C’est le Mawlid-al-Nabi, la fête d’anniversaire du Prophète, le 12 Rabia al-Awal 1213 selon le calendrier de l’hégire, le 23 août 1798 pour l’armée française et son général Bonaparte. La fête fut établie au Caire par les Fatimides huit siècles plus tôt, mais les chefs musulmans du Caire occupé ne sont pas d’humeur à festoyer. Napoléon juge l’occasion bonne de soigner ses relations avec le peuple égyptien et insiste pour financer les réjouissances.
La mosquée Al-Azhar est allumée par mille lampes, Napoléon s’y rend en compagnie des oulémas, s’assoit au milieu d’eux lorsqu’ils chantonnent des versets coraniques en l’honneur du Prophète. Dehors, les pirouettes de derviches soufis à moitié nus côtoient le défilé des soldats français en tenue d’apparat et les chants des musulmans se mêlent aux airs martiaux de la fanfare. Comme le fait ironiquement remarquer un officier : « L’artillerie française salua Mahomet. » Napoléon, le « grand sultan », préside les festivités et se déclare le protecteur de toutes les religions. On lui décerne le nom d’« Ali Bonaparte ».
Napoléon avait débarqué près d’Alexandrie le 1er juillet à la tête d’une armée de plus de 50 000 hommes : c’était la première expédition française en dehors de l’Europe depuis la Révolution, inauguration d’une nouvelle ère coloniale. L’effet de surprise a permis de prendre Alexandrie rapidement. L’armée se met en marche vers le sud et le 21 juillet, à la bataille des Pyramides, vainc les Mamelouks, qui gouvernaient l’Egypte sous l’autorité (théorique) du sultan ottoman. A la suite de cette défaite, les Mamelouks se retirent en Haute-Egypte, laissant Le Caire aux Français. Le 24 juillet, Napoléon entre dans la capitale et y établit son quartier général.
« Ali Bonaparte »
L’armée française contrôle Le Caire et le delta du Nil, mais pour rester maître de l’Egypte, il faut rallier le peuple égyptien. Déjà, le 18 août 1798, il y eut la fête de la crue du Nil, que les Egyptiens célébraient depuis l’Antiquité : Napoléon se mit au centre des festivités, comme l’avaient fait tant de pharaons, sultans et autres dirigeants du pays du Nil. Puis l’anniversaire du Prophète le 23 août. Et le 22 septembre, la fête de la République, marquant le sixième anniversaire de la République française. C’est à cette occasion que Napoléon conçoit un drapeau national pour l’Egypte française : un drapeau tricolore frappé d’un passage du Coran.
Napoléon voulait donc que l’Egypte française soit une sorte de république islamique. Quelques jours après la fête du Prophète, il écrivit au cheikh El-Messiri, président du divan d’Alexandrie [conseil administratif] : « J’espère que le moment ne tardera pas où je pourrai […] établir un régime uniforme, fondé sur les principes de l’Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes. » Au chérif de La Mecque, avec qui il cherchait alliance, il affirme : « Nous sommes les amis des musulmans et de la religion du Prophète ; nous désirons faire tout ce qui pourra vous plaire et être favorables à la religion. »
Napoléon conçoit un drapeau national pour l’Egypte française : un drapeau tricolore frappé d’un passage du Coran
Il lit ostensiblement le Coran. Il tente de séduire les oulémas, l’élite religieuse du Caire, leur demande d’expliquer des passages du Coran. Il fait de ces oulémas les membres de son divan à qui il délègue le gouvernement de l’Egypte. Il exige qu’ils portent la cocarde tricolore. Il fait ébruiter la rumeur qu’il serait prêt à se convertir. Comme ironise l’historien Juan Cole : « Les jacobins français, qui avaient célébré le culte de la raison à Notre-Dame de Paris, envahi et soumis le Vatican, étaient en train de créer la première république islamique moderne au monde ! »
Article réservé à nos abonnés Lire aussi L’exposition « Napoléon » à Paris écorne le mythe Bonaparte en présentant deux actes officiels sur l’esclavage
En même temps, il souhaite importer les Lumières d’Europe en Egypte. L’équipe de scientifiques qu’il avait embarquée au sein de son armée était venue pour étudier l’Egypte, mais aussi pour y apporter la science et la culture européennes. Il fonde l’Institut d’Egypte, dont la bibliothèque ouvre ses portes à l’élite intellectuelle cairote : si certains oulémas rechignent à feuilleter des livres d’infidèles, Abd al-Rahman al-Jabarti, qui a laissé une chronique de l’occupation française d’Egypte, est fasciné par les instruments astronomiques et par les livres en sciences naturelles et en histoire. Il y converse avec des chercheurs qui étudient le Coran et l’histoire de l’islam : « Ils étaient de grands érudits et ils aimaient les sciences, surtout les mathématiques et la philologie. » Le rêve de Napoléon est de faire de l’Egypte française la tête de pont pour un Orient des Lumières, pour y apporter le progrès et la science, pour augmenter la gloire et la richesse de la France, et pour damer le pion aux Anglais.
Mais ce rêve se brise contre les réalités d’une résistance vive à cette première conquête coloniale française en terre d’islam. Le 21 octobre 1798, une révolte éclate dans les rues du Caire. Napoléon y oppose une répression féroce et n’hésite pas à pilonner la mosquée Al-Azhar où une partie de la population espérait trouver refuge. Après quatre jours d’effusion de sang, les rebelles capitulent : l’armée française aurait perdu 800 hommes et aurait tué 5 000 ou 6 000 Egyptiens.
Napoléon, nouveau Mahomet
A la suite de cette révolte, le général met les Egyptiens sur leurs gardes ; leur résistance serait vouée à l’échec : « Aucun pouvoir humain ne peut rien contre moi. Mon arrivée de l’Occident sur les bords du Nil a été prédite dans plus d’un passage du Coran. Un jour tout le monde en sera convaincu. » Napoléon tente une conquête en Palestine et en Syrie, mais l’alliance des Mamelouks de la Haute-Egypte, des Ottomans et des Anglais met fin à ces rêves d’empire musulman républicain en Orient. Le 23 août 1799, Napoléon quitte l’Egypte pour revenir en France et préparer le coup d’Etat du 18 brumaire.
L’islam serait tout ce que le catholicisme n’est pas : iconoclaste, anticlérical, égalitaire, rationnel, dans un mot, républicain
Napoléon semble avoir cru que l’islam des oulémas était un monothéisme pur, proche du déisme des philosophes des Lumières. Il espérait donc que quelques déclarations rassurantes de son admiration pour le Prophète et le Coran pourraient convaincre les théologiens du Caire à l’accepter comme musulman, même comme une sorte de nouveau Mahomet.
Il semble avoir conçu cette idée sur L’Orient, le navire qui l’amena en Egypte. Il avait embarqué avec lui le Coran, dans la nouvelle traduction de Claude-Etienne Savary [1750-1788]. Dans la préface de sa traduction, Savary dressait le portrait d’un Mahomet présenté comme « un de ces hommes extraordinaires qui, nés avec des talents supérieurs, paraissent de loin en loin sur la scène du monde pour en changer la face et pour enchaîner les mortels à leur char. » Son Mahomet était un tacticien militaire brillant, un orateur hors pair qui savait motiver ses troupes, un sage législateur.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Voltaire, premier islamo-gauchiste de l’histoire ?
Nombre d’Anglais aux XVIIe et XVIIIe siècles avaient déjà dépeint le prophète de l’islam comme un réformateur religieux cherchant à rétablir un monothéisme pur et rationnel qui jeta les bases d’une société égalitaire, républicaine. C’est aussi le point de vue d’Henri de Boulainvilliers, dont la Vie de Mahomet (publié de façon posthume en 1730) est une diatribe à peine déguisée contre l’Eglise catholique : Mahomet aurait aboli la superstition, le culte des saints, le pouvoir des clercs. L’islam serait tout ce que le catholicisme n’est pas : iconoclaste, anticlérical, égalitaire, rationnel, dans un mot, républicain.
Pour Emmanuel Pastoret, le Coran annonce « les vérités les plus sublimes du culte et de la loi morale » et définit l’unité de Dieu avec une « admirable concision » (Zoroastre, Confucius et Mahomet : comparés comme sectaires, législateurs, et moralistes ; avec le tableau de leurs dogmes, de leurs lois & de leur morale, 1787). L’historien britannique Edward Gibbon affirme que « le Coran est un glorieux témoignage de l’unité de Dieu » (Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, tome 5, 1788) ; sa doctrine était proche pour lui du déisme des philosophes.
Napoléon avait-il vraiment le projet de se convertir à l’islam ? Ou au contraire, n’était-ce que calcul cynique ?
C’est cette lecture du Coran et de l’islam qui fit penser à Napoléon que les idéaux des philosophes et les doctrines des oulémas étaient semblables. Mais là où certains auteurs des Lumières ont vu, dans l’islam des origines, une religion naturelle et rationnelle qui favorisait une société égalitaire, Napoléon a retenu au contraire la figure du Prophète conquérant et législateur, le grand homme qui façonne l’histoire. Il rêve d’être un nouveau Mahomet.
Le rêve d’une Egypte française, républicaine et islamique
Aujourd’hui, ce rêve d’une Egypte française, républicaine et islamique nous paraît saugrenu. Napoléon se prenait-il pour un nouveau Mahomet ? Avait-il vraiment le projet de se convertir à l’islam ? Ou au contraire, n’était-ce que calcul cynique, sans aucun respect réel ni pour le Prophète, ni pour le Coran, ni pour les théologiens musulmans ? Le 16 août 1800, le consul Bonaparte explique au Conseil d’Etat : « C’est en me faisant catholique que j’ai gagné la guerre en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Egypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon. »
Une des dames de la cour impériale, Mme de Rémusat, rapporte que l’empereur lui confie les sentiments qu’il a éprouvés pendant la traversée vers l’Egypte : « Je créais une religion, je me voyais sur le chemin de l’Asie parti sur un éléphant, le turban sur ma tête, et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. » Henri IV a dit que Paris vaut bien une messe, rappelle-t-il ; la conquête de l’Orient justifierait bien la conversion à l’islam. A la fin de sa vie, exilé sur l’île de Sainte-Hélène, il écrit ses Mémoires, dont les Campagnes d’Egypte et de Syrie, où il fait les louanges du Prophète, si mal compris en Europe. « La religion de Mahomet est la plus belle, affirme-t-il à son compagnon d’exil Gaspard Gourgaud, elle est moins ridicule que la nôtre. »
Henri IV a dit que Paris vaut bien une messe, rappelle-t-il ; la conquête de l’Orient justifierait bien la conversion à l’islam
Dans ses Mémoires, Napoléon évoque parfois un roi français qui avait envahi l’Egypte plus de cinq siècles plus tôt : Saint Louis. Il se vante d’être meilleur stratège que le roi croisé, et se targue surtout de se montrer en ami des musulmans et de l’islam, et non pas en ennemi fanatisé. Si tant de conquérants européens avaient affirmé vouloir christianiser les territoires qu’ils subjuguaient, Napoléon est le premier à vouloir y apporter les Lumières et les idées républicaines de la Révolution. Non pas sans son lot de paradoxes : il souhaite libérer les Egyptiens des Mamelouks en réprimant dans le sang leurs révoltes ; il cherche à leur inculquer les valeurs républicaines tout en les soumettant à un culte de sa propre personne – et en acceptant des esclaves en cadeaux.
Lire aussi Comment Hitler a pillé le trésor de guerre de Napoléon
Cette conquête éphémère n’est pas sans conséquence. Le retrait français laisse l’Egypte dans le chaos, dont émergera un nouvel homme fort, Muhammad Ali, qui voit en Napoléon à la fois un repoussoir et un modèle : il envoie les jeunes espoirs cairotes se former en France, rejette les puissances européennes tout en s’inspirant d’eux pour l’organisation de l’armée et du fonctionnariat, l’établissement de l’imprimerie, le renouvellement des institutions éducatives.
Une trentaine d’années après l’échec de l’Egypte, la France se lance dans une nouvelle conquête en Afrique du Nord, celle de l’Algérie. Avec la même contradiction entre les idéaux affichés et la brutalité pratiquée, qui mène l’intellectuel algérien Hamdan Khodja à dénoncer « le joug de l’arbitraire, de l’extermination et tous les fléaux de la guerre, et toutes ces horreurs commises au nom de la France libre ».
A l’heure du bicentenaire de la mort de Napoléon, une année marquée par des polémiques sur l’islam en France et sur notre héritage colonial, le rêve mahométan de Napoléon nous questionne, nous mettant devant ses contradictions… et devant les nôtres.
Ils aiment Napoléon quand ils veulent les gauchistes c'est incroyable
"John Tolan est professeur d’histoire à l’université de Nantes, membre de l’Academia Europæa et auteur de Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident (Albin Michel, 2018)."
mec louche, pietre article
Merci le first
Applaudissez le pour une fois c'est pas un first trolleur
Le first qui nous apporte des informations normalement inncassesible
Machallah, Napoléon a toujours était un fervent musulman qu’Allah Lui fasse Miséricode et qu’il nous fasse rejoindre ce frère inchallah qui a bâti la France pays d’Allah.
Le 05 avril 2021 à 04:23:31 :
Ils aiment Napoléon quand ils veulent les gauchistes c'est incroyable
Ca alors, des gens qui ne gobent pas tout cru la vénération d'une idole et qui savent avoir une opinion nuancée à son sujet. Changez rien
le comportement de Bonaparte en Orient vis à vis de l'Islam relève de la politique et non de la spiritualité.
Lecteur de Volney (un orientaliste), Bonaparte connaissait bien les prédictions alarmiste de ce dernier sur ce plan là :
"Pour nous approprier l'Egypte, il faudra soutenir trois guerres [celles contre les Turcs et les Anglais]
La troisième enfin, de la part des naturels de l'Egypte, et celle-là, quoiqu'en appence la moins redoutable, serait en effet la plus dangereuse. L'on ne compte de gens de guerre que six ou huit mille Mamlouks ; mais si des Francs, si ennemis de Dieu et du Prophète osaient y débarquer, Turcks, Arabes, paysans, tout s'armerait contre eux ; le fanatisme tiendrait lieu d'art et de courage, et le fanatisme est toujours un ennemi dangereux ; il règne encore dans toute sa ferveur en Egypte ; le nom des Francs y est en horreur, et ils ne s'y établiraient que par la dépopulation."
(Guerre d'Orient. Campagnes de Égypte et de Syrie, 1798-1799. Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon dictés par lui-même à Sainte-Hélène, et publiés par le général Bertrand)
Dès le départ, Bonaparte a joué sur cette corde sensible :
Proclamation du 21 juillet 1798 :
"Faites connaître au peuple que, depuis que le monde est monde, il était écrit qu'après avoir détruit les ennemis de l'islamisme, fait abattre les croix, je viendrais du fond de l'Occident remplir la tâche qui m'a été imposée. Faites voir au peuple que, dans le saint livre du Koran, dans plus de vingt passages, ce qui arrive a été prévu, et ce qui arrivera est également expliqué.
[...]
Je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne ; mais un jour viendra que tout le monde verra avec évidence que je suis conduit par des ordres supérieurs et que tous les efforts humains ne peuvent rien contre moi. heureux ceux qui, de bonne foi, sont les premiers à se mettre avec moi !"
A noter que s'il opta pour ces méthodes pour s'attacher les Orientaux (sans véritable réussite d'ailleurs ; il tenta par la suite l'arabisme, mais c'est une autre histoire...).
A Sainte-Hélène, face à Bertrand, Napoléon a assez bien expliqué sa position :
"Les politiques qui avaient le mieux observé le génie des peuples de l'Egypte, regardaient la religion comme le principal obstacle à l'établissement de l'autorité française.
[...]
Maîtres d'Alexandrie et du Caire, vainqueurs à Chobrakhit et aux Pyramides, la position des Français était incertaine. Ils n'étaient que tolérés par les fidèles qui, étourdis par la rapidité des évènements, avaient fléchi devant la force, mais qui déjà déploraient ouvertement le triomphe des idôlatres, dont la présence profanaient les eaux bénies. Ils gémissaient de l'opprobe qui rejaillissait sur la première clef de la sainte Kaaba ; les imans récitaient avec affectation les versets du Coran les plus opposés aux infidèles.
Il fallait arrêter la marche de ces idées religieuses ; ou l'armée, malgré ses victoires, était compromise. Elle était trop faible, trop dégoûtée pour qu'il fût possible de soutenir une guerre de religion.
[...]
Il fallait se rembarquer ou se concilier les idées religieuses, se soustraire aux anathèmes du Prophète, ne pas se laisser mettre dans les rangs des ennemis de l'islamisme ; il fallait convaincre, gagner les muphtis, les ulémas, les schérifs, les imams, pour qu'ils interprétassent le Coran en faveur de l'armée."
(Guerre d'Orient. Campagnes de Égypte et de Syrie, 1798-1799. Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon dictés par lui-même à Sainte-Hélène, et publiés par le général Bertrand )
De la même manière, il confiait à Roederer (Mémoires) :
"C'est en me faisant catholique que j'ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte ; en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de j***, je rétablirais le temple de Salomon."
Cette légende voulant que Bonaparte se soit converti à l'Islam lors de la campagne d'Egypte est ancienne. Ainsi, il la combattit à Sainte-Hélène devant O'Meara (Napoléon en exil) :
« Le docteur a dit que j'étais devenu mahométan en Egypte. Il n'en est rien ; je n'ai jamais suivi aucun des usages prescrits par cette religion ; je n'ai jamais fait de prières dans les mosquées ; je ne me suis point abstenu de vin, ni ne me suis fait circoncire. Je me suis contenté de dire que nous étions les amis des musulmans, ce qui était vrai ; et que je respectais leur prophète, ce qui était vrai aussi ; je le respecte encore. J'ai voulu que les imans lisent des prières pour moi dans les mosquées , afin de me faire plus respecter par le peuple qu'il ne le faisait , et pour qu'il m'obéît plus volontiers. Les imans répondirent qu'il y avait un grand obstacle à ce que je demandais, parce que leur prophète, dans le Coran, leur avait défendu expressément de respecter les infidèles, de leur obéir et de leur tenir la parole donnée, et que je passais pour infidèle. Je leur enjoignis alors de se consulter, et de voir ce qu'il était nécessaire de faire pour devenir musulman, attendu qu'il y avait dans leur religion des préceptes que nous ne pouvions pas suivre ; que quant à la circoncision , Dieu nous en avait rendus incapables ; que quant au vin, nous étions d'un tempérament froid, et que nous ne pouvions exister sans en boire ; et que, par conséquent, nous ne pouvions ni nous faire circoncire , ni nous abstenir de vin.
Ils se consultèrent, et environ trois semaines après, ils rendirent un fetham qui déclarait que l'on pouvait se dispenser de la circoncision ; que quant à boire du vin, les musulmans pouvaient en boire, mais que ceux qui en buvaient n'iraient pas dans le paradis, mais en enfer. J'ai répondu que cela ne pouvait me convenir , que nous n'avions pas besoin de nous faire musulmans pour aller en enfer, qu'il y avait d'autres moyens d'y aller sans venir en Egypte; et je leur enjoignis de se consulter de nouveau. Après en avoir délibéré et s'être chamaillés les uns avec les autres, ils décidèrent enfin qu'on pouvait se faire musulman sans se faire circoncire , ni s'abstenir de vin ; mais qu'il fallait faire de bonnes œuvres en proportion du vin qu'on buvait. Je leur dis alors que nous étions tous musulmans et amis du prophète, ce qu'ils crurent volontiers, attendu que les soldats français n'allaient point à la messe et n'avaient pas de prêtres avec eux : car il faut que vous sachiez que, pendant la révolution , l'armée française n'avait pas de religion. Menou , au contraire , s'est réellement fait musulman , et ce fut la raison pour laquelle je le laissai en arrière. »
On retrouve de nombreuses similitudes dans ses dictées à Bertrand :
« Le cheik El-Cherqâouy, le chef des ulemas de Gâma el-Azhar, prit la parole et dit, après s'être longtemps recueilli : « Vous voulez avoir la protection du Prophète, il vous aime; vous voulez que les Arabes musulmans accourent sous vos drapeaux, vous voulez relever la gloire de l'Arabie, vous n'êtes pas idolâtre. Faites-vous Musulman : 100,000 Egyptiens et 100,000 Arabes viendront de l'Arabie, de Médine, de la Mecque, se ranger autour de vous. Conduits et disciplinés à votre manière, vous conquerrez l'Orient, vous rétablirez dans toute sa gloire la patrie du Prophète. » Au même moment ces vieilles physionomies s'épanouirent. Tous se prosternèrent pour implorer la protection du ciel. A son tour le général en chef fut étonné. Son opinion invariable était que tout homme doit mourir dans sa religion. Mais il comprit promptement que tout ce qui serait un objet d'entretien et de discours sur ces matières serait d'un bon effet. Il leur répondit : « Il y a deux grandes difficultés qui s'opposent à ce que moi et mon armée.puissions nous faire Musulmans : la première est la circoncision, la seconde est le vin. Mes soldats en ont l'habitude dès l'enfance, je ne pourrai jamais leur persuader d'y renoncer. » Le cheik El-Mohdi proposa de permettre aux soixante cheiks de Gâma el-Azhar de poser la question publiquement et de délibérer sur cet objet. Le bruit se répandit bientôt dans toutes les mosquées que les grands cheiks s'occupaient nuit et jour à instruire des principes de la loi le sultan El-Kebir et les principaux généraux, et que même ils discutaient un fetfa pour faciliter, autant que cela serait possible, un si grand événement. L'amour propre de tous les Musulmans fut flatté, la joie fut générale. Il se répandit que les Français admiraient Mahomet, que leur chef savait par cœur le Coran, qu'il convenait que le passé, le présent, l'avenir étaient contenus dans ce livre de toute sagesse, mais qu'il était arrêté par la circoncision et la défense du Prophète de boire du vin. Les imams, les muezzins de toutes les mosquées furent, pendant quarante jours, dans la plus vive agitation. Mais cette agitation était tout à l'avantage des Français : déjà ils n'étaient plus des infidèles. Tout ce que le Prophète avait dit ne pouvait plus s'appliquer à des vainqueurs qui venaient déposer leurs lauriers au pied de la chaire de l'islamisme. Mille bruits se répandirent parmi le peuple. Les uns disaient que Mahomet lui-même avait apparu au sultan El-Kebir, qu'il lui avait dit : «Les Mameluks n'ont gouverné que par leurs caprices; je te les ai livrés. Tu sais et tu aimes le Coran; tu as donné le pouvoir aux cheiks, aux ulemas, aussi tout te réussit. Mais il faut achever ce que tu as commencé. Reconnais, professe les principes de ma loi : c'est celle de Dieu même. Les Arabes n'attendent que ce signal; je te donnerai la conquête de toute l'Asie.» Les discours et les réponses qu'on faisait faire au sultan El-Kebir variaient et se répandaient sous mille formes diverses. Il en profita pour insinuer que dans ses réponses il avait demandé un an pour préparer son armée, ce que Mahomet lui avait accordé; qu'il avait promis de construire une grande mosquée; que toute l'armée se ferait musulmane; et que déjà les grands cheiks El-Sadat et El-Bekry le considéraient comme tel.
Les quatre muftis portèrent enfin le fetfa rédigé et signé par eux. Il y était dit que la circoncision était une perfection; qu'elle n'avait pas été instituée parle Prophète, mais seulement recommandée; qu'on pouvait donc être Musulman et n'être pas circoncis; que, quant à la deuxième question, on pouvait boire du vin et être Musulman; mais que, dans ce cas, on était en état de péché et sans espoir d'obtenir les récompenses promises pour les élus. Napoléon témoigna sa satisfaction pour la solution de la première question; sa joie parut sincère. Tous ces vieux cheiks la partagèrent. Mais il exprima toute sa douleur sur la deuxième partie du fetfa. Comment persuader à des hommes d'embrasser une religion, pour se déclarer eux-mêmes réprouvés et s'établir en état de rébellion contre les commandements du ciel ? Les cheiks convinrent que cela était difficile, et dirent que l'objet constant de leurs prières, depuis qu'il était question de ces matières, avait été de demander l'assistance du Dieu d'Ismaël. Après un long entretien, où les quatre muftis ne paraissaient pas également fermes dans leur opinion, les uns ne voyant aucun moyen d'accommodement, les autres, au contraire, pensant que cela était susceptible encore de quelques modifications, le cheik El-Mohdi proposa de réduire le fetfa à sa première moitié, que cela serait d'un heureux effet dans le pays, qu'il éclairerait le peuple dont les opinions n'étaient pas conformes, et de faire de la deuxième partie une question qui serait soumise à une nouvelle discussion; peut-être pourrait-on consulter les cheiks et chérifs de la Mecque, quoiqu'ils parussent avoir une plus haute opinion de leur science et de leur influence sur l'Orient. Cet avis fut adopté. La publication du fetfa eut lieu dans toutes les mosquées; les imâms, après la prière du vendredi, où ils ont l'habitude de prêcher, expliquèrent le fetfa et parlèrent, unanimement, fort en faveur de l'armée française.
Le deuxième fetfa fut l'objet de vives et longues discussions et d'une correspondance avec la Mecque. Enfin, ne pouvant vaincre toutes les résistances ni tout concilier avec le texte et le commandement précis du Prophète, les muftis portèrent un fetfa par lequel il était dit que les nouveaux convertis pourraient boire du vin et être Musulmans, pourvu qu'ils rachetassent le péché par de bonnes œuvres et des actions charitables; que le Coran ordonne de donner en aumônes ou d'employer en œuvres charitables au moins le dixième de son revenu; que ceux qui, Musulmans, continueraient à boire du vin seraient tenus de porter ces aumônes au cinquième de leur revenu. Ce fetfa fut accepté et parut propre à tout concilier. Les cheiks, parfaitement rassurés, se livrèrent tout entiers au service du sultan El-Kebir, et ils comprirent qu'il avait besoin d'une année au moins pour éclairer les esprits et vaincre les résistances. Il fit faire les dessins, les plans et les devis d'une mosquée assez grande pour contenir toute l'armée, le jour où elle reconnaîtrait la loi de Mahomet. Dans ce temps, le général Menou embrassa publiquement l'islamisme. Musulman, il alla à la mosquée de Rosette. Il ne demanda aucune restriction. Cette nouvelle combla de joie toute la population de l'Egypte et ne laissa pas de doute sur la sincérité des espérances quelle concevait. Partout les cheiks prêchèrent que Napoléon, n'étant pas infidèle, aimant le Coran, ayant mission du Prophète, était un vrai serviteur de la sainte Kaaba. »
(Guerre d'Orient. Campagnes de Égypte et de Syrie, 1798-1799. Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon dictés par lui-même à Sainte-Hélène, et publiés par le général Bertrand)
sympa à lire, les mufti ne lui ont pas demandé de s'abstenir de manger du porc en tout cqs, ils étaient sans doute plus modérés qu'aujourd'hui
Le 12 avril 2021 à 13:00:44 :
sympa à lire, les mufti ne lui ont pas demandé de s'abstenir de manger du porc en tout cqs, ils étaient sans doute plus modérés qu'aujourd'hui
Sur un certain nombre de thématique, l'islam était un peu plus libérale que le christianisme Européen. Mais ça reste à nuancer hein
Titre putaclic + il voulait juste régner sur l'Egypte en devenant le héros local
C'était pour rallier les egyptiens même si au fond il admirait vraiment Mahomet