Le 08 janvier 2021 à 18:31:51 LeProfOak a écrit :
près 1945, l’enquête statistique est devenue l’em blème méthodologique de la sociologie, en France, tel que l’illustre parfaitement le parcours de Pierre Bourdieu. À partir des années 1980-1990, les méthodes qualitatives se sont progressivement imposées, en particulier l’enquête de terrain. Les raisons de ce tournant ethnographique dans la sociologie française sont multiples : elles sont d’abord liées aux évolutions de la théorie sociologique – crise des grands paradigmes holistes, renforcement de la critique des statistiques et nouvel intérêt pour l’analyse interac tionniste ; ensuite l’Insee, qui était jusque-là un lieu de col laborations importantes entre statisticiens et sociologues, va laisser moins de place à la sociologie ; enfin, le nouveau public étudiant des facultés de sociologie s’est avéré plus rétif aux statistiques.
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Il ne s’agit pas ici de dresser un
inventaire exhaustif des méthodes
en sociologie, mais plutôt de souligner les principales lignes de force en ce domaine, en nous souciant de mettre en lumière les transformations conjointes des méthodes et de la discipline – la sociologie –, et celles des rapports avec les autres disciplines de sciences sociales. Notre propos est centré sur un fait de l’histoire de la sociologie fran çaise qui nous paraît spécifique, à savoir la forte progression, à côté de l’enquête statistique, de l’enquête ethnographique, longtemps attribut exclusif d’une disci
pline sœur, l’anthropologie. Ce numéro d’Écoflash est consacré à cette histoire, tandis que le suivant (no 336) esquis sera un tableau des récentes avancées méthodologiques dans la discipline.
LA STATISTIQUE,
EMBLÈME MÉTHODOLOGIQUE DE LA SOCIOLOGIE
Rappelons d’emblée cette vérité fon damentale, mentionnée dans tous les manuels : en France, la sociologie s’est construite, comme discipline, au tout début du xxe siècle, sous l’égide d’Émile Durkheim, à partir de l’enquête statis tique et d’un livre modèle (Le Suicide, 1897) ; en Allemagne, ce que l’on appelle l’« École historique » et Max Weber ont imposé le modèle des enquêtes comparées
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de sociologie historique ; aux États-Unis, la « tradition sociologique de Chicago » [4] a imposé, un temps donné (1920- 1940), le modèle du fieldwork (travail de terrain), qui a eu du mal à résister par la suite à l’établissement d’un nouveau paradigme d’enquête sociologique, le survey research (l’enquête statistique), en lien étroit avec la mise au point de la technique des sondages (1935-1940). Fondé sur le traitement statistique d’en
quêtes par questionnaires sur échantil lons représentatifs, ce dernier modèle va triompher après 1945 dans la discipline aux États-Unis, reléguant assez vite la
méthode du fieldwork dans les marges. Cette histoire de la sociologie améri
caine a eu de profondes répercussions sur la sociologie française d’après-guerre, qui avait déjà largement perdu son héritage durkheimien et était alors très faiblement portée institutionnellement. Quand elle se refonde après 1945 [4], la sociologie française va importer le modèle améri
cain du survey research. Le voyage outre Atlantique obligé, à l’époque, des jeunes apprentis sociologues (Michel Crozier, Henri Mendras, Alain Touraine, Raymond Boudon, etc. – qui joueront par la suite un rôle majeur dans la discipline) tient un grand rôle dans ce mouvement. Leur « fascination » pour le modèle américain était par ailleurs d’autant plus grande que la plupart d’entre eux n’avaient reçu aucune formation empirique au métier de sociologue.
Par la suite, confortée par les grands modèles théoriques dits « holistes » (durkheimien, dans son versant quan titatif, structuro-fonctionnaliste, voire marxiste), la méthode de l’enquête sta tistique a ainsi régné en maître dans la sociologie française (environ) jusqu’à la fin des années 1980. Comme le dit Jean-Claude Passeron, elle en fut son « emblème méthodologique » [7].
Dans un article important [4], Jean
Michel Chapoulie a bien montré le poids de cette norme de l’enquête par ques tionnaires au moment de la refondation de la sociologie en France, après 1945, via le CNRS. En effet, à cette époque, la sociologie était réduite à la portion congrue à l’université (seulement quatre chaires de sociologie en France en 1945). Les jeunes sociologues qui se risquaient alors à entreprendre des enquêtes de
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terrain – souvent des femmes (Jacque line Frisch-Gauthier, Viviane Isambert Jamati) – se faisaient rabrouer dans les séminaires de recherche du Centre d’études sociologiques (CES) par leurs pairs, nouveaux adeptes – enthou siastes – de l’enquête par questionnaires. On leur reprochait (déjà) l’absence de représentativité de leurs travaux et l’im possibilité de généraliser leurs résultats de recherche. Seule l’enquête statis tique avait valeur de preuve. Elle fon dait toute la légitimité de la discipline, à un moment où il lui appartenait de se reconstruire, sur des bases solides… de nature statistique.
Dans une même veine d’histoire des sciences sociales, Gwenaële Rot et Fran çois Vatin ont bien établi la très stricte division du travail qui présidait à la grande enquête sur la sidérurgie lorraine, dirigée par Georges Friedmann et Alain Touraine, au milieu des années 1950 [8] : les enquêteurs de terrain (Jacques Dofny et Bernard Mottez) étaient mobilisés uniquement pour affiner et enrichir le questionnaire, ensuite traité en haut lieu par les « patrons » de l’enquête. Presque soixante ans plus tard, les sociologues historiens de l’enquête mettent au jour la richesse ethnographique des carnets d’enquête (qui avait été occultée) et révèlent aussi la toute-puissance de la norme du questionnaire dans les résul tats de la recherche lors de cette période de renaissance de la sociologie française.
En la matière, il faut aussi insister sur le rôle majeur qu’a joué la statis tique publique française. L’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) et l’Ined (Institut natio nal des études démographiques), créés en 1945, vont contribuer de manière fondamentale à la production, dans la durée, de données socio-économiques de grandes qualités : soit par le biais de la source capitale que constitue le recensement de la population (tous les sept/huit ans) ; soit par l’intermédiaire d’enquêtes par questionnaires, réguliè rement reconduites, fondées sur de gros échantillons représentatifs et portant sur des thèmes spécifiques, qui permettent des comparaisons dans le temps. Notam ment, pour l’Insee, l’enquête « FQP » (« Formation et qualification profession nelle) – à l’élaboration de laquelle des
sociologues ont activement contribué –, mais aussi les enquêtes « Consommation, Logement, Emploi » et, pour les enquêtes conduites à l’INED, « Panel scolarité », « Choix du conjoint », etc. L’Insee va ainsi non seulement devenir un lieu central de débat entre sociologues et statisticiens, mais aussi un lieu de « formation sur le tas » aux grandes enquêtes pour les socio logues, qui seront fortement associés à la production et à la passation de ces grandes enquêtes. Pensons notamment à Christian Baudelot, Alain Chenu, Nicole Tabard, Nicolas Herpin, François Héran et tant d’autres. Le lien est alors établi entre sociologues et administrateurs de l’Insee – comme le montre le travail de refonte des catégories socioprofession nelles (CSP) autour d’Alain Desrosières et Laurent Thévenot –, les seconds ayant pu suivre les cours de Pierre Bourdieu (1962-
1968), puis ceux de Christian Baudelot à l’Ensae (École nationale des statistiques et de l’administration économique). Les années 1960-1970 peuvent ainsi être considérées comme des « grandes années » de collaborations croisées et enrichissantes entre sociologues et sta
tisticiens. La production régulière, de 1973 à 2006, du formidable outil scien tifique que fut Données Sociales 1 en constitue le couronnement, avec le grand colloque « Sociologie et statistique » (1982) et la parution d’un excellent (et historique) numéro spécial de la revue Économie et Statistique, également inti
tulé « Sociologie et statistique 2 ». Enfin, lors des années 1960, le par cours de recherche de Pierre Bourdieu peut apparaître comme exemplaire de la puissance qu’exerce la norme méthodo logique de l’enquête statistique au sein de la discipline. On sait que ce chercheur a effectué ses premières armes scien tifiques comme ethnologue en Algérie (1956-1960), notamment en Kabylie ; on sait aussi qu’il y avait alors noué des relations de travail fortes et durables avec Alain Darbel et Claude Seibel (deux jeunes administrateurs de l’Insee), co auteurs du livre Travail et Travailleurs en Algérie [3], qui l’initièrent concrète ment à l’enquête statistique [9]. Il n’est