Daniel_Riolo
2021-06-25 10:20:35
«On peut se faire interpeller tous les dix mètres» : les femmes de Saint-Denis n’en peuvent plus du harcèlement de rue
Des femmes affirment être régulièrement importunées par des groupes d’hommes, dans le centre de la ville de Seine-Saint-Denis. De son côté, la municipalité s’engage à lutter contre le sexisme et à travailler sur la problématique de la mixité dans l’espace public.
Par Marie Briand-Locu Le 25 juin 2021 à 06h50
A Saint-Denis, près de la rue de la République, Nisrine, 19 ans, et Alima, 17 ans, discutent tranquillement quand un homme vient s’asseoir à côté d’elles. « On va faire du shopping », lui rétorque Alima en se levant, avant de constater dans un murmure : « Oh non, il nous suit ! »
« Ici, c’est quotidien. On peut se faire interpeller tous les dix mètres. C’est soit de la drague lourde, soit des bruits de bouche, confie Nisrine, en levant les yeux au ciel. Cela s’est aggravé depuis trois ans. C’est devenu oppressant, d’autant que certains ont le double de nos âges. »
La problématique n’est pas propre à Saint-Denis, ni à la Seine-Saint-Denis. Selon, un sondage Ipsos datant de 2019, 81 % des Françaises ont déjà subi un harcèlement sexuel dans des lieux publics. À Saint-Denis comme ailleurs, ces femmes décrivent un « climat stressant » à certains endroits. Des groupes d’hommes ont pris l’habitude de les accoster dans les avenues passantes, aux abords de la gare ou près du métro Porte-de-Paris.
« Les hommes stagnent et les femmes passent »
Un problème, dont la municipalité a bien conscience. La réappropriation de l’espace public par les femmes et la lutte contre le harcèlement de rue faisaient partie de ses engagements de campagne lors des municipales, rappelle-t-elle.
« À Saint-Denis, les hommes stagnent et les femmes passent, regrette Oriane Filhol, adjointe au maire (Génération.s) en charge du droit des femmes. On a un enjeu sur le partage de l’espace public parce qu’on a beaucoup de mauvais usages, avec des gens qui gênent le passage. Les premières à le subir sont les femmes. Cette présence massive d’hommes peut être inquiétante, alors, certaines ont des stratégies d’évitement ou changent de tenue. Des choses, qui ne devraient pas exister. Le problème se situe à l’échelle nationale. À Saint-Denis, on agit dessus avec de nombreux projets. »
. Des femmes changent de rue ou de tenue pour éviter de se faire harceler par les badauds. LP/M.-B.L. Marie Briand-Locu
« Dans les villes avec une forte proportion de précarité, de nombreuses personnes logent dans des petits espaces sans jardin et vivent davantage en extérieur, fait encore remarquer l’élue. On a beaucoup d’hommes seuls ayant perdu leur emploi à cause du Covid-19 qui se sont reportés sur l’espace public. »
En enlevant ses écouteurs, Leila, 17 ans, admet « être habituée à être accostée, même si c’est triste. Sur la place du 8-Mai-1945, des hommes nous appellent ou nous sifflent, témoigne l’adolescente. Mais cela m’arrive aussi ailleurs, pas seulement ici. »
Sur une marche de l’hôtel de ville, Amel, 37 ans, profite du soleil. Cette habitante qui travaille dans le prêt-à-porter n’ose plus mettre de jupe pour sortir. « Si j’en mets, je serai interpellée tous les deux mètres. Parfois, ils le font devant mon copain. Certains disent juste T’es belle mais même ça, cela me met mal à l’aise, tant c’est répétitif... » rapporte la trentenaire, qui a « envie de déménager à cause de ça ».
« Mettre une jupe, c’est déjà un acte militant en soi »
L’association de femmes Les Résilientes, qui se bat contre toutes les formes d’injustice, se félicite des engagements de la ville de Saint-Denis sur le sujet. « Dire que c’est un peu compliqué, c’est un euphémisme. Le harcèlement de rue est prégnant, déplore Rachida, la fondatrice. C’est devenu infernal. Quel que soit l’âge ou la typologie, toutes y passent. Dans certains quartiers, c’est impossible de circuler quand on est une femme. Mettre une jupe, c’est déjà un acte militant en soi. »
En mai, une adolescente adhérente lui a demandé si elle pouvait lancer une réflexion sur la place des femmes dans la rue, en lui disant : « Là, c’est plus possible ! » Car ces interpellations régulières se répercutent sur l’attitude des habitantes dans l’espace public. « Elles marchent vite, tête baissée, comme si elles étaient toujours pressées », observe Rachida. Amel quitte souvent sa « place » à cause d’un homme. Anima, elle, adapte son trajet afin de contourner les groupes.
Mais s’attaquer au sujet est parfois complexe. L’aborder vaut à certaines associations d’être taxée de « stigmatisantes » et « racistes ». « Ici, il y a des cafés, où les femmes ne rentrent jamais. On a essayé de labelliser des établissements en 2016 pour qu’ils soient accueillants pour les femmes. On s’était confronté à une hostilité », se souvient Sonia, du collectif Sacàmain, qui œuvre sur ces questions.
En 2019, Sonia a subi une agression dans le centre-ville. À la sortie du Carrefour, un homme a glissé sa main entre ses cuisses sous sa robe. « J’ai hurlé pour qu’on lui coure après. J’ai été doublement blessée parce que tous les hommes présents se sont mis à rire en me regardant. Ils s’esclaffaient en se tapant sur les cuisses », relate la sexagénaire. Sous le choc, elle avait été hospitalisée.
22 outrages sexistes judiciarisés en 2020
Pour lutter contre les agressions verbales ou physiques, la mairie a installé des caméras dans les endroits où des groupes ont été localisés. « Les agents pourront repérer à l’œil le harcèlement de rue. On a aussi des effectifs supplémentaires de policiers, qui peuvent intervenir en demandant aux groupes de bouger quand ils n’ont rien à faire là ou quand certains sont alcoolisés », détaille Oriane Filhol.
Depuis 2018, l’outrage sexiste est passible d’une amende de 750 à 1500 euros. Dans les faits, peu de femmes y ont recours. « On sait qu’on ne sera pas forcément bien accueillie dans un commissariat sur ça », glisse une femme. Depuis le 1er janvier 2020, 22 outrages sexistes ont néanmoins fait l’objet d’une procédure judiciaire, en Seine-Saint-Denis. En comparaison, Paris en compte 81.
À Saint-Denis, la mairie mise sur la prévention en triplant le budget dédié aux cours contre le sexisme dans les écoles. « On pensera aussi l’aménagement des nouveaux quartiers, en tenant compte de la place des femmes, et on fera labelliser les établissements, qui favorisent la mixité en incitant les clientes à venir », prévoit l’élue, en soulignant que le sujet n’est plus éludé en politique depuis la naissance du mouvement #MeToo en 2017.
En septembre prochain, les Journées du patrimoine de la ville seront d’ailleurs consacrées à la place des femmes dans l’espace public. Et la municipalité de Saint-Denis s’est engagée à ce que toutes les nouvelles rues prennent le nom d’une femme.