Le 28 octobre 2022 à 10:51:27 :
"Il reprit : « Qu'importe, d'ailleurs, un peu plus ou un peu moins de génie, puisque
tout doit finir ! »
Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai, ce soir-là, dit, en souriant : « Vous
avez du noir, aujourd'hui, cher maître. »
Le poète répondit : « J'en ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que
moi dans quelques années. La vie est une côte. Tant qu'on monte, on regarde le
sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu'on arrive en haut, on aperçoit tout d'un
coup la descente, et la fin qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça
va vite quand on descend. A votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui
n'arrivent jamais d'ailleurs. Au mien, on n'attend plus rien... que la mort. »
Duroy se mit à rire : « Bigre, vous me donnez froid dans le dos. »
Norbert de Varenne reprit : « Non, vous ne me comprenez pas aujourd'hui, mais
vous vous rappellerez plus tard ce que je vous dis en ce moment.
Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c'est fini
de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu'on regarde, c'est la mort qu'on
aperçoit.
Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. A votre âge, ça ne
signifie rien. Au mien, il est terrible.
Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et
alors tout change d'aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me
travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l'ai sentie peu à peu, mois
par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu'une maison qui s'écroule. Elle m'a
défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n'ai plus rien de moi, de
moi l'homme radieux, frais et fort que j'étais à trente ans. Je l'ai vue teindre en blanc
mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m'a pris ma
peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu'une
âme désespérée qu'elle enlèvera bientôt aussi.
Oui, elle m'a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la
longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens
mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m'approche d'elle, chaque mouvement,
chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler,
rêver, tout ce que nous faisons, c'est mourir. Vivre enfin, c'est mourir !" (bel-ami, Maupassant)