Une telle dualité trouve à s’appliquer avec une acuité particulière à la question de l’éthique du fonctionnaire. L’éthique constitue en effet un concept fuyant, distinct de la morale en ce qu’il relève fondamentalement de l’individuel – le regard de soi sur soi dont parle Paul Ricoeur. A cet égard, le fonctionnaire, c’est-à-dire organiquement l’agent lié par une relation statutaire à la puissance publique, territoriale, hospitalière ou d’Etat, est soumis à des exigences contradictoires. Il est en effet tenu, à une ethique professionnelle et à l’obéissance de façon d’autant plus cruciale qu’il est le moyen privilégié par lequel la puissance publique déplore son action d’intérêt général. Parallèlement, une éthique citoyenne, qui pourrait entrer en conflit avec ses obligations professionnelles, lui est également d’autant plus exigible qu’il participe de l’action publique. Cette tension, si classique soit-elle, a pu trouver un équilibre par l’incorporation, dans la loi, de principes, sinon ethiques – car le caractère subjectif du concept semble lui interdire une telle généralisation – de nature du moins à faire de sorte que l’obéissance à la loi et à l’administration puisse rejoindre l’action ethique. Pourtant, un tel équilibre semble aujourd’hui remis en cause, comme semble le révéler la multiplication récente de lois de moralisation, de transparence ou de déontologie. Cette tendance trahit autant une nouveau contexte social qui donnerait, en retour à la défiance, le primat à l’éthique citoyenne, que certaines difficultés de la répression, corrolaire naturel de l’incorporation de l’éthique par le droit. A cet égard, repenser l’éthique du fonctionnaire invite à trouver, au premier chef par la déontologie, de nouvelles manières de rapprocher le droit des fonctionnaires de l’éthique que de redéfinir le sens de leur responsabilité, qui ne saurait être que disciplinaire ou pénale.
Les exigences contradictoires qui pèsent sur le fonctionnaire dans son rapport à l’éthique semblaient avoir trouvé un équilibre satisfaisant par l’incorporation, fragile, de l’éthique au droit des fonctionnaires (I). La remise en cause d’un tel équilibre, tant par le resserement des impératifs citoyens qui touchent le fonctionnaire que des défaillances dans la repression des manquements invitent à redéfinir de nouvelles manières d’intégrer au droit l’exigence ethique (II).
Le fonctionnaire est soumis à un double impératif éthique, lié à sa position particulière, d’obéissance à l’administration, et dépositaire d’une certaine vertu publique, lesquels peuvent entrer en tension. (I.A) L’administration suppose en effet l’obéissance du fonctionnaire, de façon d’autant plus impérative qu’elle vise à des fins d’intérêt général. Cette nécessité renvoie d’une part au principe de continuité du service public dont la valeur constitutionnelle a été consacrée par une décision Droit de Grève à l’ORTF de 1979, du Conseil constitutionnel et l’arrêt Deahene du Conseil d’Etat de 1950. Elle se perçoit en second lieu dans l’existence, même sans texte, du recours hiérarchique (CE, 1950, Quéralt) : ainsi, un fonctionnaire n’est ni recevable à contester une décision de son supérieur prise dans l’exercice de ce pouvoir (CE, 1956, Caisse d’Assurance Maladie de Normandie) que des mesures portant réorganisation du service, sauf si est en cause un droit lésé (CE, Assemblée, 1952, Narbonne). Elle se manifeste enfin dans le pouvoir disciplinaire de sanction dont dispose l’administration, soumis toutefois au contrôle normal du juge (CE, 2013, Dahan). Pourtant, la spécificité du fonctionnaire est également sa proximité avec la chose publique, qui rend nécessaire de sa part un comportement qui correspond davantage à une certaine ethique citoyenne. La décision Lagneur est topique d’une telle tendance qui invite le fonctionnaire à se départir d’une conception trop rigide de la hiérarchie et de ses contraintes, dans des circonstances exceptionnelles qui interdisaient de se prévaloir d’une légalité seulement formelle. Toutefois, la décision du Conseil d’Etat de 1944 fait bien référence à « un acte manifestement illégal », ce qui semble interdire au fonctionnaire de se comporter en objecteur de conscience. L’article 40 du Code de Procédure Pénale semble en revanche parfaitement manifester cette spécificité du fonctionnaire comme dépositaire d’une certaine ethique citoyenne : tout fonctionnaire doit transmettre au Procureur de la République les faits constitutifs d’un délit dont il a connaissance. Dans un autre ordre d’idée enfin, le fonctionnaire ne peut se voir reprocher d’avoir agi par ethique : n’est ni de nature à engager la responsabilité de l’Etat ni susceptible de justifier une sanction disciplinaire la décision, pour un service hospitalier, de sauver une patiente témoin de Jehovah qui s’opposait à sa transfusion sanguine. (CE, 2002, Mme Sennayake) La possibilité du conflit entre ces différents aspects de l’éthique a présidé, de façon certes fragile compte tenu de la subjectivité de l’éthique, à en intégrer certains principes dans la loi. (I-B) Le statut des fonctionnaires du 13 juillet 1983, en son article 26 notamment, vient clarifier et synthétiser ce que la coutume et la jurisprudence avaient dégagé : ainsi en est-il du devoir de neutralité professionnelle, reconnu de longue date par la jurisprudence (CE, 1912, Allé Bouteyre). Toutefois, de telles consécrations par la loi n’ont pas systématiquement pour effet d’être mieux appréhendées par les fonctionnaires, compte tenu de leur définition souvent sommaire : ainsi le Conseil d’Etat a-t-il pu estimer, à l’inverse de la Cour d’appel administrative, que la divulgation sur un blog d’informations privées relatives à la police justifiait bien la sanction prise par le centre de gestion de la fonction publique territoriale (CE, 2017, CGFPT de Belfort). Il en va également de l’impératif de probité ; le Conseil d’Etat ayant jugé que ne pouvait entraîner le refus d’admission au concours de l’ENM une condamnation pour conduire en état d’ivresse (CE, 2013, Mme B), mais que participait bien de cette exigence l’interdiction d’être rémunéré personnellement (CE, 1936, Les armateurs français) Le resserement récent des exigences pesant sur les fonctionnaires a également pu chercher à faire concorder ethique et légalité. La loi du 12 mars 2012, codifiée aux articles L-231 et suivants du Code de justice administrative, a par exemple strictement encadré les modalités d’affectation des magistrats administratifs, notamment par rapport à leurs fonctions électives antérieures. De façon plus générale, les lois Sapin I et Sapin II, de 1993 et 2016, ont notamment cherché à encadrer les pratiques dites de «pantouflage» par l’intervention d’une commission spécialisée qui rend un avis sur chaque projet de départ.
Face à l’ambiguité de l’exigence ethique du fonctionnaire, la loi a cherché à encadrer le choix ethique individuel en le faisant concorder, non sans difficultés, avec la légalité. Aujourd’hui, devant le nouveau sens que prend l’impératif ethique et les faiblesses de la répression des manquements, la redéfinir passe par un approfondissement de la déontologie et une réflexion sur le sens de la responsabilité du fonctionnaire.
La défiance face aux nouveaux modes de l’action publique, le resserement des exigences d’ethique citoyenne et les faiblesses des modes actuels de répression remettent en cause les équilibres dessinés. (II – B) D’une part, la question de la multiplication des autorités administratives indépendantes, constitutionnellement consacrée (CC, 1989, Liberté de Communication) fait courir la crainte de nouvelles situations alimentant la défiance des citoyens. Ainsi, les autorités de régulation, souvent chargées de la gestion des infrastructures nécessaires à la bonne marche de la concurrence sur un marché nouvellement ouvert, alimentent le risque de conflits d’intérêts, en raison des multiples allers et retours de leurs membres entre privé et public. Si la loi du 20 janvier 2017 relative aux autorités administratives indépendantes, encadre certaines de leurs pratiques et les conditions de leur activité, elle ne semble pas avoir empêché la survenue de comportements répréhensibles. Cela est lié à la question de la répression de certains comportements contraires à une certaine ethique : à ce titre, la répression pénale du conflit d’intérêts est particulièrement lourde et présente la particularité de ne requérir, pour son application, aucun élément moral ou intentionnel : ainsi le juge administratif a-t-il appliqué le code penal et son article 432 en refusant la nomination d’un fonctionnaire qui aurait pour effet de le placer dans une telle situation (CE, 1996, Société Lambada). En dépit de sa sévérité, la répression pénale demeure sous-utilisée, ce qui pose la question de la légitimité à poursuivre la tendance de concordance de l’éthique et de la loi si son corrollaire naturel, la sanction, reste peu appliquée. Enfin, certaines situations nouvelles semblent révéler un nouvel équilibre entre l’ethique citoyenne et professionnelle, au détriment de la dernière. La question des lanceurs d’alerte semble en effet tout particulièrement mettre en conflit ces deux exigences, ce dont semble témoigner l’incertitude de la jurisprudence de la CEDH, qui en admet la légalité (CEDH, 2008, Guja c/ Moldavie) tout en l’entourant de conditions telles que cette possibilité doive demeurer subsidiaire (CEDH, 2012, Ruzōvy Panter). Ces trois tendances, qui semblent redéfinir le lien entre le fonctionnaire et l’éthique, invitent à trouver de nouvelles façons de faire coincider le droit et l’éthique et à repenser la responsabilité du fonctionnaire face à ses manquements. D’une part, le développement de la déontologie, en particulier à la suite des lois du 11 octobre 2013 et du 20 avril 2016, qui introduit notamment un référent déontologique et élargit le champ d’action de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, constituent une piste en ce qu’elle est un compromis entre la sanction par la loi de l’éthique et la seule responsabilité individuelle : à cet égard, le développement de guides, de référentiels de bonnes pratiques semble approprié face aux lacunes d’une approche seulement répressive. L’appropriation de ces nouvelles exigences est en effet fondamentale et si l’ethique ne se décrète pas, tout semble indiquer qu’elle peut s’orienter, en particulier lorsqu’est de bonne foi le fonctionnaire : la Cour des Comptes indique ainsi, dans son rapport d’activité, que les condamnations pour gestion de fait sont le plus souvent liées à de simples méconnaissances du droit applicable. D’autre part, il semble essentiel de clarifier le droit relatif aux obligations des fonctionnaires liées aux lancements d’alerte. La loi dite Sapin II lui apporte certes un cadre, mais paraît encore donner à l’ethique professionnelle, un primat considérable qui ne parait pas entièrement justifié par la nécessité de ne pas entraver l’action administrative : la directive proposée par le Conseil et le Parlement Européen constitue à ce propos une piste intéressante Enfin, il est souhaitable, à terme, de redéfinir ce que signifie, pour un fonctionnaire, être responsable. Alors que la loi organique relative aux finances publiques du 1er aout 2001 souhaitait responsabiliser davantage les fonctionnaires, ses logiques gagneraient à être approfondies.
L’éthique du fonctionnaire ne saurait ainsi uniquement être de la responsabilité de la loi ou du fonctionnaire seul. Elle constitue un impératif de premier plan mais ne saurait conduire à ce que le fonctionnaire seul porte le lourd poids de la confiance et la responsabilité d’une certaine défiance citoyenne.
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