«À leur âge, on bossait comme des fous, toute la nuit parfois» : pourquoi les salariés de la Gen Z épuisent leurs managers... jusqu’à se faire virer
Sofiane Zaizoune
Aux États-Unis, un nombre croissant de salariés de la Gen Z sont renvoyés après quelques mois seulement, par des cadres épuisés et agacés. En France aussi, le fossé semble parfois se creuser et les incompréhensions, se multiplier.
Seraient-ils donc si peu professionnels, ces vingtenaires ? Sur les réseaux sociaux, on ne dénombre plus les vidéos qui tournent en dérision leur légèreté - une salariée se faisant les ongles en pleine journée, une autre participant à une visioconférence depuis une cabine de bronzage... «Un stagiaire m’a déjà lancé «wesh alors ?» en guise de bonjour, glisse Judith (1), 36 ans, cadre dans une entreprise de communication parisienne. Je suis restée interdite, sans pouvoir répondre. Une autre s’est plainte, de façon assez vulgaire, de la localisation des W.-C., trop peu discrète à son goût. Plusieurs jeunes m’ont ainsi donné le sentiment de ne pas avoir les codes.»
Judith n’est pas la seule à partager ce sentiment. D’autres managers ou dirigeants, interrogés pour cet article, semblent parfois confus, voire démunis, face à de jeunes salariés fraîchement diplômés aux habitudes bien différentes des leurs. 86% des dirigeants d'entreprise perçoivent ainsi la Gen Z - soit la génération née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 - comme différente de leurs aînés, selon une étude Ipsos pour l'école d'ingénieur CESI. Dans le détail, plus d’un employeur sur deux juge les salariés de moins de 30 ans moins investis au travail et moins respectueux de la hiérarchie. Pire : pour 72 % des sondés, les vingtenaires se montrent moins fidèles envers l’entreprise.
L’heure, c’est l’heure
«On a l’impression que le monde tourne autour d’eux, soupire ainsi Maxime (1), manager dans le design de 35 ans. Ils pensent avoir un très haut niveau d’expérience, qui justifierait d’en demander toujours plus.» «Eux», ce sont ses collègues, dont il a été promu chef il y a un an, principalement des chefs de projet âgés de 22 à 27 ans environ, et dont c’est là le premier ou le second poste. «Ils font leur job pour le faire et rien de plus, sans motivation ni volonté de s’approprier leur poste, poursuit-il. Et ça se ressent : il n’y a jamais de valeur ajoutée à leur travail.»
Des horaires respectés à la minute près, une absence presque totale d’initiatives, une certaine tendance à le charger, lui, de leurs propres responsabilités... Sans animosité, et tout en reconnaissant que leur bas salaire ne les encourage sans doute pas à se dépasser, Maxime énumère les signes, selon lui, d’un manque d’investissement mais aussi de solidarité entre collègues. «Si je n’énonce pas à haute voix une tâche pourtant évidente, elle ne sera pas faite, poursuit-il. Lorsque je suis mécontent aussi, je dois le montrer, clairement, ce qui m’a valu regards noirs et messes basses. Je me retrouve donc à prendre énormément de pincettes pour ne pas devenir ce méchant chef détesté par son équipe.»
Nouvelle donne ?
Que se passe-t-il donc sur le terrain mouvant des open spaces ? Une redéfinition généralisée des priorités et des lignes rouges, des attentes et des désillusions. Un mélange de phénomènes complexes, surtout, qui agitent le débat public. Depuis la pandémie de Covid-19, on voit se multiplier enquêtes d’opinion, études sociologiques, tribunes et essais. Tout comme les concepts anglo-saxons souvent flous et rarement adaptés à la réalité française du travail. Quiet quitting, grande démission, « lazy girl jobs », «épidémie de flemme», quête de sens qui serait devenue la nouvelle étoile polaire...
D’autres, à l’inverse, saluent une vie professionnelle remise à sa juste place, après des années d’intensification du travail , de multiplication des processet d’ un contrôle devenu quasi permanent à force de tableaux Excel. Et les jeunes, dans tout ça ? Ils s’avèrent plus nombreux que l’ensemble de la population active à qualifier leur travail de plaisir (43 % contre 34 %) ou de source de fierté (38 % contre 30 %), selon un sondage de l’Ifop. Ce qui ne les empêche pas, dans des proportions tout aussi significatives, d’associer le travail à la routine (48% des sondés) ou à une contrainte (21%).
Aux États-Unis, le fossé se creuse
D’où, peut-être, une volonté de tirer du salariat le plus d’avantages possibles. Y compris au-delà de leur métier en tant que tel. «À l’ouverture de notre bureau new-yorkais, j’ai fait un discours que je trouvais super, inspirant et puissant, avant de laisser la parole à nos jeunes nouvelles recrues. Leur première question ? Si j’avais l’intention de financer un club de basket au sein de la boîte», s’étonne, râleur, le patron d’un grand média - qui a, depuis, fermé ses bureaux américains. Aux États-Unis, justement, le fossé générationnel semble tel que de nombreuses entreprises se délestent de leurs salariés de moins de 30 ans. En septembre dernier, intelligent.com, plateforme dédiée aux étudiants, a interrogé 966 sociétés sur leurs récentes embauches de jeunes diplômés. Résultat ? 75 % d’entre elles les ont jugés insatisfaisants et 6 entreprises sur 10 ont licencié leurs salariés fraîchement sortis de l’université. Les patrons interrogés pointent une incapacité à gérer la charge de travail et un manque de professionnalisme. Si bien que 9 managers sur 10 estiment que les jeunes diplômés devraient suivre une formation à l’étiquette professionnelle avant de rejoindre le monde du travail.
En France, les managers pensent peu ou prou la même chose que leurs confrères américains, comme le révèle une vaste étude menée par la fondation Terra Nova et l'Association pour l'emploi des cadres (Apec). Sans que cela se traduise par une hausse significative des licenciements ou des démissions, selon la Dares, l’organe statistique du ministère du Travail. Tout juste sait-on que le premier trimestre 2024 a vu une légère hausse des licenciements et que les moins de 30 ans ont subi une explosion de licenciements économiques lors des premiers confinements et de la crise économique qu’ils ont entraînée.
Des codes qui se perdent
Plus qu’une grande bascule, on assiste donc peut-être à des codes en pleine évolution. Qui viennent, au passage, questionner le rapport de chacun au travail et à la façon dont il le fait. Au-delà de simples caprices d’une génération souvent caricaturée comme immature, les plaintes de certains jeunes salariés cachent peut-être leur aspiration à d’autres façons de faire ou de nouer des liens avec leurs collègues. Sur le fond, bien des études battent en brèche les clichés qui leur collent à la peau. Ainsi une enquête de la fondation Terra Nova et de l’Apec, aux conclusions sans appel : les jeunes aiment travailler, quitte à en faire plus si besoin, et se disent aussi attachés à leur entreprise qu’enclins à suivre les décisions de leur hiérarchie.
En revanche, et c’est peut-être là que le fossé se creuse, un travail intéressant à leurs yeux passe avant tout par une diversité de tâches et de missions, plus que par le sentiment d’être utile ou autonome. Plus vite lassée, la Gen Z semble moins aspirer à une routine confortable qu’à une stimulation permanente. Sans oublier que la deuxième chose la plus importante à leurs yeux, avant la sécurité de l’emploi, consiste en un bon équilibre entre vie privée et professionnelle. Jusqu’à, parfois, pousser le curseur trop loin ? «Je ne crois pas, répond Vincent, 39 ans, directeur d’une agence de communication. À leur âge, on bossait comme des fous, toute la nuit parfois, sans se poser de questions. Eux osent la ramener, partir plus tôt si besoin, refusent le présentéisme. Et c’est une bonne chose ! Tout ce qui compte, c’est que le travail soit fait.» Et, peut-être, que chacun ait le temps de vivre, loin du bureau. Après tout, d’autres pays semblent bien y parvenir.
(1) Les prénoms ont été changés.