduction neutre, et que vous trouverez très facilement les arguments en faveur du physicalisme
I.d. Définition des termes
Juste pour que l'on soit clair : quand je parle de conscience, je parle de ce que les philosophes analytiques surnomment la "conscience phénoménale", soit "ce qui perçoit les expériences", "l'oeil interne" de votre vie subjective en gros, votre capacité à avoir des expériences subjectives (qualia).
Quand je parle de l'esprit, je parle davantage "du reste", de la conscience également mais pas que, j'engobe le tout : les pensées, les cognitions, etc.
Pour creuser :II. Contre-arguments
Alors, pourquoi y-a-t-il un problème avec l'idée que "nous sommes notre cerveau" ? Cela peut pourtant sembler évident à première vue. Et bien, c'est parce que cette thèse mène à de gros problèmes, dont certains ont l'air insolubles, quand on creuse. Je vais présenter rapidement les arguments dans ce sens que je trouve les plus convaincants, mais il en existe une pléthore. Notez bien que n'importe quelle explication physicaliste du cerveau devrait être capable de répondre à toutes ces objections. Si une seule de ces objections est valide, c'est toute la thèse physicaliste de l'esprit qui s'effondre.
Pour creuser :II.a. Le dilemme d'Hempel
Déjà, un problème de définition : il semblerait que le physicalisme de l'esprit soit ou trivial ou faux. Carl Hempel a fourni une formulation classique de ce problème : si le physicalisme, soit l'idée que "l'esprit est pleinement réductible et explicable par la physique", est défini par référence à la physique contemporaine, alors il est faux - après tout, qui pense que la physique contemporaine est complète ? Et à l'heure actuelle, notre physique ne permet pas d'expliquer la conscience - mais si le physicalisme est défini par référence à une physique future ou idéale (en disant, par exemple, qu'actuellement on ne peut pas expliquer la conscience mais que bientôt on découvrira la physique qui l'explique), alors il est trivial - après tout, qui peut prédire ce que contient la physique du futur ? Peut-être, par exemple, qu'elle contiendra des éléments mentaux et non-physiques). La conclusion de ce dilemme est donc que le physicalisme ("l'esprit est physique") est soit faux (actuellement, la physique n'explique pas la conscience), soit trivial (il ne nous apprend rien, car une physique du futur contiendra peut-être des éléments mentaux non-physiques pour expliquer la conscience).
Pour creuser :II.b. La chambre de Marie (ou le problème des qualia)
La présentation de Wikipédia est très bonne, donc je la reprend en la remaniant un petit peu :
Pour creuser :En philosophie de l’esprit, Jackson est connu, entre autres choses, pour l’argument de la connaissance contre le physicalisme – la conception selon laquelle l’univers est entièrement physique, c’est-à-dire constitué uniquement des entités qu’on postule en physique. Jackson soutient l’argument de la connaissance par une expérience de pensée connue qu’on peut appeler « la chambre de Marie ». Voici comment Jackson exprime l’expérience de pensée :
« Marie est une brillante scientifique qui est forcée, peu importe pour quelle raison, d’étudier le monde depuis une chambre noire et blanche par le moyen d’un écran de télévision en noir et blanc
et imaginons qu'elle porte des lunettes qui lui font tout voir en noir et blanc. Le point de l'expérience de pensée est qu'elle n'a jamais vu de couleur de sa vie . Elle se spécialise dans la neurophysiologie de la vision et nous supposerons qu’elle acquiert toutes les informations physiques qu’il y a à recueillir sur ce qui se passe quand on voit des tomates mûres ou le ciel, et quand nous utilisons des termes comme « rouge », « bleu », etc. Par exemple, elle découvre quelle combinaison de longueurs d’onde provenant du ciel stimule la rétine, et comment exactement cela produit, via le système nerveux central, la contraction des cordes vocales et l'expulsion d'air des poumons qui aboutissent à la prononciation de la phrase : « Le ciel est bleu ».En gros, elle connait toutes les connaissances scientifiques et physiques sur ce que cela fait de voir une couleur. [...]Que se produira-t-il quand Marie sortira de sa chambre noire et blanche ou si on lui donne un écran de télévision couleur ? Apprendra-t-elle quelque chose, ou non ? Il semble tout à fait évident qu’elle apprendra quelque chose sur le monde et sur notre expérience visuelle du monde. Mais alors on ne peut pas ne pas dire que son contenu de connaissance était incomplet. Mais elle avait toutes les informations physiques. Donc, il en faut plus, et le physicalisme est faux6.
En résumé : la première fois qu'elle verra une couleur, apprendra-t-elle quelque chose ? Il semble que oui, car même si elle savait toute la science de la vision des couleurs, elle ne savait pas "ce que cela fait" (le quale) de voir une couleur. Il y a bien une expérience qui dépasse le cadre de l'explication physique, donc le physicalisme est faux, et l'esprit n'est pas réductible au physique. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Frank_Jackson
II.c. La chambre chinoise (ou le problème de la sémantique)
Là encore, la présentation Wikipédia est très bonne :
La chambre chinoise est une expérience de pensée imaginée par John Searle vers 19801. Searle se demandait si un programme informatique, si complexe soit-il, serait suffisant pour donner un esprit à un système. Cette expérience de pensée vise à montrer qu'une intelligence artificielle ne peut être qu'une intelligence artificielle faible et ne peut que simuler une conscience, plutôt que de posséder d'authentiques états mentaux de conscience et d'intentionnalité. Elle vise à montrer également que le test de Turing est insuffisant pour déterminer si une intelligence artificielle possède ou non ces états mentaux.
Dans cette expérience de pensée, Searle imagine une personne qui n’a aucune connaissance du chinois (en l’occurrence, lui-même) enfermée dans une chambre. On met à disposition de cette personne un catalogue de règles permettant de répondre à des phrases en chinois. Ces règles sont parfaitement claires pour l'opérateur. Leur application se base uniquement sur la syntaxe des phrases. Une phrase d’une certaine forme syntaxique en chinois est corrélée avec une phrase d’une autre forme syntaxique. L'opérateur enfermé dans la chambre reçoit donc des phrases écrites en chinois et, en appliquant les règles qu’il a à sa disposition, il produit d’autres phrases en chinois qui constituent en fait des réponses à des questions posées par un vrai sinophone situé à l’extérieur de la chambre. Du point de vue du locuteur qui pose les questions, la personne enfermée dans la chambre se comporte comme un individu qui parlerait vraiment chinois. Mais, en l’occurrence, cette dernière n’a aucune compréhension de la signification des phrases en chinois qu’elle transforme. Elle ne fait que suivre des règles prédéterminées.
En poursuivant ironiquement la procédure du test de Turing, test censé démontrer qu'un programme informatique sophistiqué peut être qualifié d'intelligent, Searle imagine que le programme déterminant les réponses qui sont données à l'interlocuteur sinophone devient si sophistiqué, et la personne non sinophone qui répond aux questions devient si habile dans la manipulation des symboles, qu'à la fin de l'expérience, les réponses qu'elle donne aux questions ne peuvent être distinguées de celles que donnerait un vrai locuteur chinois de langue maternelle, bien que selon Searle, la personne qu'on imagine enfermée dans la chambre ne comprenne toujours pas un mot de chinois.
Cette expérience de pensée suggère qu'il ne suffit pas d'être capable de reproduire exactement les comportements linguistiques d'un locuteur chinois pour parler chinois, car parler le chinois, ou n'importe quelle autre langue, ce n'est pas juste dire les bonnes choses au bon moment, c'est aussi signifier ou vouloir dire ce qu'on dit : un usage maîtrisé du langage se double ainsi d'une conscience du sens de ce qu'on dit (conscience intentionnelle) et la reproduction artificielle, même parfaite, d'un comportement linguistique ne suffit pas à produire une telle conscience.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_chinoise
https://en.wikipedia.org/wiki/Chinese_room
II.d. Le cerveau chinois (ou le problème du fonctionnalisme)
Cet argument là, je préfère seulement le mentionner et ne pas m'étaler dessus, vu qu'il s'attaque à une forme particulière du physicalisme de l'esprit nommée le fonctionnalisme, en montrant qu'il mène à des conclusions qui semblent absurdes, ou en tout cas grandement contre-intuitives : https://en.wikipedia.org/wiki/China_brain
II.e. Le Paris de Rosenberg (ou le problème de l'intentionnalité)
Un autre aspect déroutant de l’esprit discuté par les philosophes contemporains est l’intentionnalité, qui est la « direction vers un objet » que montrent au moins certains états mentaux. Par exemple, quand vous pensez à la Tour Eiffel, votre pensée est dirigée vers, pointe vers, ou est à propos de, cet objet particulier – ici, la Tour Eiffel. L’intentionnalité des pensées est l’exemple principal d’intentionnalité dont discute les philosophes contemporains, mais des expériences conscientes du genre de celles qu’ont également les animaux semblent aussi démontrer de l’intentionnalité. Par exemple, quand vous et un chien voyez tous les deux un chat, l’expérience perceptuelle du chien est autant dirigée vers, pointe vers, ou est à propos du chat que la vôtre. Ceci est vrai même si le chien ne conceptualise pas le chat de la même façon que vous le faites, compte tenu de votre rationalité.
Dans cette sous-section, je vais présenter un argument qui attaque un physicalisme particulier, dit éliminativiste. Tous les physicalistes ne sont pas éliminativistes, mais je pense que c'est ce physicalisme qui est implicitement entendu dans l'esprit des masses, donc que le critiquer reste intéressant. Alex Rosenberg est un philosophe éliminativiste qui tire les conséquences du scientisme et de son physicalisme avec une clarté brillante dans son livre : « The Atheist’s Guide to Reality: Enjoying Life Without Illusions », en français : « Le Guide Athée de la Réalité : Profiter de la vie sans illusions ». C’est un livre que les gens devraient absolument lire car il tire les implications de ce que beaucoup, sinon la plupart d’entre eux, croient, comme : la thèse que l’esprit est la même chose que le cerveau, que l’intellection ou la pensée est un processus purement matériel ou corporel, et que la physique épuise toutes les connaissances. Rosenberg vous amènera à la conclusion que, compte tenu de son scientisme et de toutes les hypothèses énoncées : vous n’existez pas à proprement parler en tant que le « moi pensant » que vous pensez être, que vous n’avez pas de libre arbitre, qu’il faut être nihiliste, et d’autres conclusions bizarres. En soutenant que ces conclusions découlent réellement du scientisme, il réussit largement. Ce qu’il ne parvient pas à faire, c’est de fournir une raison valable de penser que ses prémisses scientistes sont vraies, ou que les conclusions grotesques qu’il en tire sont tout sauf absurdes. La conclusion la plus bizarre de son livre est peut-être que les pensées que vous avez en ce moment ne portent pas vraiment sur quoi que ce soit, en ce sens qu’il n’y a pas d’intentionnalité ou de direction de vos pensées vers des choses qui se situent au-delà d’elles-mêmes : par exemple, que ma pensée sur ce livre est bien actuellement à propos de ce livre, et non actuellement à propos d’un autre.
Pourquoi « croire » à tout cela si vous êtes un scientiste ou si « vous » êtes convaincu du naturalisme de Rosenberg ? Parce que selon Rosenberg, la neuroscience ne nous dit pas qu’il existe des choses telles que des pensées dirigées vers des choses ; tout ce qu’elle nous dit, c’est l’état des neurones, comme leurs schémas de fonctionnement, et le comportement des circuits neuronaux, mais vous ne trouverez nulle part dans tout ça quelque chose comme « l’à-propos »-ité d’une pensée, et donc, grâce au scientisme de Rosenberg, il n’y a aucune raison de penser qu’une telle chose existe. De plus, pour qu’une pensée soit à propos de quelque chose au-delà d’elle-même, comme pour lui l’esprit n’est que le cerveau, il faudrait qu’un morceau de matière soit à propos d’un autre morceau de matière ; et une telle chose n’a absolument aucun sens. Pour Rosenberg, c’est comme dire qu’un morceau de sucre qui se dissout dans l’eau pourrait avoir une intention et avoir des pensées qui sont dirigées au-delà de lui-même.
Il demande, en pensant à Paris :
Le premier amas de matière, le morceau de matière humide dans mon cerveau, les neurones de Paris, est à-propos du deuxième amas de matière, la quantité beaucoup plus importante de diverses sortes de choses qui composent Paris. Comment le premier amas – les neurones de Paris dans mon cerveau – peut-il être à propos, désigner, se référer, nommer, représenter ou autrement pointer vers le second amas – l’agglomération de Paris… ? Voici une version plus générale de cette question : Comment un amas de choses n’importe où dans l’univers peut-il être à propos d’un autre amas de choses n’importe où ailleurs dans l’univers – juste à côté ou à 100 millions d’années-lumière ? (The Atheist’s Guide to Reality, p. 173-74)
Rosenberg examine les différentes réponses qui pourraient être données à cette question, y compris les réponses matérialistes, et les trouve toutes insuffisantes. Les neurones ne peuvent pas parler de Paris comme le fait une image, car contrairement à une image, ils ne ressemblent pas du tout à Paris. Mais ils ne peuvent pas non plus parler de Paris comme un panneau rouge « Stop » qui ne ressemble pas à l’action de se stopper. Car le panneau rouge et le mot « Stop » ne signifient ce qu’ils font que par convention ; uniquement parce que nous interprétons les formes en question comme représentant l’action de s’arrêter. Et quand vous pensez à Paris, personne n’attribue une interprétation conventionnelle à tel ou tel neurone de votre cerveau pour qu’il représente Paris.
Suggérer qu’il existe un autre processus cérébral qui attribue une telle signification aux prétendus « neurones de Paris » est, comme le souligne Rosenberg, simplement un sophisme de l’homoncule qui n’explique rien. Car si nous disons qu’un groupe de neurones attribue un sens à un autre, nous disons que l’un représente l’autre comme ayant tel ou tel sens. Cela signifie que nous devons maintenant expliquer comment ce groupe possède le sens ou le contenu représentationnel en vertu duquel il fait cela, ce qui implique que nous n’avons pas du tout résolu le premier problème mais que nous l’avons seulement déplacé plus loin. Nous avons « expliqué » la signification d’un amas de neurones par référence à la signification implicitement présente dans un autre amas, et avons donc simplement initié une régression explicative vicieuse, qui ne répond pas à la question.
Et parce qu’il n’y a pas d’intentionnalité originelle dans les pensées, il n’y a pas d’intentionnalité dérivée comme celle présente dans le langage naturel quand vous lisez les phrases d’un livre, c’est-à-dire que les phrases ne portent en fait pas sur des choses au-delà d’elles-mêmes, mais sont seulement des motifs d’encre sans signification sur le papier. Cela signifie que si Rosenberg a raison, alors son livre et les taches d’encre de son livre ne portent pas vraiment sur quoi que ce soit. Cela signifie également que si son livre portait vraiment sur le naturalisme et le scientisme de Rosenberg, alors le naturalisme et le scientisme de Rosenberg seraient faux.
Pour les gens peu familiers avec la philosophie de l’esprit récente, je tiens à être clair : l’affirmation de Rosenberg n’est pas simplement que nos pensées, nos actions et nos vies n’ont pas de sens ou de but ultime ; cette idée n’aurait rien de nouveau. C’est bien plus bizarre que cela. Considérez les deux séquences de formes suivantes : « chat » et « xwzv » Nous dirions normalement que la première a un sens – elle se réfère aux animaux de l’espèce féline – tandis que la seconde est un ensemble de lettres dénué de sens. Et nous dirions normalement que si la signification d’un mot comme « chat » est conventionnelle, la signification de nos pensées sur les chats – d’où découle le sens du mot en question – est intrinsèque ou « intégrée » à la pensée plutôt que conventionnelle ou dérivée. Ce que Rosenberg veut dire, c’est qu’en réalité, tant nos pensées sur les chats que la séquence de formes « chat » sont aussi dénuées de sens que la séquence de formes « xwzv». Ni « chat » ni aucune de nos pensées ne concerne plus les chats ou autre chose que la séquence « xwzv ». La signification, « l’à-propos »-ité ou l’intentionnalité (pour utiliser le terme philosophique technique) est une illusion. En fait, Rosenberg affirme que « le cerveau fait tout sans penser à rien du tout ».
Cela signifie que les marques que vous regardez maintenant, en lisant ces mots, et les marques sur les pages imprimées du propre livre de Rosenberg, sont aussi complètement dépourvues de sens que « xwzv » l’est. Vous pourriez tout aussi bien regarder les taches sur un chiffon taché d’huile. Bien sûr, si l'on considère que nos pensées sont bien à propos de quelque chose, alors tout son physicalisme s'effondre.
Pour creuser :II.f. L'argument dit de Kripke-Ross (ou le problème de la rationalité)
L’argument spécifique dont nous allons discuter, en faveur de l’immatérialité de nos facultés rationnelles, est un argument qui tire ses racines dans Platon et Aristote, mais qui reçut une exposition encore plus tranchante par le philosophe catholique James Ross dans son article de 1992 « Immaterial Aspects of Thought », et dans son livre de 2008 « Thought and World ». Edward Feser a aussi défendu cet argument et élaboré dessus dans de multiples publications ; mais nous n’allons donner ici qu’une introduction au cœur de l’argument et répondre à certaines de ses objections les plus courantes. Je préviens, c'est l'argument le plus technique que je présenterai ici mais je pense aussi que bien compris, c'est l'un des plus convaincants et dévastateurs.
L’idée de base de cet argument est très simple et peut être formulée sous la forme d’un syllogisme :
I) Les processus de pensée formelle peuvent avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu
II) Rien de matériel ne peut avoir un contenu conceptuel exact ou non ambigu
Conclusion : Par conséquent, les processus de pensée formelle ne sont pas matériels
Le syllogisme est valide : cela veut dire que si l’on accepte ses prémisses nous sommes obligés d’accepter sa conclusion. Donc pourquoi devrions-nous accepter ses prémisses ?
Commençons par la prémisse 2) avec un exemple très élémentaire et intuitif, avant d’attaquer les exemples plus abstraits et techniques auquel Ross fait appel.
Considérez une représentation picturale simple, comme un dessin de triangle à l’encre noire sur un tableau. Quel est le contenu conceptuel de cette représentation ? Est-ce qu’elle représente la triangularité en tant qu’abstraction ? Ou seulement les triangles noirs spécifiquement ? Ou peut-être seulement les triangles noirs isocèles spécifiquement ? Est-ce qu’elle ne représente pas plutôt quelque chose d’autre ? Comme une pyramide, ou une part de pizza ? Il n’y a rien dans les propriétés physiques de cette représentation qui pourrait ne nous le dire. Étudier la taille de l’image, la largeur de sa ligne, la chimie de l’encre avec laquelle elle a été dessinée, etc., ne nous fournirait aucune réponse à cette question. Car peu importe la liste de propriétés chimiques que cette image contiendrait, elles seraient toutes compatibles avec différentes attributions de contenus conceptuels possibles à l’image.
Remarquez qu’ajouter quelque chose à l’image, comme écrire le mot « triangle » en dessous, ne changerait pas la situation. Car le fait que cette séquence particulière de formes ou de sons compte comme un mot en premier lieu, encore davantage comme un mot avec un sens précis tel que le mot « triangle », n’a rien à voir avec ses propriétés physiques. C’est entièrement une question de convention. Et même en acceptant le sens coutumier de ce mot, il y aurait toujours des interprétations alternatives de cette nouvelle image avec le mot en dessous. Par exemple, cette image pourrait représenter les triangles eux-mêmes, ou elle pourrait représenter le mot français « triangle », ou elle pourrait même représenter le pop band Japonais « Triangle ».
Rien dans les propriétés physiques du mot et de l’image ne peut suffire à nous dire précisément quel contenu conceptuel ils transmettent. Cela restera vrai peu importe quel détail nous rajoutons à l’image ; il y aura toujours des interprétations alternatives. Les propriétés physiques de n’importe quelle représentation matérielle sont indéterminés, ou non ambigus, quant à leur contenu. Quel que soit le contenu conceptuel que l’image aura, cela devra être déterminé par quelque chose d’autre que ses propriétés. Ross va plus loin en reprenant des concepts du philosophe Kripke afin de démontrer que la même chose peut-être dite de toute proposition ou phrase. Les philosophes analytiques contemporains nomment ce phénomène « l’indétermination du sens ».
Voilà qui confirme la prémisse 2 de notre syllogisme. À partir de cela, un matérialiste pourrait remettre la prémisse 1 en question, et conclure qu’aucune des phrases que nous prononçons et des pensées que nous avons n’a de contenu conceptuel exact, non ambigu ou déterminé. En effet, les philosophes Quine et Dennett ont justement conclu cela à partir d’arguments semblables à celui qui vient d’être donné. Car si vous soutenez, comme le matérialisme le fait, que les faits physiques sont tout ce qui existe, mais que vous reconnaissez ensuite que ces faits physiques ne sont pas suffisants pour déterminer qu’une représentation matérielle a un sens plutôt qu’un autre, alors vous devez dire qu’il n’y a juste aucun moyen de dire si une représentation matérielle possède un sens plutôt qu’un autre.
Cela nous amène à la prémisse 1 du syllogisme de Ross. Ross soutient que toutes nos pensées ont bel et bien un contenu conceptuel déterminé, ou non ambigu ; mais les exemples les plus clairs impliquent de la pensée formelle, donc il se concentre sur eux et nous ferons de même. La pensée formelle est le type de réflexion que l’on retrouve dans les mathématiques et la logique formelle. Additionner et soustraire, faire une racine carrée, raisonner à travers un syllogisme catégorique, ou appliquer des règles d’inférences comme le modus ponens ou le modus tollens, sont autant d’exemples de pensée formelle. Dire, comme le font certains matérialistes le font, qu’il n’y a aucun fait objectif sur ce que nos pensées ou phrases veulent dire, implique qu’il n’y a aucun fait objectif permettant de nous dire si nous sommes réellement en train d’additionner, de soustraire, d’appliquer des modus ponens, etc. Mais cela, argumente Ross, ne peut pas être vrai, et voici quelques raisons du pourquoi.
Déjà, si notre phénoménologie pouvait avoir tort sur quelque chose comme le fait que nous soyons bien objectivement en train d’additioner et pas de faire quelque chose d’autre, comment pourrions-nous être confiants qu’elle a raison sur quoi que ce soit d’autre ? Par exemple, si nous nous trompions dans la production de jugements à propos du contenu conceptuel de nos propres pensées, comment savons-nous que nous ne nous trompons pas aussi quand nous émettons des jugements sur le contenu conceptuel de nos expériences perceptuelles ? Et dans ce cas, qu’arriverait-il aux preuves observationnelles et expérimentales sur lesquelles la science physique repose ? Par exemple, si un scientifique pense avoir une expérience perceptuelle où il voit l’aiguille d’un appareil pointer vers un certain chiffre, comment pourrait-il être sur qu’il n’a pas à la place une expérience de tout autre chose ?
Un second problème, c’est qu’il est rare de voir comment la thèse qu’il n’y a pas de fait objectif sur le contenu de nos pensées formelles peut être réconcilié avec l’existence de la vaste somme de connaissances que comprennent les disciplines que sont les mathématiques et la logique formelle, où le simple fait que les mathématiques et la logique constituent de réelles connaissances à proprement parler. Et ces deux disciplines sont également présupposées par les sciences naturelles. Donc encore une fois, nier que n’importe laquelle de nos pensées ait un contenu conceptuel non ambigu semble détruire la possibilité même des sciences naturelles.
Un troisième problème, est que si nous nous trompons sur le contenu conceptuel de nos pensées formelles, et que nous n’appliquons jamais vraiment de modus ponens, de modus tollens, ou toute autre forme d’inférence logique, alors il s’ensuivrait qu’aucun des arguments que nous pourrions donner ne puissent jamais être valide. Mais cela concernerait aussi les arguments des philosophes matérialistes comme Quine et Dennett, qui nient que leur pensées et propositions aient un contenu conceptuel exact ou déterminé. Ainsi, leur position s’auto-réfute. Même si elle était vraie, nous ne serions jamais rationnellement justifiés pour croire qu’elle est vraie, car nous ne pourrions pas être rationnellement justifiés à croire quoi que ce soit.
Quatrième objection, l’affirmation qu’il est possible que nous nous trompions sur le contenu conceptuel de nos pensées formelles, et qu’il est possible que nous n’appliquions jamais vraiment de modus ponens, de modus tollens, d’addition, etc., s’auto-réfute d’une façon encore plus directe et fatale. Car nier de façon cohérente que nous fassions ces choses, présuppose que nous ayons au moins une compréhension ce que ça serait de faire ces choses. Et cela veut dire avoir des pensées dont le contenu conceptuel est non ambigu comme celles que les matérialistes Quine et Dennett disent que nous n’avons pas. En particulier, dire qu’il est possible qu’au fond nous n’additionnons jamais vraiment, nécessite d’avoir une compréhension non ambigue de ce qu’est qu’aditionner, et ensuite que nous nions faire une telle chose. Dire qu’il est possible que nous nous trompions et que nous n’appliquions jamais vraiment de modus ponens, nécessite que nous comprenions d’abord de façon non ambiguë ce que c’est que de raisonner via un modus ponens, et ensuite de nier que nous fassions jamais une telle chose. Etc.
Une vidéo sortira ici dans les semaines ou mois à venir à propos de cet argument : https://www.youtube.com/c/Archidiacre/videos
En attendant, pour creuser :III. Bonus
Voilà, dans cette section on va revenir à des choses beaucoup plus simples, ne vous en faites pas
Ça va un peu être la section en vrac et hétérodoxe. J'aimerais vous parler d'un argument qui m'a grandement touché, qui définit merveilleusement bien la conscience, qui prouve que vous êtes immortels, et, qu'en un sens bien précis, "vous" êtes Dieu. Là je parle de mon seul point de vue personnel, donc vous pouvez tout rejeter en bloc pas d'inquiétudes, j'ai conscience que ça peut sembler hérétique au premier abord. Je tiens à préciser que ce qui va suivre est mon opinion personnelle, et qu'il n'y a pas besoin d'y croire pour constater l'erreur du physicalisme. Vous pouvez pensez que l'esprit n'est pas le cerveau sans devoir adopter ma position.
III.a. Atma-vichara
Je vais vous expliquer une méthode de l'advaita védanta, l'une des philosophies majeures de l'hindouisme. Cette méthode d'enquête sur la conscience et la nature, je l'ai découverte (entre autres) en lisant Erwin Schrödinger (son livre L'Esprit et la Matière), un des pères de la physique quantique, qui avait lui aussi été convaincu par cette philosophie (je ne dis pas ça pour faire un argument d'autorité, mais parce que ça pourrait en intéresser certains. Les pères de la physique quantiques étaient bien plus "ouverts" que ce l'on pourrait penser, et pas du tout scientistes).
Qui (ou que) suis-je ? L’advaita védanta nous propose une méthode de raisonnement dit "discriminant" pour trouver la réponse à cette question. Il s’agit de raisonner en termes de « sujet / objet ». Il faut se demander « Ce qui perçoit / ce qui est perçu ». C’est simple et très puissant, essayons :
Je suis devant une table.
Je perçois ma table. Je ne suis donc pas ma table, car elle est perçue et qui perçoit la table ? Je suis Ce qui perçoit ma table.
Et je remonte.
Je perçois mon corps. Je ne suis donc pas mon corps, mais Ce qui perçoit mon corps.
Je perçois mes pensées. Je ne suis donc pas mon esprit (somme de mes pensées), mais Ce qui perçoit mes pensées. On notera ici que la pensée hindoue va bien plus loin que le cogito de Descartes. Ce dernier n’était pas remonté assez loin. « Je pense donc je suis » ; mais Qui perçoit les pensées ? « Je » n’est assurément pas l’esprit.
En remontant, on finit par réaliser que Je suis Ce qui perçoit tout. Voilà mon Vrai Soi : je ne suis ni ma mémoire, ni ma table, ni mon prénom, ni mes pensées, ni mon corps : tout ça sont des objets de ma perception, tout ça est perçu par moi. Fondamentalement, je suis Ce qui perçoit tout ça, Ce par quoi tout est perçu. En hindouisme on parlera d’Atman, en philosophie occidentale de Conscience (avec parfois l’adjectif « phénoménale »), en religion d’âme.
A partir de là, de cette certitude radicale qui ne peut être nié (car le doute serait lui-même perçu par le Soi), tout s’enclenche. Nous remarquons que c’est par cet Atman que la Totalité nous est accessible. Pour reprendre un philosophe occidental (Wittgenstein si ma mémoire ne me fait pas défaut) : « la conscience est ce Rien qui est Tout ». Ce rien car pas un objet, au contraire elle est à la fois le sujet et le champ qui permet l’objet / le phénomène (qui n’est pas mieux décrit que comme « ce qui apparaît à la conscience »). Et ce tout car c’est par elle qu’absolument tout existe, qu'absolument tout nous est donné.
Quelque chose qui serait la source de la totalité de l’existence… Cela fait furieusement penser au principe même de l’Être. Et voilà la première sagesse radicale des Upanishads : Être et Conscience sont une seule et même chose. Remonter à l’un c’est remonter à l’autre. Rien ne peut exister sans être perçu, percevoir c’est exister.
Seconde sagesse radicale des Upanishads : il n’y a qu’une seule Conscience. Pour le comprendre, imaginons une éponge imbibée d’eau. Imaginons que chaque cavité de cette éponge est une personne, avec son eau comme conscience. Mais même dans l’incarnation, il n’y a qu’une seule eau. Les cavités sont perçues, les différences entre les personnes aussi, Ce qui perçoit est fondamentalement unique, de même nature, ou plus précisément non-duel.
De là naît la constatation que le Vrai Soi (l’eau de la cavité) est (=) l’Absolu (la Totalité de l’Eau). L’Atman est Dieu, ou plus précisément le Brahman : l’Absolu métaphysiquement infini, inconditionné, indéterminé ; la Possibilité Universelle.
De cette constatation découle le pérennialisme d’un René Guénon : puisque l’Absolu est le cœur métaphysique de chaque être humain incarné, il devient possible pour tout un chacun de revenir à la Source de la Totalité, ce qui explique toutes les expériences mystiques qui ont été rapportées depuis l’aube de l’humanité. Toutes les religions, ou surtout leurs voies métaphysiques, sont des expressions de cette réalisation supra-rationnelle : au-delà des noms (union à Dieu / à l’Absolu, Nibbana, Samadhi, Tao, Gnose, al-Fana’, Plérôme, apeiron, extase, etc.), il y a la même expérience non-duelle. Tous ces témoignages étant autant de preuves de la possibilité de cette réalisation.
Pour creuser :P.-S. - notez qu'une telle philosophie ne permet pas de conclure entièrement que "Je suis Dieu". Puisque votre personne, elle, n'est justement pas Dieu - étant perçue par vous comme tout le reste, donc conditionnée. Le "Je" d'une telle phrase doit être très justement compris pour ne pas tomber dans l'absurdité. In fine, on ne peut que conclure le principe d'identité : Dieu est Dieu.
III.b. De la conception moderne de la matière
Alors, je ne pense pas creuser des masses cet argument, mais il est passionnant, et je l'ai découvert en m'intéressant au néo-aristotélisme. L'idée en très bref est comme suit : le hard problem découle de notre conception moderne de la matière, et lui est intrinsèque. Il est une conclusion absurde de notre conception de la matière qui démontre qu'elle doit être corrigée. Alors il y a plein d'arguments dans le néo-aristotélisme pour justifier cette position. Je ferai seulement remarquer que la compréhension moderne de la matière ne peut que contredire le physicalisme et mener à une forme de dualisme des substances
En effet, le matérialisme a hérité de Galilée, Descartes, Locke, et d’autres penseurs modernes, une conception hautement mathématisée du monde matériel, selon laquelle la matière ne possède que des « qualités premières » quantifiables, comme la localisation spatiale, le mouvement, la taille, etc., et est dénuée de tout ce qui correspond à ce qui est nommé les « qualités secondaires », comme la couleur, l’odeur, le son, le goût, le chaud, le froid, etc., au moins de la façon dont le bon sens commun comprend ces qualités. Dans cette compréhension, si vous voulez redéfinir une qualité, comme « être rouge » par exemple, en termes de « tendances qu’ont certains objets à absorber et refléter certaines longueurs d’onde de la lumière », alors seulement vous pouvez dire qu’ « une pomme est rouge ». Mais si par « être rouge » vous entendez ce que le bon sens commun entend par « être rouge », à savoir « ce à quoi le rouge ressemble pour un observateur normal », mais ne ressemblerait pas pour un observateur daltonien, alors il n’y a rien dans la pomme en soi qui corresponde à ça, et vous ne pouvez pas vraiment dire qu’ « une pomme est rouge ». Et il en est de même pour les autres couleurs, pour les goûts, les odeurs, les sons, etc. Les caractéristiques irréductiblement qualitatives étaient prises par les premiers philosophes et scientifiques modernes comme existant seulement en tant que qualia de l’expérience - comme des parties du voile des perceptions à travers lequel nous somme conscients du monde matériel, et non comme des parties du monde matériel lui-même.
Mais si vous définissez la matière de cette façon, alors vous vous êtes déjà implicitement engagé dans une forme de dualisme, que vous le réalisiez ou non. Car si vous dites que les couleurs, odeurs, sons, goûts, etc., tels que le bon sens commun comprend ces caractéristiques, n’existent pas dans la matière, cela implique qu’elles n’existent pas non plus dans le cerveau, puisque le cerveau n’est pas moins matériel que les objets en dehors de lui. Dès lors, si vous dites aussi que ces caractéristiques existent dans l’esprit, dans notre expérience consciente de la matière, alors vous dites que l’esprit n’est pas matériel. Ainsi, un dualisme de type cartésien n’est en aucune façon une sorte de résistance étrange au mode d’explication scientifique moderne, mais au contraire en découle. En effet, les premiers penseurs modernes, comme Malebranche et Ralph Cudworth, insistaient là-dessus. Bizarrement, la plupart des philosophes et scientifiques contemporains semblent aveugles au fait qu’un dualisme cartésien soit logé à la racine de la compréhension scientifique moderne de la matière - bien que Schrödinger soit un des scientifiques qui vit la connexion entre les deux, ainsi que Thomas Nagel parmi les philosophes.
Et ce qui est vrai des qualia est aussi vrai de l’intentionnalité, car un autre aspect clef de la conception mathématisée de la matière c’est qu’elle laisse de côté tout ce qui pourrait embrasser, de près ou de loin, la notion aristotélicienne de cause finale ou de téléologie. Essentiellement, la téléologie implique qu’une chose soit dirigée vers, ou pointe vers une fin. Par exemple, on peut dire d’un gland qu’il est dirigé vers le fait de devenir un chêne, ou un œil peut être dit dirigé vers le fait de pouvoir permettre à un organisme de voir. Dire que la matière est dénuée de téléologie revient donc à dire qu’il n’y a pas de telle « directionnalité » comprise en son sein. Mais l’intentionnalité est une espèce de directionnalité. Donc s’il n’y a pas de téléologie inhérente à la matière, il n’y a pas non plus d’intentionnalité inhérente à la matière. Mais l’intentionnalité existe dans l’esprit, en particulier dans nos pensées - vu qu’une pensée est toujours dirigée vers, ou est à propos de, un certain objet ou sujet. L’intentionnalité existe aussi dans nos choix, qui sont orientés vers la réalisation de certains buts. Ainsi, affirmer qu’il y a de l’intentionnalité dans l’esprit tout en soutenant une conception mathématisée de la matière revient à implicitement vous engager à une forme de dualisme. Et nier l’intentionnalité n’aurait aucun sens, comme vu dans la section consacrée à Rosenberg. Tant que le matérialisme moderne aura une conception mathématisée de la matière, il contiendra en lui-même les graines de sa propre destruction via le dualisme qu’il présuppose.
Pointer ce problème du doigt ne revient par contre pas nécessairement à démontrer l’immatérialité de l’esprit, puisque plutôt qu’en conclure que les qualias et l’intentionnalité sont immatériels, une personne pourrait à la place simplement rejeter la conception mathématisée de la matière. Notez que ceci ne demanderait pas à cette personne de soutenir que la conception mathématisée de la matière est fausse, une affirmation qui serait bien sûr difficile à avaler étant donné la grande utilité que cette conception a eue dans la science moderne. Plutôt, cette personne pourrait soutenir que la conception mathématisée de la matière est incomplète ; qu’elle capture une partie de la nature du monde matériel mais non tout. Cette vue est appelée le « réalisme structurel épistémique ». Selon cette thèse, la physique capture les structures mathématiques abstraites de la matière mais pas sa nature intrinsèque. Bertrand Rusell fut un des défenseurs de cette position, et plus récemment l’intérêt envers elle a connu regain de vigueur grâce à des philosophes des sciences comme John Worrall et des philosophes de l’esprit comme David Chalmers et Galen Strawson. Si quelqu’un adopte le réalisme structurel épistémique, il peut alors aller dans différentes directions dans son traitement des qualia et de l’intentionnalité. Par exemple, certains sont allés dans une direction idéaliste ou panpsychiste, en argumentant que les qualia sont les propriétés intrinsèques de toute matière, dont la physique ne nous donne que la structure. Cela revient essentiellement à réduire la matière à l’esprit, plutôt que l’esprit à la matière comme le voudraient les matérialistes.
Ou à la place, quelqu’un pourrait aller dans une direction néo-aristotélicienne, en soutenant que la téléologie est une caractéristique réelle du monde matériel, et que les couleurs et autres qualités dites « secondaires » existent dans la matière, plus ou moins de la même façon que le bon sens commun le suppose. Dans ce cas, la conscience et l’intentionnalité seraient alors bel et bien matérielles, parce qu’il y aurait davantage dans la matière que ce que la conception mathématisée actuelle contient. Et les arguments pour la nature immatérielle de la rationalité tel que l'argument dit de Kripke-Ross sont assez solides pour fonctionner même si quelqu’un soutient une conception mathématisée de la matière, ou une conception néo-aristotélicienne de la matière, ou d’autres conceptions.
Pour creuser :IV. Conclusion
Voilà, je ne veux pas allonger encore davantage ce pavé. Je conclurais comme Emil Cioran : je ne vois que deux issues possibles au problème difficile de la conscience : l’advaita védanta ou le physicalisme. La première répondant à toutes les grandes questions métaphysiques, la seconde ne pouvant selon moi mener une fois pleinement réalisée qu'à un nihilisme déprimant.
Ah et, je suis exténué après avoir écrit ce pavé, donc je ne répondrais sûrement pas immédiatement aux possibles objections.
Encore une fois, ce topic est une introduction, donc inutile de m'attaquer sur les détails des arguments. Si vous voulez rentrer dans le fond, on peut le faire. Mais je tenais à fournir une introduction à l'élite.
Je vais me fumer une clope, bonne lecture les kheys.
Grotte/10 mais je prends la peine de te upper khey
Notre esprit est totalement physique et quantifiable. C'est exactemeent comme un ordinateur. Il y a du COURANT ELECTRIQUE qui passe dans les neurrones, qui ont deux sortie: on / off.
Tout ce que tu dis se base sur le fait que notre esprit semble "personnel", "inquantifiable", "intangible" alors qu'il est parfaitement quantifiable si on regarde exactement toutes les interactions qu'on entre eux les neurones. On est juste incapable de le faire de nos jours, car il y en a trop. Mais on fait deja des expérience où on voit que certaines partie du cerveau s'agitent quand on pense à des souvenirs rouge, par exemple.