« Depuis, il n’y a eu que des sursauts. Le dernier fut en 1914. Moi, j’ai bluffé, et en bluffant j’ai pu écrire les dernières pages de l’Histoire de France. »
de Gaulle était le veuf inconsolé de la France ; il finit par en mourir. C’est en Mai 68 qu’il saisit son échec à réveiller le corps défunt de sa bien-aimée.
Cette jeunesse bourgeoise à qui il avait permis de vivre libre dans un pays riche, se vautrant dans un confort inédit dans l’Histoire d’un peuple français pauvre depuis mille ans, qu’il avait instruite et dorlotée, lui montrait sa reconnaissance en lui crachant au visage et en le comparant à Pétain.
Churchill avait connu l’ingratitude des peuples libres ; lui subissait celle de ses enfants. Sa première réaction fut celle d’un homme du XIXe siècle, de Bonaparte, de Cavaignac, de Thiers, de Clemenceau : il donna ordre de réprimer, quitte à tirer dans les jambes.
On encense aujourd’hui le préfet Grimaud pour n’avoir pas fait couler le sang. C’est Pompidou qu’il faudrait remercier de s’être opposé au Général ; mais, en rouvrant la Sorbonne sans conditions, le futur président cédait et donnait à l’État une indélébile marque de faiblesse.
Raymond Aron le comprit le premier, après avoir pourtant donné initialement raison au Premier ministre. Il fut le seul.
« Politiquement, la nuit du 10 au 11 [mai 1968] constituait une catastrophe car elle cimentait l’unité factice des étudiants et de la majorité des enseignants contre la police et le gouvernement. M. Pompidou revient, il fait un pari et le perd. Il parie qu’en capitulant il mettra fin aux troubles. Je ne le condamne pas : sur le moment j’ai été enclin à lui donner raison, mais rétrospectivement, je ne suis pas fier de moi-même. Historiquement, il a eu tort. Selon toute probabilité, on aurait dû faire des concessions avant la nuit de vendredi à samedi ; après cette nuit, la capitulation a relancé l’agitation et a créé la Commune estudiantine . »
Pompidou avait ruiné dix ans de pédagogie gaullienne.
Tout le reste est mise en scène.
Le 30 mai, ses partisans descendaient en masse sur les Champs-Élysées pour le soutenir, tétanisant ses adversaires ; seul de Gaulle souffrit, en son for intérieur, de devoir le pouvoir à la rue – cette chienlit qu’il avait tant dénoncée – alors qu’il avait instauré la Ve République pour rétablir l’ordre et la souveraineté qu’il incarnait depuis le 18 juin 1940…
« Le Général avait fort bien compris que cet extraordinaire succès… était la fin d’une certaine idée qu’il avait eue, lui, de la nation française. Au soir de cette manifestation qui nous avait paru grandiose, il y avait un homme heureux, Georges Pompidou, et un homme malheureux, Charles de Gaulle. »
Comme l’avait dit Marie-France Garaud : « À la fin de Mai 68, de Gaulle a repris la France en une nuit, et en est mort. »
De Gaulle ne fut plus jamais de Gaulle. Comme Napoléon revenu de l’île d’Elbe surprenait son entourage pendant les Cent Jours par des tergiversations et états d’âme auxquels il ne les avait pas habitués – jusqu’au champ de bataille de Waterloo où il ne fut que l’ombre de lui-même –, de Gaulle vira gauchiste.
Il rêva d’autogestion à la yougoslave et le patron du PSU Michel Rocard confia à Peyreffite qu’il aurait aimé trouver le mot de « participation » si de Gaulle ne l’avait pas préempté. Il est courant de glorifier un de Gaulle visionnaire et incompris. Et si le vieil homme recru d’épreuves avait perdu ses repères ? Et s’il était devenu sur le tard cet « homme de gauche qui va à la messe » que brocardait Paul Morand dès les débuts de son règne ?
On n’a pas assez remarqué que son référendum de 1969 portait sur la décentralisation, la régionalisation et la participation sociale – les thèmes qui deviendraient les fétiches de la gauche chrétienne, issue des rangs gauchistes de Mai 68 – cette deuxième gauche technocratique, libérale, atlantiste et européiste, qui défit tout ce que le Général avait fait.
On pourrait d’ailleurs noter que cette conjonction entre de Gaulle et la gauche moderniste nous ramène aussi à l’Ancien Régime, et à la tentation éphémère de Vichy d’en ressusciter les grands principes, avec le retour des provinces, appelées régions, et le mélange des élus et des syndicalistes dans un Sénat qui se rapprochait des corporations d’autrefois, suscitant la fureur compréhensible des héritiers des républicains de stricte obédience comme le président du Sénat d’alors, Gaston Monnerville.
De Gaulle pouvait espérer achever son grand œuvre de la monarchie républicaine, plus monarchique que républicaine. Mais le Général disparu, il ne resta avec ses émules, comme Chaban-Delmas et sa « nouvelle société », que la soumission d’une partie de la droite gaulliste à l’esprit de Mai. La gauche put dès lors enclencher l’opération de récupération du Général – qu’elle avait traité de fasciste, de duce, de caudillo, de Badinguet – dès le lendemain de sa mort.
Topic de qualité
Les écrivains de gauche nettoyèrent avec soin le corps du grand homme de ses stigmates maurrassiens et conservateurs. Ils en firent un moderniste, un progressiste en rupture avec son milieu et sa classe, l’homme du « Non ».
Ah, la belle escroquerie ! Ils en firent le chantre des droits de l’homme, lui qui n’avait exalté les principes de 1789 que dans la mesure où leur universalisme assurait à la France une influence planétaire.Ils en firent un grand décolonisateur amoureux des peuples du sud, alors qu’il était un anticolonialiste à la mode du XIXe, un émule de cette droite traditionaliste et nationaliste qui n’avait jamais voulu des « vingt domestiques » pour remplacer les « deux enfants qu’elle avait perdus » (l’Alsace-Lorraine).
Ils en firent un ami des Arabes, sur la base du grand renversement d’alliances de 1967, lui qui aura bradé l’Algérie pour que son village ne devienne pas Colombey-les-Deux-Mosquées ; et pourtant, en avalisant la massive immigration venue du Maghreb – alors même qu’en 1945, au sortir de la guerre, de Gaulle avait tenté en vain d’imposer une immigration venue du nord de l’Europe –, il n’avait fait que retarder de cinquante ans l’invasion qu’il craignait.
Mai 68 consacra la paradoxale revanche des partisans de l’Algérie française contre la grande Zohra. L’Histoire a retenu que de Gaulle avait dû chercher des alliés de ce côté de l’échiquier en pardonnant et amnistiant ses anciens ennemis de l’OAS.
Mais sa défaite fut bien plus profonde. L’autre motif principal de son abandon de l’Algérie tenait dans ces dix millions d’Arabes pauvres ; l’effort pour les mettre au niveau de la population française eût été colossal ; il eût entravé le développement économique de l’Hexagone ; à l’époque, les experts donnaient à de Gaulle l’exemple probant de la Hollande qui avait décollé depuis qu’elle s’était débarrassée du fardeau indonésien.
De Gaulle choisit donc le progrès économique et social contre la grandeur impériale et la profondeur géostratégique ; la croissance contre la perspective caressée par un Debré d’une France de cent millions d’âmes ; les douceurs de la société de consommation à l’américaine contre les rigueurs d’une guérilla interminable – alors que, contrairement à l’Indochine, l’armée française avait gagné la bataille d’Alger.
Il privilégia la jouissance hédoniste pour enterrer l’héroïsme chevaleresque ; le matérialisme consumériste à rebours d’une vision sacrificielle de l’existence, que lui avait rappelée l’armée, au nom de la geste gaullienne de 1940 : il y a des valeurs suprêmes au-dessus de tout. À l’opposé de tout ce qu’il était, au nom de ce qu’il pensait être l’intérêt supérieur de la France.
La rééducation des parents fut bientôt à l’ordre du jour. Les psychothérapeutes de tout poil expliquèrent que la recherche de l’épanouissement personnel devait être préférée à tout, y compris à la stabilité du mariage.
Dès les années 1920, selon Christopher Lasch, la messe était dite. Aux États-Unis en tout cas. Le prêtre et le législateur avaient été écartés et remplacés par les médecins, sociologues, psychologues, publicitaires, qui imposèrent les normes nouvelles de la vie de la famille.
Le plaisir sexuel devint une exigence, rarement assouvie, mais sans cesse réclamée.
Peu à peu, eut lieu l’intégration espérée des femmes et de la jeunesse au marché, au prix d’une impatience et d’une insatisfaction perpétuelles. La quête du bonheur devint la grande affaire de tous. Le père en fut la victime expiatoire.
C’est à partir de ces années 1970 que le pédopsychiatre Aldo Naouri commença à voir les effets qu’avait sur les enfants la disparition progressive des pères dans la famille moderne.
Revenant aux origines de l’humanité, Naouri prit peu à peu conscience que le père était une invention récente dans l’Histoire de l’humanité (trois mille ans, tout au plus) ; invention capitale pour interdire l’inceste et mettre un obstacle à la fusion entre l’enfant – être fait de pulsions – et la mère – destinée à satisfaire ses pulsions.
Mais le père est une création artificielle, culturelle, qui a besoin du soutien de la société pour s’imposer à la puissance maternelle, naturelle et irrésistible. Le père incarne la loi et le principe de réalité contre le principe de plaisir. Il incarne la famille répressive qui canalise et refrène les pulsions des enfants pour les contraindre à les sublimer.
Sans le soutien de la société, le père n’est rien. À partir du moment où la puissance paternelle est abattue par la loi, le matriarcat règne. L’égalité devient indifférenciation. Le père n’est plus légitime pour imposer la loi. Il est sommé de devenir une deuxième mère. « Papa-poule », chassé ou castré, il n’a pas le choix.
De Gaulle avait jadis écrit « qu’il n’y a pas d’autorité sans prestige ; et pas de prestige sans éloignement »
L’« autorité parentale » issue de la loi de 1970 est un oxymore. Le père est éjecté de la société occidentale. Mais avec lui, c’est la famille qui meurt.
Quarante ans plus tard, les revendications en faveur de l’« homoparentalité » ne sont pas surprenantes : la famille traditionnelle l’instaure déjà puisqu’on ne prend plus en considération la différence sexuelle entre la mère et le père pour définir leurs fonctions et rôles respectifs.
La destruction de la famille occidentale arrive à son terme. Nous revenons peu à peu vers une humanité d’avant la loi qu’elle s’était donnée en interdisant l’inceste : une humanité barbare, sauvage et inhumaine.
L’enfer au nom de la liberté, de l’égalité.
L’enfer au nom du bonheur.
Pascal nous avait prévenus : « Qui fait l’ange fait la bête. »
Le 30 octobre 2019 à 14:22:11 PycckuLabtob a écrit :
Quel livre khey ?
Le suicide français de zemmour
La trahison des pairs
Gaston Palewski n’avait pourtant rien d’un factieux. Il était de la noble race des héros de la Résistance qui hantèrent jusqu’à leur mort les couloirs du pouvoir sous la Ve République, comme les maréchaux de Napoléon étaient devenus les hauts dignitaires de la Restauration.
Palewski avait d’ailleurs reçu la présidence du Conseil constitutionnel comme son bâton de maréchal.
Il n’ignorait pas que le général de Gaulle et Michel Debré avaient forgé cette institution, presque inédite dans la longue Histoire constitutionnelle de la France, comme une muselière à neuf têtes pour protéger l’exécutif des morsures du chien méchant parlementaire ; et une sinécure pour les barons chenus du gaullisme
De Gaulle l’avait nommé à la tête du Conseil pour sa fidélité, pas pour ses compétences juridiques :
« Je veux un homme absolument sûr. Peu importent ses ignorances du droit constitutionnel. »
Mais Gaston Palewski détestait Georges Pompidou.
Vieux mépris du résistant pour le « planqué », du héros qui risque sa peau pour l’intellectuel aux mains blanches.
Et ce mépris s’était depuis peu teinté d’une fureur inexpiable après que le nouveau président de la République ne lui avait pas accordé, pour des raisons encore mal élucidées, la grand-croix de la Légion d’honneur.
Le président Pompidou avait été prévenu par Jean Foyer, à la suite du défilé militaire du 14 juillet 1971 :
« Le Conseil constitutionnel va nous faire une saleté dans les quarante-huit heures. Je viens de rencontrer le président du Conseil constitutionnel, il est déchaîné contre vous. »
De Gaulle vivant, jamais Palewski n’aurait franchi le Rubicon. Mais le général de Gaulle était mort. Un air de Régence flottait sur la France.
C’est dans l’Histoire de notre pays des périodes où les grands du royaume s’enhardissent et frondent, où les magistrats des parlements d’Ancien Régime se poussent du col en s’érigeant défenseurs des libertés du peuple ; jouent aux communes anglaises sans avoir jamais été élus.
Palewski renouerait avec cette tradition rebelle sans le vouloir, sans même le comprendre. Sa décision du 16 juillet 1971 resterait dans l’Histoire. Gravée en lettres d’or dans tous les ouvrages de droit. Enseignée à tous les étudiants en sciences politiques. Avec des trémolos dans les notes de bas de page, les juristes encenseraient les « sages du Palais-Royal ».
En France, personne ne s’intéresse au droit. C’est pourtant en ce jour du 16 juillet 1971 que nous avons abandonné sans le savoir les rivages de la République, fondée depuis 1789 sur le suffrage du peuple, et que nous sommes entrés, les yeux fermés, sur le chemin cahoteux du gouvernement des juges.
Les révolutions en France aiment l’été pour survenir.
Ce jour-là, le Conseil constitutionnel décida d’annuler une loi Marcellin (ministre de l’Intérieur) réglementant la liberté d’association (on est trois ans après Mai 68), car elle dérogeait, selon le Conseil, à un des principes fondamentaux tirés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La noblesse de la référence dissimule à nos yeux désormais dessillés l’énormité de la transgression. Cette Déclaration se situait dans le préambule de la Constitution ; mais elle y était insérée (avec celle de 1946) comme une référence philosophique, pas comme un texte juridique.
La manœuvre était habile et se révéla promise à un grand avenir : le juge pioche – et piochera – dans les déclarations de 1789 et de 1946 – plus tard dans les Conventions européennes des droits de l’homme – des principes qu’il découvre, interprète, modèle, façonne tel un alchimiste doué.
Longtemps méconnus – et pour cause –, le juge les consacre, les interprète, et les impose à un pouvoir qui n’y peut rien.
Au fil des années, tous ces beaux principes constitueront un « bloc » que le juge fera respecter comme s’il avait valeur constitutionnelle. Comme s’il venait de Dieu. C’est d’ailleurs l’idée originelle.
Lorsque les premiers pèlerins débarquèrent en Amérique, ils s’identifiaient au peuple d’Israël de l’Ancien Testament entrant en Terre promise après avoir fui les miasmes corrupteurs de l’Europe des rois, leur Égypte des pharaons à eux.
En Terre promise, les juges régentaient la vie du peuple élu au nom de la loi divine.
Même quand les premiers rois, les Saul, David et Salomon, furent imposés par le peuple, les prophètes dénoncèrent sans relâche les méfaits des monarques au nom de la loi religieuse.
Dans une Amérique imprégnée d’une religiosité fervente, la Constitution est la Bible, et les juges de la Cour suprême sont ses prophètes vétilleux.
Si, aux États-Unis, on a défendu la liberté religieuse contre l’État, en France, nos rois, nos empereurs et notre République ont au contraire farouchement combattu l’influence politique de l’Église.
De Gaulle avait dit : « En France, la Cour suprême, c’est le peuple. »
Pour cette décision inaugurale du 16 juillet 1971, c’est Alain Poher qui, en tant que président du Sénat, avait déclenché l’opération.
Ce démocrate-chrétien bon teint rameutait pour l’occasion le vieil esprit contestataire du christianisme des origines. Un air de sacristie flottait dans les couloirs du Palais-Royal.
Dès 1974, le président Giscard d’Estaing, à peine élu, donnerait une première ampleur à la révolution des juges en autorisant soixante députés ou sénateurs à porter toute loi nouvelle devant le Conseil. La politique était saisie par le droit qui ne la lâcherait plus.
La gauche l’utiliserait jusqu’en 1981, et la droite après, faisant ainsi prospérer de conserve le bloc de constitutionnalité. En 1985, le président Mitterrand nommait à la tête du Conseil Robert Badinter. L’ancien ministre de la Justice entra au Palais-Royal avec des rêves de Cour suprême plein la tête.
Avec prudence, mais avec une redoutable efficacité, il accepta que le Conseil devînt une arme de guerre politico-juridique contre les majorités de droite qui cohabitèrent par deux fois avec le président Mitterrand.
Il s’opposa à Charles Pasqua au sujet de l’immigration.
Le ministre de l’Intérieur avait l’ambition de rétablir la souveraineté de l’État français sur les mouvements de populations ; Badinter et le Conseil lui opposèrent le feu nourri des droits de l’homme. Les juges l’emportèrent. Pasqua tonna, menaça, céda.
Il songea à porter la dispute devant les Français par référendum ; il aurait ainsi ressuscité en le démocratisant le fameux lit de justice qui voyait le roi en majesté passer outre les contestations et les oppositions des parlements. Il renonça. Capitula. Comme Louis XVI ramenant les parlements d’exil, après que son grand-père, Louis XV, les eut chassés.
Son échec servit d’exemple. Les politiques de droite comme de gauche se tinrent cois.
En 1985, le Conseil expliqua que la « loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Sous cette formule badine, se dissimulait une révolution achevée : le Conseil passait d’un contrôle technique de la loi (conformité par rapport à une norme supérieure) à une censure politique de son contenu.
Depuis lors, les majorités anticipent la censure du Conseil et arrachent elles-mêmes les projets qui risquent de déplaire aux grands prêtres du droit.
Le mode de désignation très politique des juges et leur prudence matoise ont permis à ceux-ci de ne pas abuser de leur pouvoir exorbitant et de le faire accepter en douceur par l’opinion. Mais leur inexpérience juridique les contraint à s’entourer de professionnels issus pour la plupart du Conseil d’État, qui prennent une influence déterminante autant que discrète.
Tous les rapporteurs du Conseil constitutionnel sont des maîtres des requêtes détachés de la maison voisine ; le secrétaire général du Conseil constitutionnel est le plus souvent le futur vice-président du Conseil d’État.
Pas étonnant qu’au fil des ans, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se soit sagement alignée sur celle du Conseil d’État. L’élite de l’administration française s’adapte à toutes les situations pour conserver son influence.
Les politiques eux-mêmes semblent désormais apprécier leur licol, comme le chien de la fable son collier. Le loup d’antan veut paraître libéral.
En 2007, Nicolas Sarkozy crut habile d’accorder aux simples citoyens le droit d’attaquer une loi – n’importe quelle loi, même celles du passé – devant le Conseil constitutionnel. De son siège cossu de sénateur, Robert Badinter apprécia. C’était là une de ses plus anciennes revendications que n’avait jamais satisfaite François Mitterrand.
Dès qu’il était arrivé place Vendôme, le 2 octobre 1981, aussitôt après qu’il eut envoyé la guillotine à la casse, il avait, lui, décidé la reconnaissance par la France du recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme. Chaque Français pourrait désormais attaquer son propre État devant une cour étrangère !
La gauche achevait ainsi le travail commencé par Valéry Giscard d’Estaing. En 1974, c’est sous sa présidence que la France avait ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée en 1950.
Mais, contrairement à ce que laissèrent alors entendre les inlassables contempteurs du « retard français », ce n’était pas le contenu de ces libertés qui gênait ses prédécesseurs , mais que le contrôle de son application fût confié à une cour européenne siégeant à Strasbourg, et dont la jurisprudence s’imposait aux États membres.
Le ministre de la Justice de l’époque, Jean Foyer, avait mis en garde le général de Gaulle contre le risque de mettre ainsi la France sous tutelle des juges européens.
Lors du Conseil des ministres qui suivit, après que le ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le général de Gaulle conclut à l’intention de son garde des Sceaux :
« J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée. »
Tous les fils se raccordèrent peu à peu. Ce que les juristes appelaient la hiérarchie des normes.
D’abord, il y a les lois, et puis les traités, et au-dessus la Constitution. Et il y a le juge constitutionnel qui l’interprète.
Au nom des grands principes, chantait ironiquement Guy Béart, grand ami de Georges Pompidou, à la même époque…
Depuis le coup de force de Palewski, le garrot a été serré. Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont reconnu la supériorité du droit européen sur les lois nationales. Et l’autorité des cours européennes sur leurs jurisprudences nationales.
À l’occasion de l’adoption du traité de Maastricht, en 1992, le Conseil constitutionnel a estimé qu’on devait modifier la Constitution pour la mettre en conformité avec le traité européen. Le texte suprême n’était plus suprême.
« Est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle », avait dit Carl Schmitt.
Cette solution n’était pourtant pas inéluctable. Le tribunal de Karlsruhe, la Cour suprême allemande, fit le choix inverse : modifier les traités européens pour les mettre en conformité avec la Constitution allemande.
Nos juges sont restés avant tout des prêtres. Ultramontains.
Bruxelles (et Luxembourg) n’est pas éloignée de Rome.
Et la Déclaration des droits de l’homme a pris la place des Saintes Écritures.
Le souverain est de même enchaîné dans les fers dorés de l’immanence, du droit naturel, de la morale transformée en moraline, et d’un pouvoir clérical étranger à la nation et à ses intérêts. Courbe-toi, fier Sicambre !
Le général de Gaulle avait conçu les institutions de la Ve République comme un nouveau Consulat pour redonner sa liberté d’action – et son efficacité – à un État ficelé par les jeux des partis, factions et féodalités.
« Souvenez-vous de ceci, avait-il prévenu. Il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit. »
Depuis sa mort, nous avons retourné la pyramide : d’abord le droit, puis l’État, et enfin, quand elle n’est pas vouée aux gémonies, la France.
Le culte germaniste de l’État de droit a supplanté la souverainiste raison d’État gaullienne, par l’intermédiaire de « la prééminence du droit » rappelée avec constance dans tous les traités européens.
Les mots ont changé de sens. Au XVIIIe siècle, l’« État de droit » était, selon le doyen Carbonnier, un État qui se donne des lois et des juges ; on attendait de lui la protection des libertés individuelles et le recul de l’arbitraire ; désormais, il est devenu tout au contraire « le droit qui se donne la personne-État pour instrument de communication et d’action ».
Mais le droit ne règne jamais sans son alter ego : le marché. Alors, sont revenus groupes de pression, lobbies, bureaucraties, corporatismes, communautés et mafias, que la révolution judiciaire ne tarda pas à ramener dans ses bagages, selon l’exemple tant admiré des Amériques.
Le Gulliver étatique est plus que jamais ligoté. Jusqu’à sa mort, Pompidou ne parla plus que du « funeste Palewski ».
15 aout 1971
La fin du pair
Les Américains n’avaient plus le choix. Ils étaient acculés. Leurs réserves d’or fondaient au soleil ; leur balance commerciale était pour la première fois déficitaire. Ils ne tarderaient pas à s’y habituer.
L’Amérique devenait un monarque prodigue. La nouvelle de la fin de la convertibilité du dollar en or, annoncée un dimanche soir d’été à la télévision par Richard Nixon, foudroya les Américains et le reste du monde. Pourtant, le président américain avait pris ses précautions, comme un médecin qui ne veut pas brusquer un malade.
Officiellement, ce n’était qu’une dévaluation du dollar ; la fin des accords de Bretton Woods ne fut entérinée qu’en 1976 par les accords de la Jamaïque. Mais l’irréparable avait été accompli : le dollar n’était plus « as good as gold ». Le roi dollar était mort.
On ne savait pas encore que c’était pour mieux ressusciter.
Le général de Gaulle l’avait prophétisé dès 1965. Sur les conseils de Jacques Rueff, il avait alors dénoncé le « privilège exorbitant » de battre monnaie pour le monde, privilège octroyé à Bretton Woods en 1944, alors que l’Amérique avait gagné la guerre et détenait 80 % des réserves d’or du monde. Il avait proposé de revenir à un système fondé sur l’étalon-or.
On l’accusa d’antiaméricanisme
Il fit rapatrier l’or français entreposé à New York pendant la guerre et ordonna à la Banque de France d’échanger ses devises contre des lingots. Jusqu’à un milliard de dollars !
Il suggéra à l’Allemagne de suivre son exemple. Elle refusa. Les troupes américaines occupaient encore son sol.
Pourtant, à partir de 1968, gorgée de dollars par une Amérique qui en fabriquait d’abondance pour financer sa guerre au Vietnam, Bonn décida de laisser flotter le Deutsche Mark. Et de ne plus prendre les dollars.
La France, cette fois, ne put s’aligner, déstabilisée par Mai 68.
Mais le florin hollandais et le dollar canadien suivirent l’exemple germanique. Les Américains comprirent le danger.
En 1931, leur grande sœur britannique avait été découronnée dans les mêmes conditions. Dix monnaies s’étaient mises à flotter, dont la livre sterling. Alors, les Anglais avaient décidé, dans la foulée, un embargo sur l’or ; les Américains adoptèrent quarante ans plus tard la même mesure. C’était une forme sournoise mais brutale de dévaluation.
On a oublié aujourd’hui la frénésie qui s’empara des commentateurs, politiques et financiers. Les désaccords entre Français et Allemands. Le double marché inventé par le créatif ministère des Finances de la rue de Rivoli dirigé par Valéry Giscard d’Estaing. Les Européens en déduisirent qu’ils devaient rétablir une stabilité monétaire interne à l’Europe, indispensable à l’intensité des échanges commerciaux intracommunautaires et aux nécessités comptables de la politique agricole commune.
Ce fut le début d’une longue réflexion qui conduisit l’Europe du serpent monétaire à l’euro. Une monnaie artificielle pour remplacer l’étalon-or.
Il est piquant de noter que, lors de sa célèbre conférence de presse de 1965, le général de Gaulle parla aussi de… réunification allemande. Comme si, par une prescience fulgurante, le Général tentait dans un ultime effort de rétablir un ordre monétaire universel, pour échapper à la domination de la France par un euromark, désormais notre lot.