DixLeurres
2022-06-29 00:12:35
J’ai découvert « Drive » sur le board /tv/ de 4chan. J’avais 14 ans et je passais une bonne partie de mon temps sur cette section, déjà parce que le shitposting y était plus intéressant et drôle qu’ailleurs mais aussi parce que ça me permettait de découvrir des films et des séries. À cette époque, le film jouissait d’une hype pour son prix de la mise en scène à Cannes mais aussi parce que ceux qui avaient eu la chance de le voir l’encensaient avec ferveur et hargne. Quand une version « screener » du film a fuité, beaucoup sur le board se sont empressé de le voir et rapidement, le film a pris une tournure « memesque ».
Je suis allé le voir au cinéma. Je traversais une période assez embarrassante, une crise d’adolescence mêlée à des questionnements existentiels saupoudrés de nihilisme simpliste. Ce film fut électrochoc. Durant les six mois qui suivirent le visionnage, je me suis à adopter la personnalité du protagoniste. Croyez-le ou non, ça plaisait beaucoup aux filles.
C’est par le protagoniste, justement, que l’œuvre dévoile sa subtilité et sa finesse.
« Drive » est un film réflexif sur le cinéma. Le héros, le « Driver », incarne à la fois le cinéphile et le mythe cinématographique et tout le récit consiste à l’accompagner dans sa transformation décisive, celle qui fera de lui « un véritable héros ».
https://youtu.be/-DSVDcw6iW8
Le « Driver » est un homme plongé dans l’hyperréalité hollywoodienne. Son apparence est codifiée de sorte à évoquer des figures du cinéma d’action américain et hong-kongais : Steve McQueen dans « Bullitt », Barry Newman dans « The Vanishing Point », Chow Yun-Fat dans « A Better Tomorrow » etc. Son mode de vie est jumelé entre la vérité du crime qui fascine depuis longtemps le 7eme Art et les artifices de l’industrie audiovisuelle; il est chauffeur pour des braqueurs la nuit et cascadeur le jour. Il est donc initialement placé dans une situation d’ambiguïté; en prenant part à la création des films, il ne peut jamais transcender vraiment le réel pour devenir le mythe qu’il souhaite incarner.
L’apparition de Irene fait basculer les fondations du film. D’abord structuré autour des caractéristiques du thriller, l’œuvre bifurque vers une sorte de comédie romantique. À ce titre, Refn avouera avoir été inspiré par « Pretty Woman ». Ce dernier dévoile les failles de son héros : son impassibilité n’est pas un stoïcisme mais une carapace pour occulter son hypersensibilité. Chaque regard qu’il échange avec Irene est à la fois chargé d’érotisme et de candeur, d’amour et de délicatesse.
Le film se plaît à jouer avec nos attentes. Les personnages semblent tous être des clichés au premier abord avant que leurs gestes, leurs déclarations, les actes ne trahissent des singularités qui les rendent tout à fait humains. Standard, le mari d’Irene, n’est pas un c*nnard violent ou un délinquant irrécupérable, c’est un père de famille qui cherche une rédemption qu’il ne trouvera jamais. Bernie Rose n’est pas juste l’antagoniste placé dans l’intrigue comme obstacle, il est lui-même emporté malgré dans une situation qui fera ressurgir tout le mal qu’il espérait refouler. Nino n’est pas qu’un « trou de cul agressif » comme le décrit Bernie mais un gangster sur la fin, lassé du mépris et de l’antisémitisme qu’il essuie de la part de ses boss italo-américains.
Pourtant, malgré leurs nuances et leurs complexités, aucun de ces personnages ne parvient à dépasser sa condition. Aucun si ce n’est le « Driver ».
En acceptant son rôle moral, en choisissant l’honneur et le sacrifice, il incarne alors le mythe qu’il avait tenté d’écrire pour lui-même. De fait, il n’est pas si différent d’un Don Quichotte. Fasciné par l’héroïsme, c’est en allant au bout de son imaginaire, en se confrontant aux limites concrètes de la situation dans laquelle il est placé, qu’il rend le réel malléable. Et la grammaire du film se soumet entièrement à lui.
Quand il retourne sur le tournage pour lequel il avait dû faire des cascades et qu’il récupère le masque qu’il avait utilisé au début du film, il emploie un artifice du cinéma pour l’intégrer au cinéma en tant qu’objet au sein du mythe cinématographique. Son masque lui permet de faire dévier le métrage — qui oscillait jusqu’à présent entre le film d’action, de braquage et la comédie romantique — vers le genre de l’horreur.
La fable de la grenouille et du scorpion prend alors son sens. Le « Driver » n’est pas condamné à être une grenouille, il n’est pas condamné à être un scorpion, il peut changer sa propre nature et ressortir victorieux et héroïque de ce qui semblait être une tragédie. C’est pour cela qu’il parvient à redémarrer malgré le coup de couteau que lui infligea Bernie. Il poursuit la route qu’il se crée. Parce qu’il est devenu celui qu’il est : « a real human being and a real hero ».