L’art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l’art dans une société historique où l’histoire n’est pas encore vécue, est à la fois un art du changement et l’expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au delà de lui. Cet art est forcément d’avant-garde, et il n’est pas. Son avant-garde est sa disparition.
Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l’art moderne. Ils sont, quoique seulement d’une manière relativement consciente, contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l’échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois historiquement liés et en opposition. Dans cette opposition, qui constitue aussi pour chacun la part la plus conséquente et radicale de son apport, apparaît l’insuffisance interne de leur critique, développée par l’un comme par l’autre d’un seul côté. Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art.
La consommation spectaculaire qui conserve l’ancienne culture congelée, y compris la répétition récupérée de ses manifestations négatives, devient ouvertement dans son secteur culturel ce qu’elle est implicitement dans sa totalité : la communication de l’incommunicable. La destruction extrême du langage peut s’y trouver platement reconnue comme une valeur positive officielle, car il s’agit d’afficher une réconciliation avec l’état dominant des choses, dans lequel toute communication est joyeusement proclamée absente. La vérité critique de cette destruction en tant que vie réelle de la poésie et de l’art modernes est évidemment cachée, car le spectacle, qui a la fonction de faire oublier l’histoire dans la culture, applique dans la pseudo-nouveauté de ses moyens modernistes la stratégie même qui le constitue en profondeur. Ainsi peut se donner pour nouvelle une école de néo-littérature, qui simplement admet qu’elle contemple l’écrit pour lui-même. Par ailleurs, à côté de la simple proclamation de la beauté suffisante de la dissolution du communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire – et la plus liée à la pratique répressive de l’organisation générale de la société – cherche à recomposer, par des « travaux d’ensemble », un milieu néo-artistique complexe à partir des éléments décomposés ; notamment dans les recherches d’intégration des débris artistiques ou d’hybrides esthético-techniques dans l’urbanisme. Ceci est la traduction, sur le plan de la pseudo-culture spectaculaire, de ce projet général du capitalisme développé qui vise à ressaisir le travailleur parcellaire comme « personnalité bien intégrée au groupe », tendance décrite par les récents sociologues américains (Riesman, Whyte, etc.). C’est partout le même projet d’une restructuration sans communauté.
La culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. Clark Kerr, un des idéologues les plus avancés de cette tendance, a calculé que le complexe processus de production, distribution et consommation des connaissances, accapare déjà annuellement 29 % du produit national aux États-Unis ; et il prévoit que la culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l’économie, qui fut celui de l’automobile dans sa première moitié, et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle précédent.
L’ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justifications, et se constituer en science générale de la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire.
La pensée de l’organisation sociale de l’apparence est elle-même obscurcie par la sous-communication généralisée qu’elle défend. Elle ne sait pas que le conflit est à l’origine de toutes choses de son monde. Les spécialistes du pouvoir du spectacle, pouvoir absolu à l’intérieur de son système du langage sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience du mépris et de la réussite du mépris ; car ils retrouvent leur mépris confirmé par la connaissance de l’homme méprisable qu’est réellement le spectateur.
Dans la pensée spécialisée du système spectaculaire, s’opère une nouvelle division des tâches, à mesure que le perfectionnement même de ce système pose de nouveaux problèmes : d’un côté la critique spectaculaire du spectacle est entreprise par la sociologie moderne qui étudie la séparation à l’aide des seuls instruments conceptuels et matériels de la séparation ; de l’autre côté l’apologie du spectacle se constitue en pensée de la non-pensée, en oubli attitré de la pratique historique, dans les diverses disciplines où s’enracine le structuralisme. Pourtant, le faux désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de la pure publicité du système sont identiques en tant que pensée soumise.
La sociologie qui a commencé à mettre en discussion, d’abord aux États-Unis, les conditions d’existence entraînées par l’actuel développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données empiriques, ne connaît aucunement la vérité de son propre objet parce qu’elle ne trouve pas en lui-même la critique qui lui est immanente. De sorte que la tendance sincèrement réformiste de cette sociologie ne s’appuie que sur la morale, le bon sens, des appels tout à fait dénués d’à-propos à la mesure, etc. Une telle manière de critiquer, parce qu’elle ne connaît pas le négatif qui est au cœur de son monde, ne fait qu’insister sur la description d’une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l’encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire irrationnelle. Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en oubliant le caractère essentiellement apologétique de ses présuppositions et de sa méthode.
Ceux qui dénoncent l’absurdité ou les périls de l’incitation au gaspillage dans la société de l’abondance économique ne savent pas à quoi sert le gaspillage. Ils condamnent avec ingratitude, au nom de la rationalité économique, les bons gardiens irrationnels sans lesquels le pouvoir de cette rationalité économique s’écroulerait. Et Boorstin par exemple, qui décrit dans L’Image la consommation marchande du spectacle américain, n’atteint jamais le concept de spectacle, parce qu’il croit pouvoir laisser en dehors de cette désastreuse exagération la vie privée, ou la notion d’« honnête marchandise ». Il ne comprend pas que la marchandise elle-même a fait les lois dont l’application « honnête » doit donner aussi bien la réalité distincte de la vie privée que sa reconquête ultérieure par la consommation sociale des images.
Boorstin décrit les excès d’un monde qui nous est devenu étranger, comme des excès étrangers à notre monde. Mais la base « normale » de la vie sociale, à laquelle il se réfère implicitement quand il qualifie le règne superficiel des images, en termes de jugement psychologique et moral, comme le produit de « nos extravagantes prétentions », n’a aucune réalité, ni dans son livre ni dans son époque. C’est parce que la vie humaine réelle dont parle Boorstin est pour lui dans le passé, y compris le passé de la résignation religieuse, qu’il ne peut comprendre toute la profondeur d’une société de l’image. La vérité de cette société n’est rien d’autre que la négation de cette société.
La sociologie, qui croit pouvoir isoler de l’ensemble de la vie sociale une rationalité industrielle fonctionnant à part, peut aller jusqu’à isoler du mouvement industriel global les techniques de reproduction et transmission. C’est ainsi que Boorstin trouve pour cause des résultats qu’il dépeint la malheureuse rencontre, quasiment fortuite, d’un trop grand appareil technique de diffusion des images et d’une trop grande attirance des hommes de notre époque pour le pseudo-sensationnel. Ainsi le spectacle serait dû au fait que l’homme moderne serait trop spectateur. Boorstin ne comprend pas que la prolifération des « pseudo-événements » préfabriqués, qu’il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux-mêmes des événements. C’est parce que l’histoire elle-même hante la société moderne comme un spectre, que l’on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux de la consommation de la vie, pour préserver l’équilibre menacé de l’actuel temps gelé.
L’affirmation de la stabilité définitive d’une courte période de gel du temps historique est la base indéniable, inconsciemment et consciemment proclamée, de l’actuelle tendance à une systématisation structuraliste. Le point de vue où se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui de l’éternelle présence d’un système qui n’a jamais été créé et qui ne finira jamais. Le rêve de la dictature d’une structure préalable inconsciente sur toute praxis sociale a pu être abusivement tiré des modèles de structures élaborés par la linguistique et l’ethnologie (voire l’analyse du fonctionnement du capitalisme), modèles déjà abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce qu’une pensée universitaire de cadres moyens, vite comblés, pensée intégralement enfoncée dans l’éloge émerveillé du système existant, ramène platement toute réalité à l’existence du système.
Comme dans toute science sociale historique, il faut toujours garder en vue, pour la compréhension des catégories « structuralistes » que les catégories expriment des formes d’existence et des conditions d’existence. Tout comme on n’apprécie pas la valeur d’un homme selon la conception qu’il a de lui-même, on ne peut apprécier – et admirer – cette société déterminée en prenant comme indiscutablement véridique le langage qu’elle se parle à elle-même. « On ne peut apprécier de telles époques de transformation selon la conscience qu’en a l’époque ; bien au contraire, on doit expliquer la conscience à l’aide des contradictions de la vie matérielle… » La structure est fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée garantie par l’État, qui pense les conditions présentes de la « communication » spectaculaire comme un absolu. Sa façon d’étudier le code des messages en lui-même n’est que le produit, et la reconnaissance, d’une société où la communication existe sous forme d’une cascade de signaux hiérarchiques. De sorte que ce n’est pas le structuralisme qui sert à prouver la validité transhistorique de la société du spectacle ; c’est au contraire la société du spectacle s’imposant comme réalité massive qui sert à prouver le rêve froid du structuralisme.
Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la défense du système spectaculaire. Car il est évident qu’aucune idée ne peut mener au delà du spectacle existant, mais seulement au delà des idées existantes sur le spectacle. Pour détruire effectivement la société du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force pratique. La théorie critique du spectacle n’est vraie qu’en s’unifiant au courant pratique de la négation dans la société, et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente d’elle-même en développant la critique du spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles, des conditions pratiques de l’oppression actuelle, et dévoile inversement le secret de ce qu’elle peut être. Cette théorie n’attend pas de miracles de la classe ouvrière. Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une tâche de longue haleine. Pour distinguer artificiellement lutte théorique et lutte pratique – car sur la base ici définie, la constitution même et la communication d’une telle théorie ne peut déjà pas se concevoir sans une pratique rigoureuse –, il est sûr que le cheminement obscur et difficile de la théorie critique devra être aussi le lot du mouvement pratique agissant à l’échelle de la société.
La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C’est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l’est dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique historique. Il n’est pas un « degré zéro de l’écriture » mais son renversement. Il n’est pas une négation du style, mais le style de la négation.
Dans son style même, l’exposé de la théorie dialectique est un scandale et une abomination selon les règles du langage dominant, et pour le goût qu’elles ont éduqué, parce que dans l’emploi positif des concepts existants, il inclut du même coup l’intelligence de leur fluidité retrouvée, de leur destruction nécessaire.
Ce style qui contient sa propre critique doit exprimer la domination de la critique présente sur tout son passé. Par lui le mode d’exposition de la théorie dialectique témoigne de l’esprit négatif qui est en elle. « La vérité n’est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l’outil » (Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans laquelle la trace même du mouvement doit être présente, se manifeste par le renversement des relations établies entre les concepts et par le détournement de toutes les acquisitions de la critique antérieure. Le renversement du génitif est cette expression des révolutions historiques, consignée dans la forme de la pensée, qui a été considérée comme le style épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx préconisant, d’après l’usage systématique qu’en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l’emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c’est-à-dire transformées en mensonges. Kierkegaard déjà en a fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation : « Mais nonobstant les tours et détours, comme la confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours par y glisser un petit mot qui n’est pas de toi et qui trouble par le souvenir qu’il réveille » (Miettes philosophiques). C’est l’obligation de la distance envers ce qui a été falsifié en vérité officielle qui détermine cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre : « Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c’était volontaire et que dans une nouvelle suite à cette brochure, si jamais je l’écris, j’ai l’intention de nommer l’objet de son vrai nom et de revêtir le problème d’un costume historique. »
Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l’anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C’est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l’ancien noyau de vérité qu’il ramène. Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente.
Ce qui, dans la formulation théorique, se présente ouvertement comme détourné, en démentant toute autonomie durable de la sphère du théorique exprimé, en y faisant intervenir par cette violence l’action qui dérange et emporte tout ordre existant, rappelle que cette existence du théorique n’est rien en elle-même, et n’a à se connaître qu’avec l’action historique, et la correction historique qui est sa véritable fidélité.
La négation réelle de la culture est seule à en conserver le sens. Elle ne peut plus être culturelle. De la sorte elle est ce qui reste, de quelque manière, au niveau de la culture, quoique dans une acception toute différente.
Dans le langage de la contradiction, la critique de la culture se présente unifiée : en tant qu’elle domine le tout de la culture – sa connaissance comme sa poésie –, et en tant qu’elle ne se sépare plus de la critique de la totalité sociale. C’est cette critique théorique unifiée qui va seule à la rencontre de la pratique sociale unifiée.
IX. l’idéologie matérialisée
« La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu. » Hegel (Phénoménologie de l’Esprit)
L’idéologie est la base de la pensée d’une société de classes, dans le cours conflictuel de l’histoire. Les faits idéologiques n’ont jamais été de simples chimères, mais la conscience déformée des réalités, et en tant que tels des facteurs réels exerçant en retour une réelle action déformante ; d’autant plus la matérialisation de l’idéologie qu’entraîne la réussite concrète de la production économique autonomisée, dans la forme du spectacle, confond pratiquement avec la réalité sociale une idéologie qui a pu retailler tout le réel sur son modèle.
Quand l’idéologie, qui est la volonté abstraite de l’universel, et son illusion, se trouve légitimée par l’abstraction universelle et la dictature effective de l’illusion dans la société moderne, elle n’est plus la lutte volontariste du parcellaire, mais son triomphe. De là, la prétention idéologique acquiert une sorte de plate exactitude positiviste : elle n’est plus un choix historique, mais une évidence. Dans une telle affirmation, les noms particuliers des idéologies se sont évanouis. La part même de travail proprement idéologique au service du système ne se conçoit plus qu’en tant que reconnaissance d’un « socle épistémologique » qui se veut au delà de tout phénomène idéologique. L’idéologie matérialisée est elle-même sans nom, comme elle est sans programme historique énonçable. Ceci revient à dire que l’histoire des idéologies est finie.
L’idéologie, que toute sa logique interne menait vers l’« idéologie totale », au sens de Mannheim, despotisme du fragment qui s’impose comme pseudo-savoir d’un tout figé, vision totalitaire, est maintenant accomplie dans le spectacle immobilisé de la non-histoire. Son accomplissement est aussi sa dissolution dans l’ensemble de la société. Avec la dissolution pratique de cette société doit disparaître l’idéologie, la dernière déraison qui bloque l’accès à la vie historique.
Le spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle. Le spectacle est matériellement « l’expression de la séparation et de l’éloignement entre l’homme et l’homme ». La « nouvelle puissance de la tromperie » qui s’y est concentrée a sa base dans cette production, par laquelle « avec la masse des objets croît... le nouveau domaine des êtres étrangers à qui l’homme est asservi ». C’est le stade suprême d’une expansion qui a retourné le besoin contre la vie. « Le besoin de l’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique, et le seul besoin qu’elle produit » (Manuscrits économico-philosophiques). Le spectacle étend à toute la vie sociale le principe que Hegel, dans la Realphilosophie d’Iéna, conçoit comme celui de l’argent ; c’est « la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même ».
Au contraire du projet résumé dans les Thèses sur Feuerbach (la réalisation de la philosophie dans la praxis qui dépasse l’opposition de l’idéalisme et du matérialisme), le spectacle conserve à la fois, et impose dans le pseudo-concret de son univers, les caractères idéologiques du matérialisme et de l’idéalisme. Le côté contemplatif du vieux matérialisme qui conçoit le monde comme représentation et non comme activité – et qui idéalise finalement la matière – est accompli dans le spectacle, où des choses concrètes sont automatiquement maîtresses de la vie sociale. Réciproquement, l’activité rêvée de l’idéalisme s’accomplit également dans le spectacle, par la médiation technique de signes et de signaux – qui finalement matérialisent un idéal abstrait.
Le parallélisme entre l’idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de matérialisation de l’idéologie. Ce que l’idéologie était déjà, la société l’est devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l’accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ; qu’il faut comprendre comme une organisation systématique de la « défaillance de la faculté de rencontre », et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre, l’« illusion de la rencontre ». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde.
« Dans les tableaux cliniques de la schizophrénie, dit Gabel, décadence de la dialectique de la totalité (avec comme forme extrême la dissociation) et décadence de la dialectique du devenir (avec comme forme extrême la catatonie) semblent bien solidaires. » La conscience spectatrice, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son étendue, est son « signe du miroir ». Ici se met en scène la fausse sortie d’un autisme généralisé.
Le spectacle, qui est l’effacement des limites du moi et du monde par l’écrasement du moi qu’assiège la présence-absence du monde, est également l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence. Celui qui subit passivement son sort quotidiennement étranger est donc poussé vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en recourant à des techniques magiques. La reconnaissance et la consommation des marchandises sont au centre de cette pseudo-réponse à une communication sans réponse. Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. Selon les termes que Gabel applique à un niveau pathologique tout autre, « le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d’être en marge de l’existence ».
Si la logique de la fausse conscience ne peut se connaître elle-même véridiquement, la recherche de la vérité critique sur le spectacle doit aussi être une critique vraie. Il lui faut lutter pratiquement parmi les ennemis irréconciliables du spectacle, et admettre d’être absente là où ils sont absents. Ce sont les lois de la pensée dominante, le point de vue exclusif de l’actualité, que reconnaît la volonté abstraite de l’efficacité immédiate, quand elle se jette vers les compromissions du réformisme ou de l’action commune de débris pseudo-révolutionnaires. Par là le délire s’est reconstitué dans la position même qui prétend le combattre. Au contraire, la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre.
S’émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l’auto-émancipation de notre époque. Cette « mission historique d’instaurer la vérité dans le monde », ni l’individu isolé, ni la foule atomisée soumise aux manipulations ne peuvent l’accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable d’être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les individus sont « directement liés à l’histoire universelle » ; là seulement où le dialogue s’est armé pour faire vaincre ses propres conditions.
FIN
GUY DEBORD CE KHEY
Y'a tout un livre là ? Je vais sauvegarder pour plus tard ça peut être bien
C'est un peu obscurantiste mais j'aime bien
Le 24 mai 2021 à 04:11:18 :
Y'a tout un livre là ? Je vais sauvegarder pour plus tard ça peut être bien
La société du spectacle à lire absolument
Redpill hyper intense cependant pas pour rien que l'auteur s'est suicidé
Le 24 mai 2021 à 04:08:35 :
GUY DEBORD CE KHEYhttps://image.noelshack.com/fichiers/2021/21/1/1621818699-1559330157-640-134-removebg.png
https://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Debord
https://fr.wikipedia.org/wiki/Isidore_Isou
C'est à cette période qu'il rencontre Isidore Isou et les lettristes (Maurice Lemaître, Gil J Wolman, Jean-Louis Brau, Marc'O…), rencontres décisives qui marquent le fondement de ses engagements futurs.
ISIDORE ISOU
HASARD OU REALITE SCIENTIFIQUE ?
La société du spectacle c'est Guy Debord, il faudrait lire quelque livres hein voilà.
Sa pensée est spéculative, le fonctionnement est presque réductible à la fonction, en étant presque toujours itérative. Il a beau jeu de la marier à la logique hégélienne, en un seul mouvement inter-déductif d'ensemble, cela ne la rend pas beaucoup plus opérante.
Mais il y a beaucoup à apprendre d'un point de vue purement intellectuel de ses écrits.
Le 25 mai 2021 à 08:59:14 :
Sa pensée est spéculative, le fonctionnement est presque réductible à la fonction, en étant presque toujours itérative. Il a beau jeu de la marier à la logique hégélienne, en un seul mouvement inter-déductif d'ensemble, cela ne la rend pas beaucoup plus opérante.
Mais il y a beaucoup à apprendre d'un point de vue purement intellectuel de ses écrits.
Enfin un post à la hauteur.
Oui en effet, je n'aime pas non plus cette manie hegelienne d'hypertrophier l'efficience des idées abstraites.
bordel la boucle des hegeliano-marxistes