La première objection qu’on peut formuler vis-à-vis de cette affirmation c’est qu’avant le XIXe siècle le commerce avec les colonies, et les pays en dehors de l’Europe en général, ne représente qu’une faible part du commerce total des pays européens. En effet, si on se réfère aux chiffres donnés par l’historien Paul Bairoch, le commerce intra-européen représente dans les années 1790 environ 70 % du commerce total des pays européens, que ce soit pour les exportation et les importations. De plus le commerce extérieur ne représente qu’une faible part des activités des pays européens : environ 4 % de leur PNB total. Pour ce qui est des pays « maritimes » (Portugal, Provinces-Unies, et Grande-Bretagne) le commerce extérieur ne représente que 10 % à 12 % du produit national, et moins de la moitié de ces échanges concerne les pays en dehors de l’Europe.
Par ailleurs les profits tirés des investissements et du commerce réalisés dans les colonies n’étaient pas des « super-profits » avec des taux de rendements supérieurs aux sommes investies ailleurs (dans l’industrie ou dans la propriété foncière par exemple). Dés les années 1650 les prix du sucre, du poivre, du tabac, du café et du thé déclinent sur les marchés d’Amsterdam, Londres et Paris. En effet la forte concurrence entre marchands hollandais, français, anglais et portugais ne permettait pas le maintien de profits de monopole sur le commerce des produits coloniaux. De même pour la traite des esclaves. La légende selon laquelle les profits de la traite auraient été fabuleux a été réfutée depuis longtemps. Dans le cas de la traite anglaise (de loin la plus rentable) la rentabilité n’a jamais dépassé les 10 % (O. Pétré-Grenouilleau).
Ensuite c’est la révolution industrielle qui est à l’origine de la domination économique de l’Occident depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet avant la révolution industrielle l’écart de développement et de niveau de vie entre l’Europe et les autres continents ne dépassait pas les 20 %, voir était négligeable (chiffres de Paul Bairoch), c’est la révolution industrielle qui est la cause première de la domination économique de l’Occident. Il convient donc de voir dans quelle mesure la colonisation et le transfert de richesses des colonies vers l’Europe ont contribué au déclenchement de cette révolution industrielle.
Prenons le cas de l’Angleterre en pleine révolution industrielle. En 1785 les profits réalisés grâce au commerce en dehors de l’Europe représentent plus ou moins 6 millions de livres. L’historien britannique Patrick O'Brien a calculé qu’environ 30 % de ces profits ont été réinvestis, c’est à dire 15 % des dépenses totales d’investissement réalisées en 1785 (environ 10,3 millions de livres au total). Et ceci vaut pour tout le XVIIIe siècle. Patrick O’Brien conclu que « si l’économie britannique s’était trouvée empêchée de commercer avec la périphérie, les dépenses brutes annuelles d’investissement n’auraient pas diminué de plus de 7 pour 100. » Par ailleurs Paul Bairoch a calculé que la part du commerce extérieur dans la formation du capital industriel anglais ne dépasse pas les 6-8 %. Donc ce n’est pas l’exploitation des colonies ou des autres parties du monde qui a financé la révolution industrielle.
D’ailleurs il est intéressant de se concentrer sur l’Angleterre (car c’est en Angleterre que la révolution industrielle débute). En effet dans le domaine du grand commerce international l’Angleterre était en retard au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Pendant cette période le commerce international est largement dominé par les Provinces-Unies. C’est la prise de conscience de ce retard qui a conduit le parlement anglais à la promulgation des Navigation Acts en 1651 (ces Acts réservaient aux navigateurs anglais le commerce extérieur de l’Angleterre). Et il faudra attendre les années 1780 pour que l’importance du commerce par habitant de l’Angleterre dépasse celle des Provinces-Unies. Hors la révolution agricole et la révolution industrielle commencent respectivement dans les années 1680 pour la première et dans les années 1760 pour la seconde. Si le transfert de richesses des colonies vers l’Europe avait été nécessaire pour lancer le processus d’industrialisation, on peut donc se demander pourquoi ce n’est pas les Provinces-Unies qui sont entrées en premier dans la révolution industrielle, d’autant que ce pays partageait de nombreuses caractéristiques communes avec l’Angleterre.
Même chose pour la colonisation proprement dites : dans la première moitié du XVIIIe siècle ce n’est pas l’Angleterre qui possède l’empire colonial le plus étendu (c’est l’Espagne). D’ailleurs la possession des Indes aurait pu être un frein à l’industrialisation anglaise si le parlement britannique n’avait pas adopté les Calico Acts afin de protéger l’industrie textile anglaise de la concurrence des textiles indiens.
En fait c’est la révolution agricole le véritable déclencheur de la révolution industrielle en Angleterre, c’est à dire le transfert et la généralisation en Angleterre à la fin du XVIIe siècle des techniques agricoles de pointe hollandaises et flamandes. Et ce pour plusieurs raisons : la révolution agricole anglaise a stimulé la demande en fonte et en fer pour fabriquer les nouveaux outils et les nouvelles machines agricoles (comme le semoir) introduits à la fin du XVIIe siècle, pour améliorer et remplacer les outils qui existaient déjà (en effet avec l’augmentation du travail agricole provoqué par l’élimination de la jachère et l’amélioration de l’assolement les outils agricoles s’usent plus rapidement) et pour ferrer les chevaux (les bœufs sont petit à petit remplacés par les chevaux pour les travaux de labour). Cette hausse de la demande a provoqué une pénurie du charbon de bois qui permettait de fondre le minerai de fer (l’Angleterre était peu pourvue en forêts) et conduit à son remplacement par le coke (combustible fabriqué à partir de charbon de terre et qui fut le « moteur » de la révolution industrielle) et à la cascade d’innovations qui s’ensuivit dans le domaine de la sidérurgie (puddlage, soufflage mécanique de l’air, etc).
La révolution agricole a aussi été à l’origine d’une augmentation substantielle des profits agricoles ce qui a, entre autres, stimulé la demande textile et entraîné la mécanisation de l’industrie textile pour répondre à cette nouvelle demande ainsi que le remplacement de la laine et du lin par le coton (en effet la laine et le lin n’étaient pas adaptés pour le filage mécanique). Par ailleurs il faut insister sur le décalage entre le décollage démographique de l’Angleterre (seconde moitié du XVIIIe siècle) et la révolution agricole : ce décalage a provoqué une augmentation des salaires (nominaux et réels), donc une augmentation de la demande, et un renchérissement du coût de la main d’œuvre, ce qui a stimulé le recours à l’énergie mécanique.
Dernier élément essentiel : c’est la révolution agricole qui a fourni les capitaux nécessaires à la révolution industrielle. Les entrepreneurs de la première phase de la révolution industrielle, surtout dans les secteurs textiles et de la fabrication métallique, étaient en effet issus des classes paysanne et artisanale. De plus la valeur du capital par actif dans l’agriculture était largement supérieure à la valeur du capital par actif dans l’industrie (rapport de 7 à 1 en moyenne au début de la révolution industrielle), ainsi vendre une entreprise agricole moyenne occupant un actif permettait de fonder une entreprise industrielle occupant 7 actifs (il faut d’ailleurs insister sur le faible coût des investissements nécessaires pour lancer une entreprise industrielle au début de la révolution industrielle, l’autofinancement est la règle).
Il faut aussi mentionner le rôle important du phénomène des enclosures : les paysans chassés de leurs terres (notamment les cottager et les squatter qui vivaient grâce aux communaux) ont fourni le gros des travailleurs du factory system et la formation de grandes propriétés au détriment des petits propriétaires paysans a facilité l’adoption et la généralisation des nouvelles méthodes agricoles.
Le commerce international et la colonisation ont donc joué un rôle marginal dans l’industrialisation de l’Angleterre et c’est aussi le cas pour le reste de l’Europe. La France par exemple commence à s’industrialiser dans les années 1820, donc après la perte définitive de son premier empire colonial. On peut aussi prendre l’exemple de l’Autriche-Hongrie. La fin de la servitude personnelle en 1781 et l’abolition définitive du servage en 1848 sont à l’origine du développement économique et industriel de la Bohême-Moravie et de l’Autriche, surtout après 1848. En fait les mutations dans le monde agricole et, pour les pays qui s’industrialisent tardivement, les politiques menées par les états qui souhaitaient rattraper leur retard sur l’Angleterre (on pense à la Russie, mais là aussi l’abolition du servage a fortement favorisé l’industrialisation à partir des années 1880) sont essentielles pour comprendre le processus de la révolution industriel, et donc l’origine de la puissance économique de l’Occident depuis le XIXe siècle. L’industrialisation des différents pays européens est en général toujours précédée par une révolution agricole (seconde moitié du XVIIIe siècle pour la France, la Suisse et la Belgique, années 1800-1820 pour l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, etc). On voit donc bien que la richesse et la puissance économique de l’Occident ne viennent pas de la colonisation ou d’un supposé « accaparement » des richesses du reste du monde.
Et si on te dit que le massacre, le pillage est d'ordre idéologique et non économique, qu'est-ce que tu vas dire ?
Le 30 mars 2021 à 18:09:20 Sonic140 a écrit :
Et si on te dit que le massacre, le pillage est d'ordre idéologique et non économique, qu'est-ce que tu vas dire ?
Que c'est faux. Les massacres résultent de dérives, pas d'une idéologie.
Le 30 mars 2021 à 18:10:48 ElonMosque a écrit :
Personne ne croit à ça sauf les gauchos décolonialistes
Malheureusement c'est une opinion plus répandue qu'on ne le pense.
Pourquoi ne parles-tu pas des investissements coloniales anglaises au XIXe/XXe siècle ?
Le 30 mars 2021 à 18:16:50 Sonic140 a écrit :
Pourquoi ne parles-tu pas des investissements coloniales anglaises au XIXe/XXe siècle ?
Parce que ce n'est pas le propos de ce topic, et que ces investissements concernaient surtout les colonies de peuplement (Australie / Canada / Afrique du Sud) : entre 1865 et 1914, 26,48% des investissements britanniques étaient destinés aux colonies de peuplement contre 10% pour les colonies africaines et asiatiques.