Maine
2021-01-04 00:50:37
COnsidérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grace qu’en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ?
Desinit in piscem mulier formosa superne.
Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l’autre et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly & formé selon l’art. Je me suis advisé d’en emprunter un d’Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C’est un discours auquel il donna nom La Servitude Volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré, l’ont bien proprement dépuis rebaptisé Le Contre Un. Il l’escrivit par maniere d’essay, en sa premiere jeunesse, à l’honneur de la liberté contre
les tyrans. Il court pieça és mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil, et plein ce qu’il est possible. Si y a il bien à dire que ce ne soit le mieux qu’il peut faire ; et si, en l’aage que je l’ay conneu, plus avancé, il eut pris un tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheroient bien pres de l’honneur de l’antiquité : car, notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connois point qui luy soit comparable. Mais il n’est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu’il ne le veit onques depuis qu’il luy eschapa, et quelques memoires sur cet edict de Janvier, fameus par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C’est tout ce que j’ay peu recouvrer de ses reliques, moy qu’il laissa, d’une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses œuvres que j’ay fait mettre en lumiere. Et si suis obligé particulierement à cette piece, d’autant qu’elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montrée longue piece avant que je l’eusse veu, et me donna la premiere connoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaite que certainement il ne s’en lit guiere de pareilles, et, entre nos hommes, il ne s’en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bastir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles. Il n’est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminé qu’à la societé. Et dit Aristote que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l’amitié que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car, en general, toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin publique ou privé forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et genereuses, et d’autant moins amitiez, qu’elles meslent autre cause et but et fruit en l’amitié, qu’elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes : naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n’y conviennent, ny conjointement. Des enfans aux peres, c’est plustost respect. L’amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à l’adventure les devoirs de nature. Car ny toutes les secrettes pensées des peres ne se peuvent communiquer aux enfans pour n’y engendrer une messeante privauté, ny les advertissements et corrections, qui est un des premiers offices d’amitié, ne se pourroyent exercer des enfans aux peres. Il s’est trouvé des nations où, par usage, les enfans tuoyent leurs peres, et d’autres où les peres tuoyent leurs enfans, pour eviter l’empeschement qu’ils se peuvent quelquefois entreporter, et naturellement l’un depend de la ruine de l’autre. Il s’est trouvé des philosophes desdaignans cette cousture naturelle, tesmoing Aristippus : quand on le pressoit de l’affection qu’il devoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à cracher, disant que cela en estoit aussi bien sorty ; que nous engendrions bien des pouz et des vers. Et cet autre, que Plutarque vouloit induire à s’accorder avec son frere : Je n’en fais pas, dict-il, plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C’est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frere, et à cette cause en fismes nous, luy et moy, nostre alliance. Mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l’un soit la pauvreté de l’autre, cela detrampe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle. Les freres ayants à conduire le progrez de leur avancement en mesme sentier et mesme train, il est force qu’ils se hurtent et choquent souvent. D’avantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceux cy ? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement eslongnée, et les freres aussi. C’est mon fils, c’est mon parent, mais c’est un homme farouche, un meschant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l’obligation naturelle nous commande, il y a d’autant moins de nostre chois et liberté volontaire. Et nostre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l’affection et amitié. Ce n’est pas que je n’aye essayé de ce costé là tout ce qui en peut estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent, jusques à son extreme vieillesse, et estant d’une famille fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle,
et ipse
Notus in fratres animi paterni.
D’y comparer l’affection envers les femmes, quoy qu’elle naisse de nostre choix, on ne peut, ny la loger en ce rolle. Son feu, je le confesse,
neque enim est dea nescia nostri
Quae dulcem curis miscet amaritiem,
est plus actif, plus cuisant et plus aspre. Mais c’est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subject à accez et remises, et qui ne nous tient qu’à un coing. En l’amitié, c’est une chaleur generale et universelle, temperée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure, qui n’a rien d’aspre et de poignant. Qui plus est, en l’amour, ce n’est qu’un desir forcené apres ce qui nous fuit :
Comme segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito ;
Ne piu l’estima poi che presa vede,
Et sol dietro a chi fugge affretta il piede.