Le 10 avril 2023 à 11:30:26 :
Issou l'europe
Ce monde limité et dont le nombre des connexions qui en rattachent les parties ne cesse de croître, est aussi un monde qui s’équipe de plus en plus. L’Europe a fondé la science. La science a transformé la vie et multiplié la puissance de ceux qui la possédaient. Mais par sa nature même, elle est essentiellement transmissible ; elle se résout nécessairement en méthodes et en recettes universelles. Les moyens qu’elle donne aux uns, tous les autres les peuvent acquérir.
Ce n’est pas tout. Ces moyens accroissent la production, et non seulement en quantité. Aux objets traditionnels du commerce viennent s’adjoindre une foule d’objets nouveaux dont le désir et le besoin se créent par contagion ou imitation. On arrive bientôt à exiger de peuples moins avancés qu’ils acquièrent ce qu’il leur faut de connaissances pour devenir amateurs et acheteurs de ces nouveautés. Parmi elles, les armes les plus récentes. L’usage qu’on en fait contre eux les contraint d’ailleurs à s’en procurer. Ils n’y trouvent aucune peine ; on se bat pour leur en fournir ; on se dispute l’avantage de leur prêter l’argent dont ils les paieront.
Ainsi l’inégalité artificielle de forces sur laquelle se fondait depuis trois siècles la prédominance européenne tend à s’évanouir rapidement. L’inégalité fondée sur les caractères statistiques bruts tend à reparaître.
L’Asie est environ quatre fois plus vaste que l’Europe. La superficie du continent américain est légèrement inférieure à celle de l’Asie. La population de la Chine est à soi seule au moins égale à celle de l’Europe ; celle du Japon supérieure à celle de l’Allemagne.
Or, la politique européenne locale, dominant et rendant absurde la politique européenne universalisée, a conduit les Européens concurrents à exporter les procédés et les engins qui faisaient de l’Europe la suzeraine du monde. Les Européens se sont disputé le profit de déniaiser, d’instruire et d’armer des peuples immenses, immobilisés dans leurs traditions, et qui ne demandaient qu’à demeurer dans leur état.
De même que la diffusion de la culture dans un peuple y rend peu à peu impossible la conservation des castes, et de même que les possibilités d’enrichissement rapide de toute personne par le commerce et l’industrie ont rendu illusoire et caduque toute hiérarchie sociale stable, - ainsi en sera-t-il de l’inégalité fondée sur le pouvoir technique.
Il n’y aura rien eu de plus sot dans toute l’histoire que la concurrence européenne en matière politique et économique, comparée, combinée et confrontée avec l’unité et l’alliance européenne en matière scientifique. Pendant que les efforts des meilleures têtes de l’Europe constituaient un capital immense de savoir utilisable, la tradition naïve de la politique historique de convoitise et d’arrière-pensées se poursuivait, et cet esprit de Petits-Européens livrait, par une sorte de trahison, à ceux mêmes qu’on entendait dominer, les méthodes et les instruments de puissance. La lutte pour des concessions ou pour des emprunts, pour introduire des machines ou des praticiens, pour créer des écoles ou des arsenaux, - lutte qui n’est autre chose que le transport à longue distance des dissensions occidentales, - entraîne fatalement le retour de l’Europe au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée. L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée. Il est inutile de se représenter des événements violents, de gigantesques guerres, des interventions à la Témoudjine, comme conséquences de cette conduite puérile et désordonnée. Il suffit d’imaginer le pire.
Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins en Asie, deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931
La qualité> La Quantité.https://image.noelshack.com/fichiers/2022/20/1/1652724948-selection-lunettes-rouges.png