Je précise que c'est une fiction.
La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d’eaux, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voix de l’automne sortaient des marais et des bois : j’échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. À peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l’espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l’abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l’aquilon ne m’apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme. Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Ève innocente, Ève tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l’adorais. L’orgueil d’être aimé d’elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle, je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire ; je tremblais au son de sa voix ; je frémissais de désir si je touchais ce qu’elle avait touché. L’air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang.
Un seul de ses regards m’eût fait voler au bout de la terre ; quel désert ne m’eût suffi avec elle ! À ses côtés, l’antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.
À cette fureur se joignait une idolâtrie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur ; la vertu lorsqu’elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu’il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j’étais homme et n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j’étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l’amour et l’objet de l’amour.
Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche ; je me roulais dans ma douleur ; j’arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant.
Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j’ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et j’allais errer dans le grand bois.
Après avoir marché à l’aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m’échappaient ainsi que l’ombre, objet de mes poursuites, je m’appuyais contre le tronc d’un hêtre ; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d’un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie : j’aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l’humidité de la nuit ; l’haleine glaciale de l’aube ne m’aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s’était fait entendre.