radioparis
2023-06-05 22:43:10
États-Unis : la chute de « l'empire woke » ?
S'il est trop tôt pour affirmer que la culture woke va disparaître un jour, force est de constater que le terme est devenu péjoratif et que ce mouvement bat de l'aile outre-Atlantique, analyse l'essayiste*.
Tetreau, Edouard
Pour qui a récemment voyagé aux États-Unis, d'ouest en est, quelque chose du registre de la perte de repères moraux, économiques et politiques semble s'y exprimer. À San Francisco, l'emblématique Silicon Valley Bank, finançant la moitié des start-up de la Silicon Valley, s'est ainsi effondrée comme un château de cartes : elle investissait des dizaines de millions de dollars dans des causes sociétales, grâce à une « chief diversity officer » omniprésente; mais ne jugeait pas utile d'avoir un directeur du contrôle des risques, dans les huit mois précédant sa chute. Cette semaine, les républicains tentent de se refaire une virginité, si l'on peut dire, grâce à une ancienne cover-girl de Playboy. Non, pas Marlène Schiappa : mais l'actrice pornographique Stormy Daniels, grassement rémunérée par Donald Trump pour faire silence sur leurs ébats peu électoraux. Les républicains sont outragés que l'on s'en prenne ainsi à leur héros.
L'Amérique n'est pas la seule à perdre ses repères dans le monde d'aujourd'hui : après tout, en France, le très lointain successeur du général de Gaulle donne des entretiens à Pif Gadgettandis que 1 093 sapeurs-pompiers, gendarmes et policiers souffrent de blessures provoquées par l'extrême gauche, et par sa gestion politique étrange du pays. Mais aux États-Unis, la perte de repères est à la hauteur de la première puissance mondiale : colossale. Elle pourrait déboucher sur le meilleur.
À Chicago, la ville aux 700 morts annuels par armes à feu, un certain extrémisme politique est en train de s'éteindre. Lori Lightfoot, figure emblématique de la gauche radicale, première maire lesbienne noire d'une grande ville aux États-Unis, a été éconduite au bout d'un seul mandat : une première en quarante ans. Ses méthodes ostracisantes (exclure les journalistes hommes blancs de ses interviews) et son désintérêt pour les affaires concrètes (économie, sécurité) ont précipité sa défaite. À Chicago comme ailleurs, les gens veulent que l'on s'occupe d'eux plutôt que des symboles.
À New York aussi, un vent nouveau se lève : celui du cannabis... enfin du CBD. Les rues d'une ville synonyme de culture du travail, d'initiative et de puissance, empestent une odeur de résine artificielle nauséabonde, particulièrement à l'heure de sortie des écoles. Les tenants en Europe de la dépénalisation du cannabis pourront utilement contempler les effets de leurs préconisations. La ville compte désormais 1 400 « smoke shops » , soit sept fois plus que de Starbucks : des adolescents hagards à la sortie des cours, la multiplication des sans-abri et paumés aux comportements erratiques sont dignes d'un mauvais film de zombies. Conséquence : la désertification spectaculaire des bureaux; et celle des quartiers résidentiels. Près de 200 000 New-Yorkais ont quitté leur ville pour la Floride ces trois dernières années, pour respirer un air autrement moins chargé - et moins taxé. Celui de l'État de Ron DeSantis, le Républicain qui monte, sur un agenda très simple : tourner le dos à la ligne incarnée par les grandes municipalités démocrates (New York, Chicago, San Francisco), qui centrent leur agenda sur la promotion des minorités et de la théorie du genre, une approche libertaire de la vie en société (dépénalisation des drogues) en oubliant les sujets prioritaires pour le plus grand nombre, à savoir l'économie ; la sécurité ; les familles. Et particulièrement la condition des femmes et la protection de l'enfance, aujourd'hui mises à mal par des initiatives étranges (« drag shows » dans les écoles ; déclassement des femmes dans les compétitions sportives ouvertes aux personnes transgenres). La révolte des parents, face aux théories du genre omniprésentes dans les salles de classe, a notamment abouti à la destitution de trois « boards » (équivalents d'un rectorat) à San Francisco l'an dernier.
Il est trop tôt pour affirmer que la culture woke va disparaître du jour au lendemain. Mais, au-delà de ces réalités économiques, urbaines et sociales, le registre du langage apporte aussi un éclairage nouveau. Hier, l'adjectif woke impressionnait. Il était synonyme de modernité, de nouveauté ; il conférait une certaine autorité morale, aussi. Le woke avait pour lui la légitimité universitaire, intellectuelle. Aujourd'hui, le terme est péjoratif. On se moque du « Wokistan » et du woke dans les émissions à très grande écoute. Le souci woke des « micro-agressions » ne fait pas le poids face aux vraies inquiétudes et macro-agressions du monde aujourd'hui - qu'il s'agisse de l'inflation, de la guerre en Ukraine, des armes à feu, ou du déploiement à grande vitesse de l'intelligence artificielle dans le monde du travail. Joe Biden l'a compris, en laissant l'extrême gauche de son parti dériver seule, et en affichant notamment dans son discours de l'État de l'union un soutien financier sans faille à la police, moins de trois ans après la mort atroce de George Floyd.
En somme, confronté aux réalités concrètes des familles, le woke bat de l'aile aux États-Unis aujourd'hui. La traduction politique de cette évolution a démarré en Europe, en Grande-Bretagne, en Italie, en Suède, en Autriche et dans les pays de l'Est. La France fera-t-elle longtemps exception ? -
- Dernier ouvrage paru : « Les États généraux » (L'Observatoire, 2020).
« Le souci woke des « micro-agressions » ne fait pas le poids face aux vraies inquiétudes et macro-agressions du monde aujourd'hui