Être européen : Ce que cela signifie

Elwing_
2021-03-02 07:51:32

Aux origines : les Indos-Européens

L'acte de naissance de la linguistique européenne est la communication présentée le 2 février 1796 par Sir William Jones devant la Royal Society de Calcutta dont il était le fondateur. "La langue sanscrite, déclara-t-il, est d'une structure admirable, plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, et plus raffinée que l'un et l'autre ; on lui reconnait pourtant plus d'affinités avec ces deux langues, tant en ce qui concerne les racines verbales que les formes grammaticales, qu'on ne pourrait l'attendre du hasard. Cette affinité est si forte qu'aucun philologue ne pourrait examiner ces trois langues sans croire qu'elles sont sortie de quelque source commune, qui peut-être n'existe plus". Les intuitions de Sir William Jones furent vulgarisées en 1808 par Friedrich von Schlegel avant d'être reprises et approfondies par Rasmus Rask et Franz Bopp qui seront repris par d'autres et donneront finalement naissance à la paléontologie linguistique, l'histoire comparée des religions et la sociolinguistique.

À une époque lointaine remontant à plus de dix mille ans, quelque part dans l'espace situé entre le Rhin et la Volga s'est cristallisée la langue que les linguistes appelle proto-indo-européenne et que les experts ont été capables de reconstituer par recoupes linguistiques successives. Le dernier habitat commun des indos-européens remonte au Ve millénaire ACN ; à ce moment il y eut une scission et certains partirent à la conquête de l'Asie du sud-est et l'Asie mineure tandis que d'autres se déplacèrent vers l'Ouest de l'Europe. Les descendants de ces conquérants virent naître l'Inde védique, la Grèce, l'Iran ancien, le monde celtique et germanique : tous ont conservé à travers leurs mythes l'idée d'une origine commune venant du Nord (l'Hyperborée, la terre sacrée des dieux, souvenir d'un âge d'or primitif). Hérodote, Eschyle, Pindare, Pausanias, Strabon, Diodore de Sicile, Plutarque, Pline l'ancien, Virgile et nombre d'autres auteurs, artistes et poètes narreront ces aventures à travers leurs œuvres. Emile Benvéniste décrit les conquêtes boréennes en ces termes : "Dans leur diversité, ces invasions ont des caractères communs. Elles n'ont jamais mis en branle de vastes peuples guerriers. Ce sont bien plutôt de petits groupes hardis, fortement organisés, instaurant leur ordre sur la ruine des structures établies... Ils conserveront tous, au long de leur destin particulier, les traits distinctifs de leur communauté première : structure patriarcale de la grande famille, unie dans le culte des ancêtres, vivant du sol et de l'élevage ; style aristocratique d'une société de guerriers et d'agriculteurs ; adorations naturistes et sacrifices royaux ; instinct conquérant et goût des libres espace, sens de l'autorité et attachement aux biens terrestres".

L'Européanité


« Que l’européanité soit une réalité, cela se manifeste déjà au niveau primaire des sensations. Au contact de l’altérité se perçoit l’identité. Mais l’européanité est attestée aussi par l’histoire et le caractère transnational des grands faits de culture. Au-delà d’un art rupestre spécifique à toute l’Europe voici déjà 30 000 ans, au-delà des pierres levées et des grands poèmes fondateurs, ceux des Hellènes, des Germains ou des Celtes, il n’y a pas une seule grande création collective qui, ayant été vécue par l’un des peuples de l’ancien espace carolingien, n’a pas été vécue également par tous les autres. Tout grand mouvement né dans un pays d’Europe a trouvé aussitôt son équivalent chez les peuples frères et nulle part ailleurs. À cela on mesure une communauté de culture et de tradition que ne peuvent démentir les conflits interétatiques. Les poèmes épiques, la chevalerie, l’amour courtois, les libertés féodales, les croisades, l’émergence des villes, la révolution gothique, la Renaissance, la Réforme et son contraire, l’expansion au-delà des mers, la naissance des États‑nations, le baroque profane et religieux, la polyphonie musicale, les Lumières, le romantisme, l’univers faustien de la technique ou l’éveil des nationalités… En dépit d’une histoire souvent différente, les Slaves de Russie et des Balkans participent aussi de cette européanité. Oui, tous ces grands faits de culture sont communs aux Européens et à eux seuls, jalonnant la trame d’une civilisation aujourd’hui détruite. »
Le terme d'Europe apparaît pour la première fois chez Hésiode il y a 3000 ans. On le retrouve ensuite chez Hippocrate et Hérodote à l'époque des guerres médiques. Partout en Europe, on voit s'affirmer la nouvelle religion solaire et de nouvelles valeurs, l'héroïsme tragique devant le Destin, la souffrance et la mort, l'individualité et la verticalité du héros opposées à l'horizontalité indistincte de la multitude. À la différence des vérités figées de certaines philosophie ou des religions dogmatiques, les mythes livrent une explication du monde ouverte, polymorphe, constamment renouvelable, étrangère à l'expression logique, ce qui leur accorde un pouvoir créateur inépuisable. Ils se situent au-delà du vrai et du faux, du juste et de l'injuste, du bien et du mal. Contrairement au discours moral, le mythe n'interdit pas mais appelle à la mesure en démontrant les conséquences auxquelles mènent les transgressions. Les mythes grecs, germaniques, latins et celtes rappellent tous les souvenirs des guerres de fondation qui suivirent les invasions boréennes pour parvenir à un équilibre dans le respect de la trifonctionnalité, symbole de l'indo-européanité.
 À Rome, l'enlèvement des Sabines et les mythes du mariage d'Enée et de Lavinia suggèrent de façon allégorique la naissance de la race latine par fusion entre les boréens et les autochtones.
 L'Edda poétique de Snorri Sturluson narre la naissance du monde en ces termes : d'abord existaient les Vanes, dieux de la fécondité, de l'agriculture et de la sexualité ; ensuite vinrent les Ases, les dieux solaires et guerriers. Les premiers envoyèrent aux envahisseurs la magicienne Gullveig chargée de les corrompre avec de l'or mais ces derniers refusèrent et répondirent par la guerre. Vainqueurs, ils imposèrent un nouvel équilibre selon le respect de la trifonctionnalité boréenne.
Chez les Grecs, d'abord existaient les divinités chtoniennes, féminines, vivant sous la terre et ensuite arrivèrent les divinités olympiennes, ouraniennes et solaires incarnant des principes masculins. L'incinération des morts (vers le ciel) remplace l'inhumation chtonienne (vers le sol). Les dieux solaires arrivèrent au début du IIe millénaire, portés par les Achéens qui s'imposèrent par la guerre aux Pélasges. Là encore, les dieux imposèrent un nouvel équilibre sans éradiquer le panthéon pélasgique. Héraclite écrira "La nature aime les contraires. C'est avec eux et non avec les semblables qu'elle produit l'harmonie", soulignant la complémentarité des pulsions masculines et féminines nécessaire à la vie.

L'Iliade, le poème fondateur


Si l'on suit le mot de Milan Kundera selon qui le roman est une méditation sur l'existence vue à travers des personnages imaginaires, alors Homère est indéniablement le fondateur du genre. Le maître mot de sa sagesse antique est d'établir l'harmonie entre soi-même et le cosmos, ordre de l'univers. Mais les parentés ne sont pas seulement celles de l'âme. Au temps de la guerre de Troie, l'organisation politique, sociale et militaire des Achéens annonce celle de la féodalité celte ou germanique, pratiquant une égalité de fait entre les seigneurs à la manière des jarls norvégiens et des chevaliers francs de la première croisade. Il existe une continuité logique entre l'Iliade et la Chanson de Roland jusqu'à Orages d'Aciers de Ernst Jünger : le paroxysme de la violence, le déchaînement démoniaque de haine circonscrite à l'instant, éphémère, née de la ruée d'un sang vif sans jamais de condamnation morale de l'ennemi. Homère chante l'énergie lucide des hommes aux prises avec leur destinée, dépourvus d'illusion sur les dieux qu'ils savent soumis à leurs caprices et n'espérant d'autre ressource que d'eux-mêmes et de leur force d'âme. À l'époque romaine, le rhéteur Dion de Pruse remarquait encore : "Homère est le commencement, le milieu et la fin pour tout enfant, tout homme, tout vieillard, car de son propre fonds il donne à chacun la nourriture dont il a besoin". Pour nous qui assistons à la fin du Nouveau Monde évoqué par Doestoïevski, Homère redevient la source de sagesse et de vitalité qu'il avait été. Les personnages homériques incarnent ce qu'il y a de plus profond chez les Héllènes : le sentiment tragique de la condition humaine face au Destin.
Les personnages présentés par Homère disposent de caractéristiques divines (suivant le mot de Goethe : "La religion grecque n'a pas rendu humaine la divinité : elle a vu l'essence de l'homme comme divine";) mais restent profondément humains ; ils accomplissent des exploits guerriers hors normes mais restent toutefois soumis à la loi commune, à la souffrance, à l'erreur, à l'échec et à la mort. Un seul personnage est méprisable : Thersite le Boiteux, un personnage laid et difforme ayant contesté la légitimité du pouvoir royal et qui se prendra une chasse par Ulysse. À sa différence, les héros sont tous beaux, grands, forts et téméraires. Ce contraste reflète la conception hellénique de l'unité de l'être humain, identifiant le physique au psychique (rappelez-vous d'Éphialtès dans 300, ce bélître boiteux et immonde qui trahira la Grèce pour se vautrer dans un plumard perse avec des dindes semi-humaines).

Culpabilité


Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote ne dira pas autre chose lorsqu'il affirmera que la santé de l'âme ne va pas sans la santé du corps. Cette perception de l'harmonie vitale sera ensuite effacée par le christianisme et son dualisme infect, son mépris du corps, l'explication de la maladie par le péché. La culpabilisation du corps, des sens et de l'amour charnel atteint son apogée à partir de la Réforme et arracha pendant des siècles beaucoup d'hommes et de femmes aux formes les plus innocentes du bonheur. La diabolisation du corps engendra des troubles affectifs dont le psychisme occidental paie encore le prix au XXIe siècle. Le sexualisme glauque chrétien, sorte de puritanisme retourné, est aux antipodes d'un épanouissement unissant spiritualité et sensualité ; l'Européen est par essence un homme libre qui ne se soumet pas au dogmatisme. Le bien (agathon) pour les Grecs résidait en ce qui était conforme à l'ordonnancement du cosmos. La pietas romaine était avant tout le respect de la tradition. Comme chez tous les peuples boréens, leur morale était étrangère à toute idée de péché, de culpabilité, de dualisme névrotique et de simplification à outrance entre un fantasmé bien et un fantasmé mal. Platon écrivait dans le Timée : "Le but de la vie humaine est d'établir ordre et harmonie dans son corps et son âme, à l'image de l'ordre éternel du cosmos. Selon Héraclite, le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l'injuste ne concernent que les hommes et perdent toute signification dans la nature. Il écrivit également "Un homme en vaut pour moi dix mille s'il est le meilleur". Nietzsche ajoutait : "Le monde a éternellement besoin de vérité, c'est pourquoi il a éternellement besoin d'Héraclite".

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2021-03-02 07:51:44

Pouvoir temporel

Dans le Timée, Platon identifie trois parties du corps qui correspondent aux trois classes de la République : 1) Les oratores (la tête) ; 2) Les bellatores (le coeur) ; 3) Les laboratores (le ventre). La première classe se rapporte à la connaissance et à la souveraineté, la seconde désigne la force martiale, la troisième la fécondité et la reproduction de la vie sous toutes ses formes. Elles font référence aux figures mythologiques Jupiter, Mars, Quirinus / Odin, Thor, Frey / Taranis, Teutates, Lug / Mitra, Indra, Açvin / Zeus, Arès, Aphrodite. Il ne s'agit toutefois pas d'une scission simpliste entre royauté, guerre et reproduction : il s'agit de l'harmonie nécessaire entre les trois fonctions pour assurer l'ordre du cosmos. Chez tous les peuples indo-européens on retrouve l'idée d'une société aristocratique élargie, composée d'hommes libres, à la fois guerriers et propriétaires du sol. On en voit l'expression dans l'assemblée des guerriers de l'Iliade, dans le Thing germanique, dans la Table ronde celte. Au IIIe siècle avant notre ère, reçu en audience à Rome, l'ambassadeur de Pyrrhus, roi d’Épire, décrit le Sénat comme une assemblée de rois. En revanche, nulle part dans le monde on ne verra de prêtres-rois à la tête de castes sacerdotales de type babylonien ou égyptien. Attestée dès le IIIe millénaire avant notre ère, l'association du pouvoir spirituel et politique, celui de l'aristocratie militaire et de la propriété terrienne, caractéristique de la tradition européenne, s'est maintenue pendant 5000 ans jusqu'à la deuxième guerre mondiale.

Identité

Le péril venu des Barbares a fait prendre conscience aux Hellènes de leur communauté d'origine et de civilisation. Dans ses Histoires, Hérodote change de registre à l'évocation des guerres médiques et fait jurer aux Athéniens que jamais ils ne trahiront les Spartiates parce qu'ils appartiennent à une même communauté de sang : "Même si nous en avions la tentation, beaucoup de considérations puissantes nous en empêcheraient. Tout d'abord et surtout, les images et les statues des dieux ont été brûlées et réduites en pièces : cela mérite vengeance, de toutes nos forces. Il n'est pas question de s'entendre avec celui qui a perpétré de tels forfaits. Deuxièmement, la race grecque est du même sang, parle la même langue, partage les mêmes temples et les mêmes sacrifices ; nos coutumes sont voisines. Trahir tout cela serait un crime pour les Athéniens." Dans l'Iliade, Achéens et Troyens sont d'un même sang, parlent la même langue et sacrifient aux même dieux... mais la différence est que les Troyens avaient des barbares asiatiques pour alliés. Après Hérodote et Thucydide, Isocrate le rhéteur l'écrivit explicitement dans le Panégyrique : "Si la poésie d'Homère est devenue célèbre, c'est parce qu'il a fait un bel éloge de ceux qui ont lutté contre les Barbares ; et c'est pour cela que nos ancêtres ont voulu honorer son art dans les concours poétiques et dans l'éducation des jeunes gens, afin que, par l'audition fréquente de ses vers, nous nous instruisions de la haine qui existe d'avance contre les Barbares". Dans sa politeía, Aristote déclare : "Est aussi sédition l’absence de communauté ethnique tant que les citoyens n’en sont pas arrivés à respirer d’un même souffle. Car de même qu’une cité ne se forme pas à partir d’une masse de gens pris au hasard, de même ne se forme-t-elle pas dans n’importe quel espace de temps. C’est pourquoi parmi ceux qui ont, jusqu’à présent, accepté des étrangers pour fonder une cité avec eux ou pour les agréger à la cité, la plupart ont connu des séditions." Dans ses Lois, Platon imagine ce qu'il en serait de la Grèce si Hellade n'avait été sauvée de l'invasion perse : "Toutes les souches grecques seraient mêlées et les grecques avec les barbares, et les barbares avec les grecques, comme les régions que dominent actuellement les Perses vivent dans un éparpillement lamentable, à force de dispersions et de brassages."

Les contacts multiples n'ont jamais mené à une complète fusion des populations. À Alexandrie on ne se marie qu'entre Grecs. À Empérion, les quartiers grecs et ibères restent séparés par une muraille jusqu'à l'époque romaine. À Olbia de Crimée, les sang-mêlés sont maintenus à l'extérieur de la ville et finiront massacrés par les Scythes pour des raisons raciales. Le premier à avoir élaboré l'argument de l'unité de l'humanité est Antiphon le sophiste : "Par nature, nous sommes tous en tout point semblables, aussi bien Barbares que Grecs. Nous respirons tous le même air avec nos narines et nous mangeons tous avec nos mains". Platon lui répondit en ces termes dans La République (470 a-e) : "J'affirme que la race grecque est elle-même pour elle-même proche et apparentée, et qu'elle est étrangère et autre pour la race barbare. Quand les Grecs se battent contre les Barbares, et les Barbares contre les Grecs, nous dirons qu'ils font la guerre et qu'ils sont par nature ennemis. Cette hostilité, il faut l'appeler la guerre. Mais quand les Grecs entreprennent contre les autres Grecs une action de ce genre, nous dirons qu'ils sont par nature amis, mais que dans cette situation la Grèce est malade et en proie à la dissension interne". Ainsi les hommes ne sont semblables que dans leur part instinctive mais leur humanité les rend différents : ce sont des êtres de culture et la culture s'enracine dans le sang.

La philosophie antique prend le contrepied du nihilisme contemporain en s'emparant du caractère tragique de l'existence, non pour adopter une posture stoïciste et guénonienne qui mènerait au pessimisme et à l'inaction dans l'attente d'une grande catastrophe salvatrice, mais au contraire pour réveiller et canaliser toutes les forces de vitalité, de lucidité et de témérité des êtres, ce que Nietzsche appelle la Volonté de puissance, c'est-à-dire une herméneutique créatrice capable de soulever les êtres exceptionnels.

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